Chapitre 79

Le hall était assez étroit, de forme rectangulaire et donnait au bout de quelques pas seulement sur un escalier de pierre qui grimpait dans les étages. Un carrelage blanc et noir comme un damier en diagonale recouvrait le sol et se poursuivait dans le long couloir ouvert sur la droite. Un ascenseur et des toilettes encadraient l'escalier, et, enfin, une porte de bois vernis s'ouvrait à gauche sur une salle dont l'intérieur ressemblait fortement à une salle de réunion, d'après le peu que je voyais. Trois s'y trouvaient, discutant en rond, tandis que je pénétrai dans le hall désert.

Feignant d'ignorer le volume sonore qui avait sensiblement baissé à mon entrée, j'emboitai le pas à Nacera qui s'était immédiatement approchée d'Annabelle Maturet, seule au bas des marches. La GEN avait les traits figés, une main sur la rambarde et l'autre serrée sur sa pochette de cuir noir. Ses cheveux si clairs qu'ils en paraissaient blanc étaient simplement lissés et elle ne portait aucun maquillage ou bijou, seulement un tailleur vert d'eau ajusté. Elle eut un sourire qui n'atteignit pas ses yeux en nous voyant arriver.

- Vous voilà. Albert va être rassuré, j'ai bien cru qu'il allait nous faire un ulcère à force de voir les minutes défiler sans vous.

- Il se faisait du souci pour rien, commentai-je d'un ton léger. Je ne suis jamais en retard.

Annie hocha la tête, ce même sourire factice aux lèvres.

- Comment allez-vous, Annabelle ? s'enquit Nacera.

- Très bien, affirma l'autre. Les dernières semaines ont été chargées. Je n'ai jamais vu la Fourmilière aussi agitée, alors même que sa population a diminué de plus de moitié.

- Nous ne vous avons pas vue à l'hommage national rendu aux morts, relevai-je.

- Je n'ai pas de morts à pleurer, répliqua sèchement le lieutenant.

- Vos frères d'armes tombés au combat seraient ravis de l'apprendre.

La GEN cilla et une veine sur sa tempe se gonfla. Elle ne changea pas d'expression, mais je sentais qu'elle était blessée. Tant mieux. Elle résumait la guerre à la disparition de sa sœur dont on n'avait pas retrouvé le corps. Je savais aussi qu'elle avait refusé qu'une tombe soit érigée pour Madeleine, niant en bloc son décès probable. Certains auraient considéré que proposer une sépulture de victime de guerre à une femme qui avait failli tous nous tuer récompensait un peu trop ses actes, pareillement à ceux de Lynx, mais je ne me prononçais pas sur la question, étant donnée l'étendue de mes propres crimes. Je trouvais juste qu'Annie oubliait un peu vite les vies sacrifiées. Nacera vint à sa rescousse et brisa le silence qui s'était installé.

- Que va devenir le quartier général ? Stone m'a parlé d'un projet de réfection.

Annabelle se tourna résolument vers elle et entreprit de répondre avec force de détails, mais je n'écoutai pas. Albert Niels était apparu dans le coin de mon œil et se dirigeait vers moi. Lorsqu'il fut à ma hauteur, j'affectai une surprise polie et le saluai.

- Oh, Albert. Comment allez-vous ?

- Bien, merci. Puis-je vous parler un moment ?

- Bien sûr.

Je pris congé d'une Annabelle de toute évidence ravie de me voir m'éloigner et acceptai le bras de Niels qui me guida près de l'ascenseur, loin des conversations. Les occupants du hall commençaient à rejoindre la salle de réunion, à petits pas.

- Vous avez bonne mine, Albert.

- Ma blessure est guérie depuis longtemps, confirma Niels en lissant son costume. Je n'ai pas du sang GEN pour rien, commandante.

Il mit les mains dans ses poches et me dévisagea. Il avait quelque chose à me dire mais ne savait pas comment commencer.

- Nous nous sommes peu croisés depuis la dernière bataille, débuta-t-il au bout d'une seconde. Vous et le soldat Olbec êtes très occupés.

- Comme chacun de nous, Niels. La paix relative dans laquelle nous vivions n'est pas encore synonyme de grasse matinée.

