39.

Personne n'est revenue après la visite du docteur Lambert, même Anouk n'a pas refait son apparition. Sur les coups de dix heures du soir, la lumière a doucement déclinée et je me suis retrouvée dans le noir le plus total.

Mes yeux ne se sont pas fermé de la nuit et je crois qu'une quantité régulière d'eau s'échappaient de ceux-ci. Je repensais à ma vie, à mon enfance, à tout ce que j'avais vécu pour finalement atterrir ici, au beau milieu d'une ville dont je ne connais rien avec des gens inconnus et une révélation suffocante.

La pendule où peut se lire l'heure en continu juste sur le mur face à mon lit affiche six heures cinquante six. Je l'ai fixé toute la nuit, il me semble. Peut-être que j'ai eu des absences ou que je me suis vaguement endormie car je ne me souviens pas avoir vu le chiffre quatre dans la colonne des heures. Peu importe au final.

La machine qui se trouve à côté de moi n'a pas arrêter de biper non plus. Peut-être que c'est son rythme infernal qui m'a tenu éveillée.

Quand le six laisse place au sept dans la colonne des heures, les lumières s'allument doucement pour enfin arrêter leur lente progression lorsque leur luminosité est au maximum.

On frappe doucement à la porte et Anouk rentre enfin dans ma chambre. J'ai envie de lui sourire et de tendre les bras vers elle car la chose dont j'ai le plus besoin à cet instant est d'un gros câlin. Mais rien ne passe sur mon visage et mes bras reposent lourdement de chaque côté de mon corps.

- Bonjour Aurore, dit-elle. Tu as bien dormi ?

La réponse doit se voir sur ma tête car fasse à mon silence, Anouk n'insiste pas.

- Je dois te faire une prise de sang, juste pour vérifier que tu vas bien et je resterai avec toi après. Si tu as besoin de parler je suis là.

- D'accord.

C'est un miracle que je réussisse à parler. Visiblement satisfaite, Anouk rapproche le tabouret prêt de mon lit pour s'y asseoir et elle commence à préparer la seringue. Elle prend ensuite mon bras pour faire ma piqûre.

Quand tout est terminé, elle se rapproche de ma tête et pose une main sur mes cheveux.

- Comment te sens-tu ? Demande-t-elle.

- Vide, je réponds.

Elle pousse un petit soupir.

- Je sais que la décision ne va pas être facile à prendre, mais ne te sens pas obligée de faire quoi que ce soit. C'est à toi de décider.

J'ai envie de lui dire que c'est justement ça le problème. Toute ma vie a été régie par des obligations, je suis incapable de décider ce que je dois faire.

- Comment ça se passe ?

Ma question semble la choquer car elle hausse les sourcils.

- Je veux dire, comment ça se passe quand on a un enfant ?

Ma précision doit la rassurer car elle se plonge dans un long monologue que je n'écoute que partiellement.

- C'est magique, répète-t-elle à plusieurs reprises. Tu sais que tu aimeras ce petit être du plus profond de ton cœur jusqu'à la fin de ta vie, et tu lui donnes tout l'amour dont tu es capable. Il n'y a rien de comparable.

Ce qu'elle me dit ne répond pas vraiment à ma question mais je laisse couler.

- Est-ce que je peux revoir le docteur Lambert ? J'ai besoin de lui parler ?

- Bien sûr, répond Anouk, j'arrive, je vais la chercher.

Elle s'éclipse silencieusement à la recherche du docteur. Quand la porte s'ouvre de nouveau sur le docteur, je me sens extrêmement soulagée.

- Bonjour Aurore, dit-elle.

- Bonjour.

Elle supprime les derniers mètres qui nous séparent et vient s'asseoir sur le tabouret prêt de moi.

- Tu voulais me voir ?

En effet, je voulais la voir, mais maintenant qu'elle est face à moi toutes mes pensées semblent s'être envolées. En voyant mon regard perdu elle me sourit doucement et se penche un peu plus tout en me prenant la main.

- Je sais que toutes ces informations sont très dures à accepter et que tu n'es surement pas prête pour tout ce qui t'attend, mais tu dois être certaine que si tu as besoin de parler, je suis là. Tout comme Anouk. Tu dois simplement te faire confiance.

J'hoche gentiment la tête et elle décide alors de changer de sujet.

