Chapitre 1

Agenouillé devant le tombeau de Saint-Martin, Grégoire priait avec ferveur. Jadis, les liturgies sacrées faisaient vibrer l'ensemble de la basilique mais l'incendie survenu plusieurs années auparavant avait gravement abîmé la bâtisse. Des hommes se relayaient tant bien que mal, au gré des saisons, pour qu'elle recouvre sa grandeur passée. Depuis plusieurs lunes, les vaillants étaient rares et peu d'entre eux avait bravé la peste pour réclamer salaire.

L'air empestait la poussière et Grégoire ne cessait de se racler la gorge en toussant. Au milieu des débris de tuffeau, il s'adressait à Dieu l'implorant pour sa miséricorde. Il grattait régulièrement l'angle brisé de la pierre tombale avec ses ongles pour en extraire la poussière de marbre qu'il léchait avec avidité. Dissoute dans la salive, il aimait à croire que la poudre âpre allait lui redonner force et vitalité. Du bout de ses doigts meurtris, il caressa les étoffes qui recouvraient le tombeau afin d'en accueillir la grâce.

Il n'y avait qu'ici, dans ce lieu, qu'il atteignait une parfaite sérénité d'esprit. Malgré la distance, il y revenait encore et encore pour apaiser son âme. Au delà de cet espace clos, les songes revenaient sans cesse le hanter jour et nuit. Des songes d'une noirceur sans égale qui lui révélaient l'avenir. En tout cas, c'est ainsi qu'il les interprétait, comme un signe de Dieu bien plus digne de foi que les réponses de tous les devins.

Au bout de quelques heures, il sentit de terribles douleurs le reprendre, une maladie vicieuse qui le suivait depuis sa plus tendre enfance. Toujours les mêmes symptômes : une chaleur progressive dans les articulations qui se transformait en véritable brasier. Ses genoux étaient déjà extrêmement déformés et il devait s'aider d'une canne pour marcher. Il allait bientôt souffler son vingt cinquième anniversaire mais sa dégradation physique était telle que ce serait peut être le dernier.

Des bruits de pas résonnèrent dans son dos. Il acheva sa prière d'un bref amen et se releva péniblement pour accueillir Mère Adélaïde. La veille femme avait atteint l'honorable âge de quatre-vingt-dix ans et avait toujours fait preuve d'une vigueur déconcertante. C'était la première fois que son visage était marqué par des cernes bleutés laissant supposer des nuits sans sommeil.

- Grégoire, que Dieu nous vienne en aide, annonça-t-elle avec une triste mine, la voix éraillée par le temps. Plusieurs malheureux ne passeront pas la nuit. Votre présence dans notre ville, en ces temps difficiles, est une bénédiction.

Grégoire acquiesça sans un mot. Tout au long de son pèlerinage depuis Lyon, il avait vu les ravages de la maladie. La peste de Justinien n'épargnait personne et son ampleur était sans limites. Le mal était envoyé par Dieu afin de rappeler l'humilité aux hommes. Une purge douloureuse mais nécessaire. Lui-même était revenu à Tours pour expier ses péchés sur la tombe de Saint-Martin.

De l'extérieur, le couvent des Carmélites ressemblait à une fourmilière. Les bonnes sœurs s'agitaient dans tous les sens armées de seaux d'eau bouillante et de linges propres. C'était le seul endroit de la ville à connaître une telle effervescence. Des queues sans fin de souffreteux se formaient à l'entrée du bâtiment dans l'espoir de trouver de l'aide.

Quand il pénétra dans la salle des malades à la suite de Mère Adélaïde, l'odeur de chairs putréfiées lui donna un haut le cœur et les fumigations diffusées aux quatre coins de la pièce ne suffisait pas à l'atténuer.

Il s'engagea en claudiquant dans la longue allée macabre et aperçut sur sa droite Sœur Cunégonde penchée au chevet d'un enfant. Des mèches de cheveux blonds bouclés s'échappaient discrètement de sa coiffe. La jeune femme était en train de panser les plaies purulentes d'un petit. Du pus suintait par des grosses boursouflures situés juste en dessous de l'aine. Grégoire chercha le regard de l'enfant qu'il trouva désespérément vide. Il tressaillit. Certaines âmes n'avaient pas reçu à temps la bénédiction du seigneur et elles erreraient dans les limbes pour l'éternité.

Bouleversé, il se tourna vers Mère Adélaïde :

- Ma sœur, à qui dois-je prononcer les sacrements ? lui demanda-t-il prestement.

Elle fit signe à l'une de ses consœurs qui s'avança en une révérence maladroite. Sans regarder le prêtre dans les yeux, la nouvelle venue les invita à la suivre.

Ils déambulèrent dans les circonvolutions du couvent entourés par la maladie et la mort avant d'atteindre une petite étude dans laquelle ils s'engouffrèrent. L'air devint soudainement plus respirable et la boule dans la gorge de Grégoire s'estompa un peu.

Il se mit en quête d'une assise pour soulager ses jambes quand le bruissement des rideaux attira son attention. Un rat s'échappa furtivement en couinant comme un diable et en urinant par gouttelettes sur les pavements.

- Par ici mon Père, indiqua Mére Adélaïde d'un petit signe de la main.

Malgré la petitesse du lieu, Grégoire n'avait pas remarqué le châlit rempli d'une litière de paille dissimulé derrière un voile beige. Du lainage garnissait l'ensemble de la couche pour la rendre plus confortable. Grégoire découvrit le prélat Bélérane, allongé en position mortuaire, qui peinait à respirer. Sa poitrine tressautait par intermittence dans un rythme lent et discontinu. Toutes les extrémités de son corps étaient cyanosées. Ses orbites, injectées de sang, fixaient le plafond sans le moindre battement de paupière.

A l'étonnement de la présence du prélat en ce lieu, questionnement qu'il éluciderait plus tard, succéda une vive inquiétude au vue de son état. Certes, il ne portait pas Bélérane en amitié, l'homme aimait bien trop le luxe, l'opulence et les plaisirs de la chair. Les préceptes enseignés par l'Église, notamment ceux de sobriété et de tempérance, semblaient lui être étrangers. Toujours est-il que le Pape le tenait en estime et qu'il avait une influence considérable auprès du roi Sigebert.

- Son état s'est dégradé en quelques heures, souligna la Mère Supérieure.

- Depuis combien de temps est-il contaminé par la peste ?

La vielle femme secoua la tête de gauche à droite avant d'ajouter :

- Ce n'est pas la peste mon Père... Le mal qui le ronge nous est inconnu, répondit-elle en allongeant les bras.

Ses deux petites mains fripées agrippèrent le drap du malade et, d'un geste sec, découvrirent le corps de Bélérane. Une effusion de sang était visible à la surface de sa peau, d'ordinaire d'une belle couleur rosée, qui avait viré au noir violacé. Plus effroyable encore, les épanchements sanguins s'entrelaçaient dessinant la forme d'une croix sur son thorax.

Face à cette découverte macabre, Grégoire empoigna immédiatement son crucifix et l'écrasa vigoureusement dans sa paume jusqu'à s'en imprimer la marque. Il sut alors que ses cauchemars venaient de prendre ancrage dans la réalité.

Cette fois Mère Adélaïde se tourna vers lui plantant ses minuscules yeux gris dans les siens.

- C'est le onzième homme à y succomber...

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