Chapitre 8


Mon plateau en main, j'emboitai le pas à Léo et le posai sur le rail. Je pris tout d'abord mes couverts, puis le remplis d'un bol de céréales, de jus de fruit, de pain frais et de compote.

Le réfectoire était un endroit agréable en dépit de sa décoration dépareillée – chaises et tables de récupération dispersées un peu partout. C'était une grande pièce au sol carrelé, équipée d'une cuisine à gauche et presque toujours surchauffée. Les fenêtres floutées placées en hauteur apportaient un peu de lumière, et il y avait toujours du monde et du bruit. Il était possible de manger ici, ou bien dans les deux autres selfs situés dans le hangar 2 et au sous-sol, mais à chaque endroit, c'était le même service.

Le petit déjeuner était le seul repas où l'on pouvait se nourrir à volonté et avoir du choix : à midi et le soir, c'était un plat identique pour tous, avec des légumes, un féculent et de la viande ou du poisson, suivi d'un produit laitier et d'un fruit obligatoire. Les GEN et demi-GEN avaient le droit à deux portions du fait de leur consommation plus importante d'énergie. Il était formellement interdit de gaspiller, chacun étant par conséquent prié de mettre de côté ses préférences alimentaires pour terminer son assiette – et au diable les végétariens. Si on n'avait plus faim, soit on trouvait une âme charitable pour finit à sa place, soit on se forçait jusqu'à avoir les dents du fond qui baignaient, comme disait l'expression consacrée. Cela dit, je mangeais à la table de Léo, et n'avais pas à me soucier de cela.

Arrivée au bout du rail, je pris mon plateau et suivis Léo jusqu'à une table ronde dans un angle du réfectoire. Nous y mangions presque tout le temps, parfois obligés de nous serrer pour accueillir Samuel, Geb ou Amanda. Je me laissai tomber sur une chaise et avalai mon jus de fruit d'une traite tout en balayant la salle du regard.

- Nacera n'est pas là, dis-je à Gaspard qui prenait place à ma gauche. Catherine non plus, et je ne vois pas les autres membres de son unité.

Mon co-équipier se retourna et fit lui aussi l'inventaire des personnes présentes. Catherine Maliski était chef de l'U.I.T à laquelle avait été intégrée Nacera, et Gaspard la connaissait bien – pas autant cependant que Martial qui était sorti avec elle pendant deux ans.

- Ils ne sont sûrement pas encore rentrés, poursuivis-je, mais à cette heure-ci ils ne devraient plus être chez Langlais.

- C'est peut-être pour cela que le débriefing a été repoussé, suggéra Léo. Sinon, c'est qu'ils ne sont pas venus manger ici.

- Ou alors ça s'est moins bien passé que prévu, fit remarquer Gaspard.

- L'unité de Catherine comporte deux Améliorés en plus d'elle qui l'est à moitié, intervint Lynx qui arrivait juste, sans compter les deux autres membres humains de l'équipe. Si nous n'avons eu aucun mal à nous en sortir, il n'y a aucune raison que cela n'ait pas été pareil pour eux.

Lynx remonta ses culs de bouteille sur son nez et s'attaqua à son bol de café d'un air serein, comme si la discussion était close. Il était clairement plus à l'aise quand il s'agissait de pianoter sur un ordinateur que quand il fallait parler.

- Il a raison, tempérai-je. Irina Malcolm n'aura pas envoyé plus de monde au domicile de Langlais qu'à la tour de Lyon.

- D'ailleurs, qu'est-ce qui s'est passé avec ces Soldats Noirs ? voulut savoir Martial, juste en face de moi.

- Mis hors d'état de nuire. L'un d'eux à demandé à venir ici, il va passer au détecteur de mensonge.

Ma réponse laconique ne parut pas suffire à Martial qui me dévisagea de ses yeux gris mais il n'insista pas. Il n'en eut de toute façon pas le temps car Léo me défonça le tympan en hurlant à travers le réfectoire le prénom de Samuel. Le GEN blond, en haut de l'escalier, nous fit un sourire et alla se servir avant de nous rejoindre, ce qui obligea Martial et Gaspard à se décaler pour lui permettre d'installer une chaise.

