4 : De croissants et d'un pote.

J'ai eu ma première dispute avec Georges cette nuit-là. Techniquement, ce n'était pas vraiment une dispute, plutôt un désaccord. Il a allumé la radio et cherché une station qui l'intéressait, il s'est arrêté en trouvant une radio de rap français et j'ai commencé à riposter. J'aurais préféré que Georges soit un gars ennuyant qui écoutait France Inter toute la journée plutôt qu'un amateur de rap français. J'ai alors éteint la radio et il m'a accordé un regard choqué.

- Mais pourquoi ? a-t-il demandé d'une voix d'enfant.

- Parce que c'est nul.

Il a freiné et s'est rangé sur le bas côté, le geste a été si sec qu'à l'arrière, Eliott a roulé et est tombé dans l'espace entre la banquette et les sièges avant. Il ne s'est pas réveillé et n'a même pas fait de bruit.

- Tu peux pas dire que le rap c'est nul, a insisté Georges en tirant le frein à main.

- Le rap c'est nul ! l'ai-je provoqué.

J'ai pensé au début qu'il allait me sauter dessus ou à la limite m'accorder quelques frappes gentillettes pour me faire taire mais Georges était quelqu'un de beaucoup trop fourbe pour s'abaisser à un tel niveau.

Il a réfléchi quelques secondes avant de prononcer, calmement :

- On ne dit pas que le rap c'est nul, on dit que ce n'est pas ta Muse-ique favorite, ou à la limite que qu tu Némée pas ça, comme le lion.

J'ai détourné le regard vers la fenêtre pour ne pas lui montrer que j'avais trouvé sa blague amusante. Georges a exercé une pression sur mon épaule pour me forcer à lui faire face, j'ai tenu bon.

- Je sais que t'es mort de rire !

Je me suis retourné et malgré moi, je n'ai pas réussi à dissimuler mon sourire.

- Non, elle était trop facile, en fait, je suis vachement déçu venant de toi.

- Arrête, elle était géniale, pour deux heures du matin, elle était géniale.

J'ai levé les yeux au ciel.

À l'arrière, on a entendu Eliott remuer, il était beaucoup trop grand pour le peu d'espace qui lui était accordé. Il a marmonné quelque chose qui ressemblait à peu près à :

- Priam... Gaby... Arrêtez de vous engueulez et embrassez-vous...

La seconde d'après, il ronflait de nouveau. J'ai soupiré et Georges m'a dévisagé, intrigué.

- Gaby ? a-t-il répété. Qui est Gaby ?

- Personne. Une fille.

- Ta copine ?

J'ai eu un léger rire dédaigneux. En vérité, ça m'énervait de repenser à elle. Pendant toute la soirée, j'avais eu autre chose en tête que ma relation fichue avec elle, Eliott venait de remuer le couteau dans la plaie, et je ne pouvais même pas me défouler sur lui parce qu'il était trop soûl.

- Le jour où elle sera ma copine, Eliott sera un mec bien, ai-je rétorqué.

Georges a fait une moue désolée, il a placé ses deux mains sur le volant sûrement parce qu'il ne savait pas où les mettre autrement et a déclaré :

- Les meufs sont toutes des plaies. Fais comme moi : deviens gay.

Je l'ai dévisagé, sourcils froncés et perplexe face à ses mots. Son regard a croisé le mien et il a dû sentir mon malaise.

- Je déconnais, s'est-il rattrapé, fais ce que tu veux de ta vie, mec.

Il a redémarré la voiture et l'ambiance s'était nettement refroidie.

Nous avons roulé pendant dix minutes de plus, je voyais bien que Georges nous emmenait vers la côte mais je n'ai rien dit. Je l'ai aussi laissé mettre la station de rap, c'était marrant de le voir réciter les paroles de chansons, ça l'était encore plus de l'observer quand il ne les connaissait pas. Son visage trahissait sa panique mais il continuait de parler sans que les mots n'aient de sens.

Lorsqu'il a remarqué que je le fixais depuis tout ce temps, il m'a demandé dans un sourire :

- Quoi ?

- T'es taré, lui ai-je répondu.

- Merci.

Autour de nous, les silhouettes floues des bâtiments se dressaient dans l'obscurité. Sur notre gauche s'étendait la sortie d'un port.Georges a coupé la radio et le silence qui s'est installé dans la voiture s'est révélé apaisant.

Il a longé l'eau avant de bifurquer, il a emprunté une allée qui devait sûrement être piétonne dans la journée et a roulé jusqu'à une grande place. Il s'est garé et est sorti, je l'ai suivi. Nous étions à quelques mètres au dessus de la mer ; derrière nous, un fort dominait l'espace. Au loin, un phare au bout d'une longue jetée par laquelle on avait accès par un escalier de pierre.

