Chapitre 3

La lumière intense du foyer fracturait la noirceur de la nuit. Des bourrasques de vent attisèrent le feu libérant des nuées de papillons mortels, cendres brûlantes et irrespirables.

Posté à bonne distance du brasier, les pieds joints et les mains dans le dos, Grégoire suffoquait de chaleur dans sa bure laineuse. L'atmosphère chargée d'une dense fumée noire lui garrota les narines et embua ses yeux.

Malgré l'inconfort manifeste de sa posture, il n'esquissa pas le moindre mouvement. Depuis la prononciation de ses vœux, honorer les morts était un devoir auquel il s'était résolu, quelles que soient les circonstances.

Devant lui l'amas de dépouilles se consumait avec une facilité déconcertante. Chair et os s'étaient substitués aux traditionnels fagots de bois. La fournaise semblaient s'en repaître avec régal.

D'abord réticentes, les religieuses avaient finalement consenti à embraser les cadavres au prix de maintes persuasions. Grégoire avait eu raison de leur volonté et les avait menée vers cette purification. Dieu n'apprécierait peut-être pas ce choix mais la puanteur insoutenable qui se répandait depuis des jours dans les ruelles, exhalaisons acides et piquantes des corps en décomposition, révulsait jusqu'aux plus aguerris.

Il régnait dans la ville un véritable chaos. La peste et ses innombrables morts avaient entrainé une exode massive de la population. Ceux qui ne pouvaient pas partir, les plus démunis, se sont retrouvés affamés en raison de l'arrêt brutal du commerce. Les marchands n'osaient pas franchir les portes de la cité tandis que les paysans des alentours s'étaient claquemurés dans leurs fermes.

C'était sans compter sur la double désertion de l'Évêque et du Comte de la ville, figures de puissance et d'autorité. Le premier se terrait en rase campagne dans un bourg isolé et ne donnait pas signe de vie. Le second, un certain Gaiso, s'en était allé chez un cousin à dos de cheval laissant femme et enfants.

Tours s'était retrouvée livrée à elle-même. Grégoire avait donc décidé de rester pour remettre de l'ordre. Un travail laborieux l'attendait à présent.

- Mon Père ? osa une voix féminine à son encontre.

A cette heure avancée de la nuit, Grégoire aspirait à de la tranquillité. Contrarié d'être dérangé pendant son recueillement, il inspira profondément avant de répondre de façon laconique.

- Je vous écoute ma Sœur...

- Votre émissaire vient d'arriver.

Soudain, un craquement sourd se fit entendre au centre du brasier et l'ensemble de la structure, haute de vingt pieds, s'affaissa. Avivées par cette effervescence, les flammes s'étirèrent brusquement en libérant des débris rougeoyants et en fracassant l'air d'un crépitement fougueux.

- Voilà une nouvelle réjouissante. Faites le venir à moi.

- Tout... tout de suite ? questionna-t-elle étonnée. Le voyage a été long, un peu de repos...

- Votre nom, ma Sœur ? l'interrompit-il sèchement.

- Sœur Isabeau, mon Père.

- Si vous ne souhaitez pas être relayée aux ablutions des mourants, je vous recommande fortement de ne plus jamais questionner mon autorité !

Le ton était sans appel, Sœur Isabeau fila à toute allure tandis que les ronflements du feu peinaient à retrouver un rythme lent et régulier.

- Elle retiendra la leçon, à n'en pas douter !

Grégoire connaissait bien ce timbre si particulier. Faisant une entorse à ses propres principes, il se détourna du feu pour saluer son jeune ami. Campé nonchalamment sur une corniche, les jambes dans le vide, le nouveau venu inclina respectueusement la tête en retour.

Ses cheveux d'un blond vénitien étaient parsemés de grosses boucles enchevêtrées les unes aux autres dont les extrémités chatouillaient le lobe de ses oreilles. Deux épais sourcils tirant sur le châtain couronnaient son regard céruléen.

- Je ne vous attendais pas de sitôt, Yolas, rétorqua-t-il sans le moindre reproche.