- Eh, Sammy, s'écria Gaspard en s'étendant pour lui taper dans le dos, ça va, mec ?

- Ça va, et vous ? La nuit n'a pas été trop longue ?

Samuel rejeta les cheveux qui lui tombaient sur les yeux en arrière et s'assit à son tour. Il portait son uniforme de Revenant au col jaune, signe distinctif des pilotes, et ne s'était pas rasé.

- On a eu de la compagnie, mec, mais rien de bien méchant. Et toi ? Déjà sur le pied de guerre de bon matin ?

Mon compagnon enfourna la moitié de son omelette avec un peu de pain. J'ignorai à quelle heure il s'était levé puisque j'avais moi-même passé très peu de temps dans notre chambre.

- Niels a demandé de nouveaux essais de nuit, et on va continuer toute la journée. De la compagnie, tu dis ? Des Soldats Noirs ?

- Ils n'étaient que trois, expliquai-je. A mon avis, ils précédaient le gros de leur groupe, et on est partis juste à temps.

- Je suppose que vous avez réglé le problème.

Les yeux sombres de Samuel se rivèrent aux miens et je le sentis se tendre. Il attendait une réponse de ma part, mais n'eut le droit qu'à un acquiescement général autour de la table. Aucun de mes équipiers ne mentionna le fait que je m'étais débrouillée seule avec l'ennemi, mais à en juger par l'expression de Sam, il s'en doutait. Il savait que j'avais tué, une fois de plus, et cela ne lui plaisait pas. Mes méthodes faisaient l'objet de discordes entre nous, depuis quelques semaines, sauf que je n'avais pas du tout l'intention de m'en excuser.

- On va devoir vous laisser, dit soudain Gaspard, brisant le malaise. Lune, regarde ton bipper. On est attendus.

- Lequel d'entre vous me donne son petit déjeuner ? ricana Léo.

Je levai les yeux au ciel et poussai mon plateau vers lui.

- Mange, tu fais presque pitié avec si peu de chair sur les os.

Ma remarque fit éclater de rire Martial et Lynx, qui leva le nez de son bol.

- On se voit à l'entraînement, conclus-je en me levant. J'ai vu Amanda hier, elle a dit qu'elle passerait nous voir.

J'embrassai Samuel au vol histoire de le saluer et filai à la suite de Gaspard qui dévalai déjà les marches.

- A propos d'entraînement, dit-il alors que nous descendions vers la Fourmilière, une nouvelle unité a demandé à rejoindre nos séances.

- Laquelle ?

- Ce n'est pas vraiment une U.I.T, mais un groupe de patrouilleurs. Aurélien Adam en fait partie, ainsi que deux ou trois autres, d'après ce que Léo m'a dit. Ils sont venus assister à un entrainement jeudi dernier et ça leur a donné envie d'en faire autant.

- Pourquoi pas, opinai-je. Ils savent se battre comme tout le monde, on verra bien ce qu'ils donnent.

Nous dépassâmes un premier pallier pour nous enfoncer sous terre.

Intérieurement, j'étais plutôt satisfaite par l'annonce de Gaspard, car les sessions d'entraînement dont il parlait faisaient aussi partie des attributions que je m'étais octroyées moi-même au fil des semaines. Lorsque j'avais rejoint l'équipe de Gaspard et des autres, j'avais dû m'adapter à leur groupe et me plier à certaines contraintes de combat, mais au final c'était moi qui avait le plus à leur apprendre. J'avais commencé à leur donner des conseils, à rectifier leurs positions, leur approche de l'ennemi. Car c'était là tout le nœud du problème : cette guerre se gagnerait ou se perdrait au corps-à-corps une fois qu'Irina aurait décidé de frapper. Chaque unité qui avait demandé à s'entraîner avec nous apprenait la même chose : tuer des GEN. Un seul d'entre eux n'avait aucune chance, mais par équipe et avec une stratégie, cela devenait possible – du moins l'espérais-je. Il leur fallait connaître de nouvelles techniques d'attaque et de défense, cerner les faiblesses ennemies, améliorer leur force et leur vitesse. Je pouvais leur enseigner cela.

Nous parvînmes enfin au sous-sol requis, et nous avançâmes vers ce que l'on appelait le « bureau des opérations », là où les décisions stratégiques étaient prises et où l'on recevait les ordres de mission. La porte était ouverte et j'entrai la première sans frapper.