- Veux-tu quelque chose de particulier ?

Je réfléchis un instant avant de répondre :

- Je sais que je ne dois pas trop bouger, mais est-ce que je peux recevoir la visite d'autres personnes ?

- Bien sûr ! Répond-elle en souriant puis en se levant. Qui voudrais-tu voir ?

J'hésite encore une fois, mais c'est finalement décidée que je réponds :

- Jude ? Il peut se déplacer ?

- Je pense qu'il sera là dans quelques minutes. Bonne journée Aurore. Sachez que je suis là en cas de problème, vous pouvez m'appeler Jeanne, ce sera plus simple.

J'arrive à sourire comme toute réponse et elle sort de ma chambre. En me retrouvant seule, je réalise l'importance de ma requête. Une fois que j'aurais vu Jude, je me sentirai beaucoup plus sereine, même si la tornade de questions continuera de tourbillonner dans mon crâne.

Le temps qui s'écoule me parait interminable mais les minutes passent doucement. Sept minutes plus tard exactement, ma porte s'ouvre de nouveau et Jude entre dans ma chambre. C'est comme lorsqu'un rayon de soleil traverse les épais nuages chargés de pluie. Mon visage s'illumine quand je croise son regard et il fait de même. Il n'est pas ne fauteuil roulant et son visage ne parait pas trop fatigué. Il referme rapidement la porte derrière lui et il se rapproche vivement.

Nous n'avons pas réellement parlé depuis le moment où il a voulu m'embrasser, malgré tous mes efforts, je n'ai pas pu effacer ce moment de ma mémoire, et il s'y est encré profondément.

- Tu vas bien ? Demande-t-il en s'asseyant à mes côtés. Pourquoi ne peux-tu pas te lever ?

Un pli soucieux se forme entre ses sourcils.

- Les médecins disent que j'ai perdu trop de poids, je dois reprendre des forces !

J'empreinte un ton faussement enjoué que Jude semble déceler. Son pli ne s'en va pas, au contraire, il s'intensifie. Je repense alors à son corps étendu devant la grotte et un frisson me parcourt.

- Tu vas bien toi ? ...

Il sourit de toutes ses dents et je réalise à quel point son sourire m'avait manqué. Ses dents blanches, sa mâchoire carrée et ses irrésistibles fossettes font de son sourire quelque chose d'exceptionnel.

- Mieux que toi on dirait ...

- Merci, le coupé-je presque. Merci d'être venu cette nuit-là. Je pense que j'avais besoin de toi ... ou du moins, de quelqu'un comme toi.

- C'est normal, dit-il en soupirant comme si ce que je venais de lui dire lui paraissait ridicule.

Son regard planté dans le miens m'envoûte. Ses prunelles brunes me donnent envie d'y plonger, pour goûter leur goût chocolat.

Je reprends mes esprits seulement quand je l'entends dire :

- Il y a une réunion cette après-midi. Je ne pense pas que tu seras capable de t'y rendre, mais tu pourras surement la suivre sur ta tablette.

Je fronce les sourcils à cause de l'incompréhension.

- Ma tablette ?

- Oui, ça !

Jude brandit l'objet en verre sur lequel Anouk a fait défiler diverses photos. Je regarde l'objet curieusement. Je dois penser à demander à Anouk comment cette chose marche si je veux être sûre de ne rien louper de la réunion.

- Tu sais de quoi ils vont parler ? Il y aura qui ?

Jude se contente de faire une moue et de hausser les épaules.

- Sandy m'a dit ça ce matin, je pense qu'ils vont nous expliquer la situation car là, je nage dans la semoule. On m'a juste dit que nous étions à Utopia et que cette ville nous avait sauvée du Gouvernement, mais je ne comprends pas vraiment ce que ça signifie.

J'aurais voulu écouter tout ce qu'il m'a dit, mais mon attention s'est involontairement stoppée sur le prénom de "Sandy". Je me reconcentre sur ses paroles.

- Apparemment, tous les Sauvages ont été secouru, sauf Nélo ... Ils sont au courant de ce qui lui est arrivé. Par contre quand je leur ai demandé si Judith et Samuel étaient ici, ils m'ont répondu qu'ils ne savaient pas qui ils étaient ...

Je me demande encore une fois de qui il veut parler lorsqu'il dit "ils", mais j'arrive à comprendre ses paroles.

