Chapitre 80
- Mes amis, je suis très heureux de vous accueillir ici aujourd'hui. Je vous remercie de vous êtes rendus disponibles en ce jour capital pour nos communautés.
Van Euen déboucha sa bouteille et se servit un grand verre d'eau. Les bouffées de testostérone n'avaient pas l'air de lui réussir. Il allait regretter d'être venu, celui-là. Samuel aussi s'était rendu compte de son émoi, et il se mordilla la lèvre pour ne rien laisser paraitre. Annabelle fronça les sourcils, m'évoquant une maîtresse d'école s'apercevant des bêtises de ses élèves. Si mesquine fut-elle, mon emprise sur le Premier Ministre était une petite satisfaction personnelle.
- Inutile de vous rappeler pourquoi nous sommes ici – l'hommage national rendu tout à l'heure est l'illustration parfaite de ce que nous souhaitons tous : la paix. Cela fait maintenant deux mois qu'elle tient par les volontés de nos peuples, mais il est plus que temps qu'une volonté politique la scelle plus durablement.
Albert Niels hochait la tête de bas en haut sans discontinuer. Je comprenais fort bien ce qu'il éprouvait. Il menait les Revenant depuis des années, et ses efforts, ses sacrifices avaient enfin payé. Un mélange d'impatience et de peur devait le saisir.
- Nos représentants se sont rencontrés deux fois depuis la cessation des combats, afin de discuter des termes de cette paix, embraya Marissa avec un enthousiasme visible. D'autres précisions seront à apporter dans les mois à venir. Nous avons préféré profiter de l'absence de tensions à l'heure actuelle pour conclure le traité et éviter un mécontentement de l'un ou l'autre des camps.
La ministre ouvrit une pochette cartonnée et en tira plusieurs feuilles de papier de qualité, très épais. Elle fit également rouler sur la table un stylo finement ouvragé. Il ne faisait aucun doute que la paix serait plus solide si elle était signée avec ce truc hors de prix qu'avec un stylo à bille...
- Voici les exemplaires de notre traité de paix, annonça-t-elle. Il sera validé par votre signature sur chaque exemplaire, mais je vous laisse d'abord en prendre connaissance. Monsieur Niels, avec votre accord, nous représenterons la faction demi-GEN afin qu'elle ne se sente pas lésée, même si nous aurions pu l'inclure aussi bien dans la communauté GEN qu'humaine.
La femme quêtait l'approbation de Niels qui la lui donna, mais elle se tourna ensuite vers moi. Je lui adressai un sourire encourageant :
- C'est parfait, madame la ministre. Un choix d'autant plus judicieux que les demi-GEN pourraient bien être de plus en plus nombreux au fil des années, avec la fraternisation de nos peuples.
Je crus voir Van Euen grimacer mais laissai couler pour cette fois. Le traité de paix venait d'arriver sous mon nez.
- Ce document stipule un certain nombre d'informations, exposa lentement Hubert. Dans un premier temps, bien sûr, il acte la fin des rivalités entre humains et Améliorés, également nommés GEN, et marque le début de la paix entre ces factions. Il précise également que toute forme d'agression humaine envers les Améliorés, ou toute forme d'agression Améliorée envers les humains, ne sera pas considérée comme une déclaration de guerre mais comme un crime isolé n'engageant par conséquent que ses responsables, et non les autres membres de la communauté.
Marissa l'interrompit en lui prenant le bras :
- La situation parait stable, mais il pourrait y avoir des tensions dans un futur proche. Le vol du chargement d'armes en est la preuve, et il n'est pas questions que quelques opposants détruisent la paix que nous voulions instaurer. Ces crimes éventuels ne seront pas imputés à une faction tout entière, à moins que l'un des leaders ne le revendique.
En clair, « choisissez bien vos dirigeants ». Un maboule à la tête de nos peuples et ce serait le carnage. Pour l'instant, on me considérait comme chef des GEN, et j'imaginais facilement cela durer tant que je le voudrais bien. La hiérarchie, chez mes semblables, s'établissait par le respect pour la puissance. Je l'avais, ce respect, en plus de la palme du taux de cellules mutantes, et je ne voyais pas bien mon peuple organiser des élections. L'éducation reçue à l'Institut n'allait pas dans ce sens, et on suivait le plus fort. Ma présence ici en tant que chef de la communauté en dépit de mon passage à l'ennemi pendant la bataille en était la preuve irréfutable. Pour l'heure, la nation humaine était quant à elle conduite par Hubert, en qui je n'avais qu'une confiance relative – comme en tout le monde, me direz-vous – mais qui paraissait réellement tenir à une entente. Mais une fois son mandat terminé...
- Cela vous convient-il ? relança Marissa Kadi.
- Tout à fait, dis-je tranquillement pendant que Nacera et Samuel marquaient eux-aussi leur assentiment.
- Alors je vous propose que nous apposions nos signatures.