J'ai pris une longue inspiration, c'était un endroit que tout le monde connaissait en ville. Je ne l'avais jamais vraiment apprécié,rempli de touristes. Cette fois-ci c'était différent. Georges s'est dirigé vers le muret qui nous empêchait de tomber et nous écraser sur des récifs, il s'y est appuyé et a fixé l'horizon. Je l'ai rejoint.

Nous ne sommes pas restés longtemps en silence puisque Georges est grimpé sur le muret d'une impulsion sur ses bras et s'est assis, les jambes pendantes dans le vide. Je l'ai suivi mais avec plus de sécurité,une jambe de chaque côté du muret.

- Alors, Priam, a-t-il commencé, parle moi de toi.

J'ai froncé les sourcils, surpris par la tournure que prenait la conversation.

- Qu'est-ce que tu veux savoir sur moi ? ai-je rétorqué.

Il a haussé les épaules, une vague s'est fracassée contre les écueils et même à deux mètres de hauteur, j'en ai ressenti les conséquences.

- Je ne veux rien savoir à proprement parler, a avoué Georges, mais par exemple qui es-tu, ta famille, tes amis, tes passions, tes ambitions, ta couleur préférée, pour qui tu vis, pourquoi tu vis ? Ce genre de choses.

Je me suis rendu compte que c'était la première fois que j'allais avoir une discussion profonde à trois heures du matin et j'ai pensé à toutes ces filles qui postaient des statuts du genre « Les conversations à 2-3-4h du mat' avec les personnes que t'aimes ! » accompagnés de plein d'émoticônes de pouces levés, cœurs et autres bonhommes heureux.

Mon esprit divaguait rapidement.

J'ai pris alors soin de répondre à chacune des questions que m'avait posées Georges.

- Si tu veux savoir, je suis Priam Viguel. Ma mère est infirmière à domicile et mon père travaille pour une société d'informatique, j'ai une grande sœur et une perruche. Oh, elle fait des études de droit... ma sœur, pas la perruche. Mes amis... eh bien il y a Eliott et Gaby ou Gabrielle, il y a aussi Thibault et Charlotte. Je pense que j'en ai fais le tour, je pense pas qu'avoir plein d'amis nous rendra plus heureux. Je joue de la batterie, et de la harpe aussi, c'est une longue histoire, te moque pas.

- J'ai rien dit ! s'est défendu Georges avec son sourire qui lui était si particulier.

- Donc j'imagine que ma passion ça serait la musique. Mes ambitions ? Mon rêve caché ça serait de devenir producteur pour une maison de disques, mais comme ça m'étonnerait que j'y parvienne d'un claquement de doigt, je vais faire d'autres études, je sais pas encore, lesquelles, mais ça va venir, ça doit venir ! Quoi ?

J'avais remarqué qu'il m'observait, un sourire ineffaçable collé aux lèvres, j'ai pensé qu'il se moquait de moi intérieurement. Georges a secoué la tête.

- Rien, vas-y continue, t'es intéressant comme gars.

J'ai froncé les sourcils, méfiant, avant de reprendre :

- C'était quoi la question suivante ? Ah oui, pour qui je vis ? Pour moi-même, c'est déjà beaucoup et pourquoi je vis ? Parce que je suis né, faudrait pas gâcher ça.

Georges a hoché la tête, visiblement impressionné par ces derniers mots.

- Et ta couleur préférée ? a-t-il questionné.

- Rouge.

Il n'a rien ajouté de plus.

Derrière nous, le bruit d'une portière qui claque est venu perturber le silence. Eliott était, par je ne sais quel miracle, parvenu à s'extirper de son trou et se remettre sur pied. Il a marché dans notre direction, titubant et se balançant dangereusement. Sans chuter, il est arrivé à notre hauteur et a passé les bras autour de nos quatre épaules. Il s'est appuyé entièrement sur nous, manquant de faire basculer Georges en arrière au passage.

- Putain qu'est-ce que c'est beau ! a-t-il déclaré en regardant la mer.

Je n'arrivais pas à déterminer si c'était les résidus d'alcool qui parlaient ou bel et bien Eliott. La différence entre les deux était infime.

- J'vous aime les gars, a-t-il continué.

C'était définitivement les résidus d'alcool.

- Priam, j't'aime vraiment, t'es comme un frère ! Et toi... j'ai oublié ton prénom mais j't'aime quand même parce que t'es hyper cool comme gars.

Georges s'est défait de son bras et l'a laissé retomber, Eliott ne s'en est même pas rendu compte et je me suis retrouvé à porter seul les soixante-dix kilos de ce meilleur ami encombrant.