- Judith et Samuel ne sont pas ici ?!

Jude secoue la tête et je tourne les yeux. Je me sens coupable car je ne les voyais pas tant que ça, juste le matin, et encore, ma conversation est très limitée à ce moment de la journée.

Un silence s'installe et je ne sais plus quoi dire. Je me demande quelle serait la réaction d'Edan en me voyant à l'instant avec Jude. Nous ne faisons rien de spécial, nous parlons juste.

Nous continuons à nous échanger des banalités puis Jude décide de partir. Je ne sais pas ce qu'il va faire, et je dois avouer que je suis jalouse qu'il puisse se déplacer aussi librement dans l'hôpital alors que je dois rester clouée au lit. C'est injuste.

Alors, la question me vient à l'esprit : aurais-je du lui en parler ?

Je ne sais pas.

Finalement,est-ce que cela a de l'importance ? Est-ce que d'autres personnes ont besoin de le savoir à part Anouk et Jeanne ? Je l'ignore, mais quoi qu'il en soit, je ne me sens pas prête à en parler maintenant. J'aimerais oublier cette annonce et ne plus jamais avoir à l'entendre.

***

À quatorze heures trente, Anouk déboule dans ma chambre. Elle m'a quitté il y a tout juste une heure. La principale occupation que j'ai trouvé est de fixer l'horloge devant mon lit. Mes pensées s'égarent d'elles-mêmes et je trouve cela reposant.

- Ça va commencer ! Annonce-t-elle enthousiaste. Allumes ta tablette pour qu'on voit tout ça !

Son attitude m'amuse. Je ne pense pas qu'elle est besoin de savoir ce qu'il va se passer lors de cette réunion, mais je suis heureuse d'avoir de la compagnie. Son excitation me met de bonne humeur et j'allume donc la tablette comme elle me l'a précédemment montré.

- C'est partit !

L'écran noir s'allume d'un coup pour laisser apparaître une grande salle blanche où est disposée au centre une table ronde. La caméra filme de haut ce que nous permet de voir tous les individus présents. Cinq personnes sont soigneusement habillées et se tiennent toutes dans le même secteur. Il n'y a qu'une seule femme, le reste sont des hommes. Les autres sont une dizaine et il me semble que je reconnais certains Sauvages. Les cinq membres doivent échanger des idées importantes car quand un petit signal sonore retentit, ils tournent tous la tête vers la caméra, et le enceintes de ma tablette relâchent enfin du son. Tout le monde se redresse et se tait.

- Bonjour à tous, je sais que tout cela est déstabilisant, mais nous allons essayé de clarifier la situation pour tout le monde, dit l'homme au centre. Comme il y a beaucoup de choses à vous expliquer, nous allons commencer sans plus tarder.

Il sort une feuille d'un pochette devant lui et la place de façon à ce qu'il puisse la lire.

- Tout d'abord, bienvenue à Utopia. Vous ne vous trouvez ni au Gouvernement, ni dans un rêve. Nous vous avons secouru alors que le Gouvernement attaquait le village Sauvage.

Il fait une pause le temps de regarder chaque Sauvage devant lui. En regardant plus en détail le public, je remarque assez rapidement les cheveux or de Jude, mais la tignasse rebelle d'Edan manque à l'appel. Il doit surement être dans sa chambre, en train de scruter attentivement l'image que projette sa tablette, tout comme moi.

- Vous êtes en sécurité ici, et des patrouilles vont bientôt retourner au village pour y faire une mission de reconnaissance et de sécurisation des lieux.

Son ton me plait, je ne saurais le décrire, mais il me parait sympathique. A côté de moi, Anouk semble retenir son souffle. Un murmure traverse les Sauvages qui se regardent sans vraiment comprendre la tournure des événements.

- Il y a pour l'instant trop de choses à vous expliquer, et je vais manquer de temps si je vous tenais au courant de tout. C'est pour cela que vous nous avons attribué un tuteur qui restera avec vous jusqu'au moment où vous aurez compris le monde dans lequel nous vivons actuellement. Sachez avant toute chose que le Gouvernement n'a fait que spéculer des mensonges sur notre monde ! Il vous a menti, du début à la fin et il n'est pas prêt de s'arrêter !