Un silence tout juste interrompu par le grattement des stylos sur le papier s'ensuivit tandis que les exemplaires du traité faisaient le tour de la table. Je baissai les yeux sur mon nom, en bas de la page et suspendis mon stylo dans les airs. Je n'avais pas le choix, quoiqu'Allan m'aurait soutenu le contraire. N'en laissant rien paraître, je me sentais en vérité contrariée et insatisfaite, mais l'option de ne pas signer aurait mis trop choses dans la balance. J'entendis l'imperceptible grincement de dents de Nacera pendant que je paraphais, bouche close, et elle m'imita. Les exemplaires revinrent à Hubert qui les inspecta un à un, l'air ravi et soulagé.
- Commandante Deveille, j'ose espérer que nous avons répondu à vos attentes.
- Absolument pas.
Eric Hubert avala sa salive et lorgna Nacera qui m'avait ôté les mots de la bouche. Elle serrait le poing sous la table.
- Vous croyez vraiment que nous avons attendu deux mois pour ce torchon ? cingla la GEN. Votre traité de paix est aussi vide que l'espace que vous avez entre les deux oreilles !
- N'insultez pas le Président, s'offusqua Marissa Kadi.
J'eus un geste si vif qu'aucun humain ne s'en rendit compte et frôlai le coude de Nacera. Elle se recula seulement de quelques millimètres de la table, manière encore une fois subtile de se retirer de la conversation.
- Vous venez de donner votre accord, lança sèchement Van Euen, et vous...
- Vous, taisez-vous, grondai-je.
Les doigts d'Hubert se mirent à trembler sur ses feuilles. Une veine palpitait sur sa tempe.
Ramenant mes deux mains jointes devant moi, je pris une profonde inspiration.
- Monsieur le Président, je ne peux qu'appuyer le propos de mon équipière. Tout ceci est très décevant.
- Vous avez signé...
- J'ai signé une paix que je désire, mais cela ne suffit pas. Vous le savez, Hubert.
- Luna, ce que vous voulez ne régit pas tout, siffla Annabelle. Vous n'êtes pas la seule GEN ici, alors remballez vos caprices et pliez vous aux décisions.
Je lui jetai un regard dur :
- Ce n'est pas à vous que je parle, lieutenant. Il n'y a pas moins GEN que vous dans cette pièce, alors mêlez vous de vos fesses. La cause de mon peuple ne vous concerne pas. Vous avez le sang GEN, mais votre esprit est on ne peut plus humain. Vous n'avez pas été éduquée dans la communauté, vous ne comprenez aucun de nos enjeux. Cela ne vous regarde pas.
- Commandante, protesta Hubert, nous avons fait le choix de parer au plus pressé et d'assurer une paix avant toute autre chose. Vous devez...
Je me levai d'un geste vif et frappai du plat de la main sur la table.
- Que dois-je, monsieur le président ? Allez-y, faites-moi rire ! Dites-moi comment vous pensez faire tenir une paix basée sur du vent !
Il y eut un cliquetis accompagné d'un hoquet étouffé et tout le monde se figea. Ma tête roula lentement sur son axe. Le garde du corps aux lunettes de soleil me tenait en joue.
- Ulrich, ce n'est pas nécessaire, dit Hubert d'une voix blanche. Rangez cette arme.
- Ulrich, relevai-je. Pas de chance pour vous.
Le garde ne répondit pas. Les cheveux coupés courts, il avait l'air musclé, serré dans son costume noir. Il était peut-être le supérieur des autres, car ceux-ci avaient posé la main sur la crosse de leurs revolvers, aux aguets. Je m'écartai de la table et avançai vers Ulrich d'une démarche tranquille. Il ne recula pas mais un tic agita sa lèvre.
- Retirez vos lunettes, ordonnai-je. Elles ne vous protégeront pas de moi, malheureusement.
- Luna..., souffla Niels.
Le bras du garde tressaillit et il lâcha son arme de la main gauche, la portant doucement à son visage. Il semblait lutter contre lui-même mais finit par enlever les lunettes, le visage contracté par l'effort.
- Vous...vous m'avez... forcé..., articula-t-il.
- Oui, opinai-je en me détournant de lui. Vous m'en voyez navrée.
D'un pas lent, les talons de mes chaussures résonnant sur le parquet, j'entrepris de passer derrière Hubert et de faire le tour de la table, les mains dans le dos. Une expression désapprobatrice barrait les traits de Niels et de son lieutenant tandis que Marissa avait l'air proprement horrifiée.
- Encore une preuve du danger que les GEN représentent pour vous, n'est-ce pas ? ironisai-je. Vous avez peur, monsieur le président. Vous savez que nous ne pouvons pas être contrôlés, mais que l'inverse n'est pas vrai. Est-ce que je me trompe en affirmant que vos gardes sont équipés de balles en composé ? Non, évidemment. Vous nous craignez, et vous craignez aussi pour l'avenir de votre peuple. Les français. Les français humains. Ce dont vous n'avez pas conscience, c'est que la paix est encore plus nécessaire pour nous, les GEN, que pour vous.
Je fis une pause, regardant Hubert avaler sa salive avec difficulté.