Une moue rieuse orna les lèvres du jeune homme puis disparut instantanément. Malgré l'étroitesse de son perchoir, il s'allongea sur le dos et tortilla une cordelette usée entre ses doigts.

- Votre état ne s'améliore pas, Grégoire ! Le remède que je vous ai confectionné ne fait plus effet ?

Le prêtre appréciait ce franc-parler.

- Rien ne pourra me guérir. Vous le savez pertinemment, souffla-t-il.

- Vous guérir, non. Mais vous soulagez reste dans mes cordes.

- Je ne vous ai pas sollicité pour vous occupez de moi, mon ami.

- En quoi puis-je vous servir alors ? Votre missive faisait état d'impérieuses préoccupations.

- Impérieuses, oui... Une étrange épidémie se répand plus à l'est.

- Aux dernières nouvelles l'Austrasie se porte très bien, rétorqua Yolas.

- Nous nous connaissons depuis plusieurs années. Assez pour savoir que je ne vous ferai pas quérir sans raison. L'heure est venue pour nous, mon jeune fidèle, d'accomplir ce à quoi nous sommes destinés.

Reportant son regard sur le bouillonnement des corps, véritables torches humaines, Grégoire lui relata la mort de Bélérane dans les moindres détails ainsi que les maigres éléments qu'ils avaient réunis par la suite. Au fur et à mesure de l'avancé du récit, Yolas afficha une mine de plus en plus défaite révélant son saisissement.

Bientôt il rejoignit son ami et se posta face à lui, déterminé.

- Qu'attendez-vous de moi ?

- Vous irez en Austrasie, au royaume de Sigebert. User de tous les moyens nécessaires pour vous enquérir de la mort de Bélérane.

- Tous les moyens ? Ai-je votre permission ? demanda-t-il légèrement perplexe.

- En cas de nécessité. L'absolution vous sera accordée à votre retour.

Grégoire ne connaissait que trop bien l'art obscur de son fidèle. Une disposition naturelle du jeune homme pour parvenir à ses fins et qui servait bien ses intérêts.

- Un repas chaud et une bourse vous seront remis par Mère Adélaïde avant votre départ.

- La bourse me sera utile. Pour le reste, rassurez-vous, c'est mon affaire...

Alors que Yolas se mettait déjà en route, Grégoire bredouilla légèrement embarrassé :

- So...Soyez prudent. Mes rêves sont obscurs ces derniers temps et je crains pour vous.

Rares furent les moments où le prêtre lui avait témoigné de l'affection.

- Votre sollicitude m'honore. Je ne vous ferai pas défaut.

Son regard acier était empreint d'une ténacité surprenante pour son jeune âge. Quinze ou seize ans peut-être, Grégoire ne l'avait jamais vraiment su. Le garçon n'avait pas beaucoup changé depuis cette nuit qui les avait liée d'amitié. Il conservait une apparence juvénile laissant à penser que le temps n'avait aucune emprise sur lui.

L'image de leur première rencontre restait profondément gravée en lui. A cette époque, Grégoire chevauchait en direction de Clermont-Ferrand quand un orage foudroyant l'avait contraint à  stopper son voyage. A travers le rideau de pluie qui se déversait sur lui, il avait discerné une petite chapelle en contre bas de la route principale. Le lieu paraissait désert et la porte principale avait été verrouillée de l'extérieur. En pénétrant dans le bâtiment suivi de son cheval, Grégoire avait été surpris de découvrir un jeune homme agenouillé au pied de la croix les mains jointes sur le front. L'inconnu s'était tourné vers lui interrompant sa prière. Il s'agissait de Yolas. Ce visage d'une beauté angélique l'avait durablement marqué et, pendant un court instant, il avait cru à une apparition divine. La grâce du Seigneur lui avait été accordé à sa naissance cela ne faisait aucun doute.

Quand l'aube pointa sur le fil de l'horizon, Grégoire acheva sa garde, Yolas était déjà loin. Les douleurs s'étaient faites discrètes dans ses jambes pour mieux revenir. Avant d'être soumis à cette torture quotidienne, il déclara solennellement en direction de la voûte céleste :

- Voici que mon œuvre débute, Seigneur !

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