Il y a eu un silence où seul le bruit des vagues se faisait entendre, comme un bercement. Silence qu'Eliott brisa d'un magnifique :

- Je vais vomir.

Dans un réflexe égoïste, je me suis aussitôt retiré de son emprise. Eliott s'est retrouvé debout, sans maintien. Georges a été réactif, a sauté de son muret et l'a guidé jusqu'à un endroit,dans les recoins du fort. Eliott s'y est appuyé et a attendu, tête baissée.

Georges est revenu, en observant le malade de loin.

- Il va aller bien, tu crois ? m'a-t-il demandé.

- Eliott ? Oh oui, ce mec est une machine. Je crois qu'il a un programme automatique qui efface toutes ses cuites, demain, il aura tout oublié.

Georges a froncé les sourcils, pas sûr d'avoir compris toute mon explication mais n'a rien dit de plus. Il a repris sa place sur le muret, et cette fois-ci, à mon propre étonnement, j'ai relancé la conversation :

- Et toi ? Qu'est-ce que tu as à me dire sur toi ?

Il s'est humidifié les lèvres, cherchant ses mots.

- Je m'appelle Georges Desjardins, oui, je sais, j'imagine que Georges tout seul ça suffisait pas. J'ai une famille plutôt pourrie. C'est compliqué, je ne les aime pas, ils ne m'aiment pas en retour, ce qui explique pourquoi je vis ici. Je suis dans un pensionnat, je rentre que pour les vacances, et c'est déjà beaucoup trop. J'aime bien le bleu, mais je préfère le marron. J'ai pas encore trouvé pourquoi ou pour qui je vis, mais je dis que c'est mieux de ne pas savoir, ça nous permet d'être plus libres. Je crois pas qu'il faut avoir un rêve dans la vie, je pense pas que s'enfermer dans une idée qui serait celle de « je dois avoir accompli ça pour être heureux », c'est sain. J'ai donc décidé de ne pas vouloir les choses.

- Comment c'est possible ? ai-je demandé intrigué par sa manière de pensée.

- Eh bien au lieu de dire « Je veux manger du chocolat », tu te dis « Ça serait vachement bien si là, tout de suite, je mangeais du chocolat ». Et si tu es très motivé, tu vas aller le chercher ton chocolat. Le but, c'est pas de se priver, c'est d'arrêter de vouloir. Parce que quand on veut et qu'on obtient, on voudra toujours plus, et y'a un moment, on pourra pas, et là on sera malheureux. C'est ça ma philosophie de vie. Tu vois, là tout de suite, ça serait vachement cool si ta Gaby t'envoyait un message. Mais tu te dis pas que tu le veux, donc si ça n'arrive pas, tu n'es pas malheureux, mais si ça arrive vraiment, alors c'est jackpot !

Je n'ai rien répondu, à la fois confus et fasciné.

Plus j'apprenais à connaître Georges, plus je me disais qu'il était le genre de personne que j'aurais aimé rencontrer plus tôt dans ma vie. Alors ça m'a frappé, et j'ai compris pourquoi tout le monde l'appréciait autant. Ce n'était pas parce qu'il était beau, intelligent ou qu'il fréquentait les personnes les plus populaires. C'était lui qu'on aimait, c'était sa personne.

Georges était quelqu'un d'incroyablement bien.

J'ai jeté un coup d'œil à Eliott qui était toujours appuyé contre son fort. Il n'avait pas l'air d'aller bien. J'ai joué mon mauvais ami et ai décidé de ne pas le déranger. De toute façon, je ne tenais pas tellement à ce qu'il me vomisse dessus. Georges a pris une longue inspiration et j'ai reporté mon attention sur lui.

- Je sais qu'on se connaît depuis sept heures et trente minutes à peine, a-t-il rappelé, mais j'aurais un service à te demander.

J'aurais menti si j'avais dit que je n'étais pas déçu. À la minute où il a prononcé ces mots, j'ai eu l'impression d'avoir été manipulé, le sentiment que depuis le début il attendait de dire cette phrase, qu'il était devenu « ami » avec moi dans le simple but de me demander ce service. J'étais un peu paranoïaque.

Mais je n'ai rien dit et l'ai écouté, le cœur battant, comme à chaque fois que quelqu'un prononçait ses mots, ceux-là et « je dois te parler ».

- D'abord, promets-moi de pas flipper, a-t-il dit.

- Comment veux-tu que je flippe pas quand tu me dis ça ! me suis-je indigné. C'est presque une invitation à flipper.