- Nous avons tout perdu, expliquai-je. Arrachés à nos familles, à nos vies, on nous a transformés en machine de guerre et effacé le reste. Nous n'avons plus de nom, plus de maison. Techniquement, nous sommes morts. Oui, les humains ont souffert et ont été décimés par mes semblables, mais il est plus que temps de comprendre que ceux qui ont tué les vôtres, Hubert, étaient du même sang que vous, avant. Quel est l'avenir de personnes sans existence légale, mon cher ? Sans papiers, sans nationalité ? Sans droits ? La sécurité sociale, je crois qu'on peut s'en passer étant donné notre résistance immunitaire, mais le reste ? Où avons-nous notre place ? Pourrons-nous travailler ? Loger au milieu des humains ? Nous marier ? Ou sommes-nous condamnés à errer dans le monde parce que personne ne voudra de nous ?
Je repris ma marche. Aucun ne me quittait des yeux et Ulrich n'avait pas rengainé son arme.
- Votre traité de paix ne donne aucune réponse à ces questions, jetai-je. Il ne traite d'aucun des sujets dont nous avons pu discuter à notre précédente rencontre après la fin des combats. Il est la porte ouverte à tous les débordements possibles vis-à-vis des miens, et je ne l'accepte pas.
Je me tournai vers Nacera puis vers Samuel.
- Nous ne l'acceptons pas.
- C'est une menace ? cracha le Premier Ministre.
- Une vérité. Votre présence à cette réunion après vos crimes me donne raison, Van Euen. Combien de temps avant une proposition de loi visant à ficher les GEN ? A restreindre leurs déplacements ? A exiger de savoir où ils sont, ce qu'ils font et avec qui ? Vous y avez pensé. Que pouvons-nous imaginer d'autre ?
Je fis semblant de me creuser la cervelle puis haussai les épaules :
- L'obligation de se présenter à des contrôles réguliers ? La création d'un quartier GEN sous surveillance ? Excellentes idées.
- Commandante, cela n'arrivera pas, affirma Hubert. Asseyez-vous, et...
- Si. Cela arrivera. L'Homme craint ce qu'il ne peut maîtriser, et il le détruit. Il en a toujours été ainsi et nous n'y échapperons pas si vous ne faites rien !
Le président hocha la tête et tendis les traités de paix à Marissa. La ministre les rangea expressément, comme si j'allais revenir sur ma signature. Hubert était si pâle que le voir tomber dans les pommes ne m'aurait pas surprise, mais je fus en revanche étonner par son aplomb lorsqu'il se décida à parler :
- Commandante Deveille, je sais que ce n'est pas ce que vous espériez. Mais les gens ont peur, ils se remettent à peine des traumatismes subis ces dernières années. L'ombre GEN a fait planer l'angoisse sur nombre d'entre eux. Si je demande aujourd'hui à ce que votre peuple soit confondu avec le mien, ils ne l'accepteront pas. Nous n'avons d'autre choix que de différer ces décisions, d'attendre l'adhésion du plus grand nombre pour le faire, sans compter que cela impactera forcément nos relations diplomatiques. Estimez-vous heureuse que vous soyez tous libre d'aller et de venir pour l'instant, et qu'aucune charge n'ait été retenue contre vous.
Ce « vous », c'était moi, et non la communauté GEN. Je le sentis dans chaque fibre de mon corps. Nacera avait eu raison, en un sens. C'était elle qui avait eu l'idée d'éloigner Aurélien Adam à l'étranger en prévision de ce jour. Gaspard avait refusé de disparaître à l'avance, mais il se préparait en cet instant à le faire. Nous ignorions à quelle vitesse iraient les choses désormais. Le traitement réservé aux GEN pouvait se dégrader très vite.
- Je suis venue défendre les intérêts des miens, dis-je posément. Vous le comprenez. Je ne romprai pas la paix, mais nous n'avons rien à nous dire tant que vous ne considérez pas mes demandes.
- C'est de la folie, Luna ! explosa Niels.
- Ne faites pas cela, insista Hubert. Luna, réfléchissez. Restez. Je vous propose d'intégrer mes services de sécurité et de conserver une position ici. Ce n'est pas négligeable.
Ah, voilà, on y était. Un piège, visible à des kilomètres, pour m'enfermer moi-même dans une nouvelle prison. Remarquable.
- Si, ça l'est.
Nacera se leva, sa chaise raclant bruyamment le parquet. Ulrich releva le canon de son arme pour mieux me viser et trois de ses collègues dégainèrent. Samuel repoussa à son tour sa chaise et sortit le premier sans que nul ne l'arrête.
- Au revoir, monsieur le président, lâchai-je. Si vous me cherchez, c'est moi qui vous trouverai. Espérant que vous changerez d'avis.
Je dévisageai Niels et Annabelle qui paraissaient avoir mordu dans un citron, puis fis volte-face. Je quittai la salle flanquée de Nacera, et lorsque nous fûmes dehors, je sentis la pression invisible de la visée d'un sniper dans mon dos.
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