***


Albert Niels passa les doigts dans ses cheveux noirs et ras, puis se laissa aller en arrière sur sa chaise de bureau. Il eut le geste machinal de porter son stylo à ses lèvres comme s'il s'était agi d'une cigarette puis le jeta sur le bureau, agacé. L'interdiction de fumer dans les souterrains s'appliquait à tous, et il s'était de plus promis d'arrêter même si cela ne fonctionnait pas très bien.

- Albert ? Ils sont tous là.

Annabelle entra souplement dans la pièce, ses cheveux clairs lâchés sur ses épaules. Elle referma la porte derrière elle et avança. L'Améliorée était vêtue en civil, plutôt élégamment, même, et dégageait bien plus de douceur que sa jumelle actuellement en déplacement au Portugal pour rencontrer des financeurs potentiels.

- L'agent Maliski est salement amochée, ajouta-t-elle, mais elle a tenu à venir avant de se faire soigner. Nous ne devrions pas traîner.

Niels se leva en étirant sa nuque raidie par des heures de travail dans cette salle sans fenêtre. Encore plus que les nuits blanches qu'il passait à tenter d'organiser ses troupes et à trouver des fonds pour la cause, il ressentait jusqu'au fond de son être qu'il n'avait jamais été aussi proche du final. Le monde survivrait ou sombrerait bientôt.

- La commandante Deveille ? demanda-t-il.

- Elle est là, avec le lieutenant Olbec. Apparemment ils s'en sont tenus au plan initial sur cette mission.

- Une fois n'est pas coutume, bougonna Albert. Si l'Ange Noir n'était pas un symbole aussi fort, je crois que je me passerais de ses services.

Annabelle eut un sourire indulgent, la main sur la poignée de la porte donnant directement sur le bureau des opérations. Elle se montrait méfiante à l'égard de Luna Deveille, mais son avis n'était ni aussi négatif ni aussi arrêté que celui de Maddie.

- A quoi est-ce que tu t'attendais ? Pour s'être moquée de Marx pendant trois ans en œuvrant contre lui juste sous son nez, il fallait quand même un peu de caractère. C'est elle qui a sorti tout ce monde de l'Institut. Steve Marx est un atout de choix, et nous avons gagné un certain nombre de soldats plus que compétents.

- Elle avait intérêt à le faire, pour que je protège sa famille, protesta Niels.

- Entre nous, tu crois réellement qu'elle en a besoin ? Si Luna décidait qu'elle n'a plus besoin de toi pour ça, et qu'elle ne veut plus faire partie de la rébellion, elle n'aurait qu'à partir et assurer la sécurité de ses parents seule. Elle vaut plus qu'un bataillon de soldats, elle n'aurait pas grand mal à le faire.

Albert hocha la tête. Annie avait raison, en un sens, mais il avait souhaité que Luna se montre un peu plus coopérative au lieu de transgresser toutes les règles et de faire rager Madeleine à chaque fois qu'elle la croisait. Cependant, il devait bien admettre qu'elle était efficace et que les Revenants l'admiraient.

- Si Allan n'avait pas été tué, cela aurait été beaucoup plus simple, commenta Niels.

- Je te suggère de ne pas lui faire ce genre de réflexions. Le docteur Firell en a pris pour son grade en tentant de lui faire une évaluation psychologique, à mon avis il ne recommencera pas. Il était tout pâle quand je l'ai vu sortir de son cabinet.

Le chef Revenant vit Annabelle réprimer un sourire à cette simple idée – elle ne portait pas le médecin dans son cœur – et secoua la tête :

- J'avais compris. Luna Deveille a probablement plus souffert que n'importe lequel d'entre nous, mais je ne voudrais pas que cela nuise à notre organisation. Si elle perdait les pédales, si elle craquait... Tu as vu comme moi de quelle violence elle est capable.

- Nous la surveillons, Albert. Tu la voulais dans ton camp, tu l'as. On y va ?

Albert Niels opina du chef et la suivit. Après le fiasco de Marwa Sylva, la Veuve, il ne restait plus qu'à croiser les doigts pour que l'Ange Noir ne se retourne pas contre lui. 

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