Il a ri et je l'ai frappé gentiment sur le torse. Ce n'était pas marrant !Je n'avais pas une tête à rire.

- OK ! Calme-toi, a-t-il tenté. Je vais pas te demander de tuer un homme. Enfin... si tu es prêt à le faire, j'ai une liste qui...

Je lui ai lancé mon meilleur regard blasé et il s'est repris dans un sourire.

- Non, j'allais juste te proposer de venir chez moi pendant les prochaines vacances. Ma vraie maison, avec mes parents et toute la panoplie. Ne fais pas cette tête, je m'explique. A chaque vacances, mes frères et sœurs reviennent et étalent leur vie si réussie devant mes parents et c'est la foire à celui qui sera le mieux vu par Papa et Maman. Mes grandes sœurs ramènent leurs diplômes de lettres et leurs petits amis de Science Po pendant mes deux grands frères se plaignent d'être ''jet-lagué'' et rappellent sans cesse à quel point la vie aux ''States'' c'est le rêve pour les auto-entrepreneurs. Et à chaque fois, quand ça en vient à moi, j'ai rien à montrer pour prouver qu'il devrait être fier de moi.

J'ai froncé les sourcils, je ne voyais pas où il voulait en venir.

- Qu'est-ce que j'ai à voir dans tout ça ? l'ai-je questionné.

- Mes parents vont t'adorer, a-t-il affirmé, tu es le fils qu'ils ont toujours rêvé que je sois : poli, attentionné, pas extravagant. Si je pouvais juste te présenter et leur montrer que je te fréquente, ils seront tellement heureux qu'ils arrêteront de me prendre la tête pendant des mois.

C'était le plus étrange des services qu'on m'avait demandé jusque là. J'ai fait un rapide récapitulatif intérieur de ce qu'il me demandait et j'ai remarqué que toute son argumentation bloquait sur un point.

- Attends, ai-je formulé en traduisant mes pensées, tu es celui qui récolte des 19 en maths, et c'est moi le fils modèle ?

Georges a essuyé l'air du revers de la main.

- Mes parents s'en fichent de savoir si j'ai des bonnes notes, ils ont déjà eu quatre génies avant moi. Non, ce qu'ils veulent c'est un fils gentil. Oh ! On leur dira qu'on a prévu un voyage humanitaire en Inde après le bac, ils vont adorer.

J'ai ri devant l'engouement qu'il mettait rien que pour clouer le bec de ses parents, alors qu'il les détestait.

- Alors ? a-t-il interrogé.

J'ai acquiescé et il a poussé un cri de victoire. Je n'avais aucune raison de refuser et malgré le peu de temps durant lequel je l'avais côtoyé, je pouvais dire que Georges méritait que je lui rende ce service.

Après tout, il m'avait ramené un 19 en maths.

Eliott est réapparu, même dans l'obscurité, je pouvais voir qu'il était pâle, presque translucide. Je suis descendu de mon muret et me suis approché pour le soutenir. Il s'est reposé sur moi sans prévenir et j'ai grogné sous le poids.

- Je t'explique pas, a-t-il marmonné sans articuler, j'ai vomi, c'était gros comme ça.

Il a commencé à se contorsionner pour appuyer ses propos avec des gestes.

- On veut pas savoir, lui ai-je assuré en l'empêchant de nous montrer la taille de son vomi avec ses mains.

Georges a ri et je devais dire qu'il l'avait fait tellement de fois dans cette soirée que je m'y étais habitué, comme un bruit de fond relaxant.

J'ai traîné Eliott jusqu'au muret pour la pierre prenne mon relais. Mon meilleur ami a posé ses mains sur le rebord et a regardé au loin. Il a ouvert la bouche mais rien n'est sorti pendant plusieurs secondes, sûrement que son cerveau allait trop rapidement pour sa bouche, ou l'inverse. Finalement, il a prononcé les mots qu'il avait à l'esprit :

- J'ai grave envie de croissants.

Georges et moi avons ri tous les deux et Eliott a froncé les sourcils, se demandant ce qu'il y avait de drôle dans ses propos.

Georges a sorti son téléphone de sa poche et a regardé l'heure. Il était trois heures vingt-huit.

- Je connais un boulanger dans le coin, là il doit être en cuisine, je suis sûr il nous laissera lui en prendre un peu.

D'un regard, on s'est accordé. Georges est descendu du muret, j'ai repris Eliott et on a tous marché jusqu'à la voiture pour trouver une boulangerie. Sur le chemin, Eliott a annoncé en désignant Georges :

- Ce gars... ce gars a des contacts ! Je l'aime bien !

J'ai souri et lui ai ouvert la portière.

Moi aussi je l'aimais bien.

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