Ses paroles me choquent, en effet, elles sont presque la copie conforme des avertissements qu'avait fait Alphonse avant qu'il ne meure. Mon attention est piquée et je suis happée par les dires de ce monsieur si charismatique. Tout comme moi, les Sauvages ne disent pas un mot, trop occupé à écouter l'homme devant eux.

- La société dans laquelle vous vous êtes perdus nous redonne de l'espoir. Cela veut dire que vous arrivez à penser par vous même, à vous faire une opinion du Gouvernement. Mais avant de vous embrouiller encore plus, je tiens à vous expliquer les fondements de notre société.

Sous la surprise générale, une image se matérialise au centre de la table. Les Sauvages reculent soudainement et mes yeux s'écarquillent d'eux-mêmes. Anouk pose sa main sur la mienne pour me montrer que tout va bien, mais cela n'atténue pas la curiosité qui me prend.

- Utopia est une démocratie, nous nous fondons avant tout sur les idées des habitants d'Utopia. Nous divisons nos pouvoirs en conseils, il y en a neuf au total et le dirigeant de chaque conseil est élu par le peuple. Je suis le conseiller du Monde, Jean Marschal ; je m'occupe de faire le lien entre Utopia et les autres villes de notre Monde. Nous avons ici avec nous la conseillère de l'identité, et les conseillers de la santé, de la protection, et de la paix.

Chacun se lève lorsqu'il est appelé et leur photo est projetée en même temps au centre de la table. Tout le monde est subjuguée. La voix forte du conseiller du Monde nous hypnotise.

- Nous laissons le rôle à vos tuteurs de vous enseigner le reste.

Il fait une autre pause, le temps de nous laisser assimiler ces informations. Cela ne me semble pas si différent du Gouvernement jusqu'ici ...

- Je sais que tout cela doit vous impressionner et qu'il faudra du temps avant que ayez confiance en nous, mais je tiens à prendre le risque.

Il sourit à l'assemblée de toutes ses dents.

- Le Gouvernement possède un système gouvernemental prohibé par le reste de la planète. Leur seul but est de faire la guerre aux autres villes. Vous n'êtes que leurs armes. Ils vous demandent de faire des enfants non pas pour repeupler la Terre, mais pour créer une armée et déclarer la guerre aux villes comme la notre.

Sa longue tirade s'achève enfin.

Ses mots ont un impact cuisant sur les Sauvages devant lui qui semblaient se douter d'une telle situation. Mais sur mon écran, mes yeux son fixés sur Jude. Il ne bouge pas, ses poings sont serrés et il me semble presque qu'il s'est arrêté de respirer. "Vous êtes leurs armes" répète la voix dans ma tête.

La vérité me frappe de plein fouet, et un soulagement incomparable s'insinue dans mes veines. Je suis sauvée. Je suis sauvée.

Et puis Jean reprend la parole :

- Or, vous êtes en sécurité, mais vos compagnons qui habitent encore à la ville ne sont en aucun cas sauvés. Au contraire, même.

Louise ! Nhoa ! Leur bébé ! Je m'affole mais Anouk sert ma main puissamment. Ils doivent sauver Louise, Nhoa et leur enfant. Je dois aller les chercher !

- Votre sauvetage auprès des Sauvages va précipiter la décision du Gouvernement qui risque de rassembler toutes ses forces pour créer cette grande armée. Nous ne savons pas ce qu'il va se passer dans les jours à venir. Nous ne savons pas ce qu'ils ont prévu de faire. Peut-être qu'un guerre sera déclarée demain, ou dans quelques mois. Mais une chose est sûre : nous tenons à sauver chaque habitant de votre ancienne ville même si cela peut paraître impossible. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver leur destin.

Sa voix forte a résonné dans la salle et je suis pendue à ses lèvres.

- Nous attendons les nouvelles de nos taupes et nous vous contacterons de nouveau pour faire une autre réunion. Nous considérons que vous avez tout à fait le droit d'être au courant de ce qu'il se passe. De plus vous nous serez d'un aide précieuse pour plus tard. La réunion s'achève ici, bonne journée et à plus tard.

Sur ce, les cinq conseillers se lèvent et se dirigent en file indienne vers la sortie. Mon écran devient noir, j'ai juste eu le temps de voir le visage perdu de Jude se tourner vers la caméra.

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