- Vous avez raison. On m'a dit que... que vous étiez retournée voir vous parents.

- C'est exact. Les nouvelles vont vite, mais ce n'est pas un secret.

- Cela a dû leur faire un choc, après toutes ces années.

- Plutôt, oui, lâchai-je en riant. Ils ont eu du mal à digérer la nouvelle, mais tout va bien à présent.

- Je suis content pour vous, commandante.

Bon, d'accord, là, je ne disais pas toute la vérité mais Niels n'avait pas besoin d'en savoir plus. La vie m'avait appris que plus les gens en savent sur vous et plus ils peuvent s'en servir contre vous. Préciser que ma mère était tombée dans les pommes le jour de ma venue, alors que j'avais envoyé Gaspard afin de préparer le terrain était inutile. Lui dire que depuis, j'avais revu mon père trois fois au restaurant dont une sans mon compagnon, mais que ma mère ne voulait pas me voir malgré le fait qu'elle bombardât mon père de questions à son retour l'était aussi. Je prenais déjà suffisamment de risque en m'affichant publiquement avec Gaspard alors que la situation n'était pas stabilisée.

- Et votre frère ? reprit Albert.

- J'ignore encore où il se trouve, fis-je, une pointe de regret dans la voix. De toute évidence, il n'est pas décidé à refaire surface. Le contact qui m'aurait permis de le localiser a été retrouvé éventré dans la Loire.

- Le drôle de monsieur avec un chapeau ? Le chauffeur ? Monsieur Tom ?

- Celui-là. Il fournissait aussi des faux papiers. Pour l'instant, je n'ai pas de piste pour retrouver Nathan, mais je pense qu'il a mis les jumeaux en sûreté. Amanda est sur leur trace, de toute façon.

Mon second mensonge passa comme une lettre à la poste. Je savais précisément où était Nathan, de l'autre côté de l'Océan, tandis qu'Amanda menait ses recherches au sud de la France. J'avais choisi de ne pas le contacter et de ne donner aucune information à la jeune Noire parce que l'avenir me semblait pour le moment trop flou pour exposer ses fils au grand jour. Si quelque chose tournait mal, ils seraient plus en sécurité ainsi. J'avais encore assez de contacts et de moyen pour couvrir leurs arrières et brouiller la piste. Je pouvais les aider à se cacher des années si nécessaire. Encore une fois, j'avais décidé à la place de leur mère, mais Tim et Léo méritaient de grandir loin de la violence. Je considérais qu'Amanda avait refusé de faire de choix en n'envisageant pas d'aller se cacher avec eux, et j'étais liée à Tribal par ma promesse. Sous-entendre à Albert Niels qu'en plus d'avoir perdu le moyen de retrouver mon frère à cause de la mort de monsieur Tom, je n'avais plus de contact pouvant me fournir des documents d'identité factice était un double avantage. Car, évidemment, ce n'était pas vrai.

Niels se racla la gorge et se dandina d'un pied sur l'autre.

- J'ai des nouvelles, commandante, dit-il enfin.

- Je vous écoute.

- L'Institut et les Laboratoires Bollart ont été vidés avant-hier matin. Le président et moi-même avions constitué une équipe d'intervention.

Ça, je le savais déjà, pour avoir refusé d'en faire partie.

- Restait-il des GEN à l'intérieur ?

- Une poignée de gardes sur les deux sites et une vingtaine de prisonniers humains à l'Institut tout au plus. Ils n'ont subi aucune modification génétique et sont en pleine santé, bien qu'un peu secoués. En revanche, nous avons trouvé beaucoup de matériel médical et d'armes dans les sous-sols, certaines d'une technologie supérieure à ce que nous avons vu jusqu'ici.

- Je suppose que le gouvernement va les faire étudier par ses ingénieurs ? suggérai-je.

Albert Niels me regarda droit dans les yeux, une expression réservée au fond de ses pupilles sombres.

- C'était l'idée d'Hubert, Luna, mais les camions blindés transportant les armes ont été déviés de leur route et retrouvés vides près de Brest. Les chauffeurs ont été drogués et attachés sur leurs sièges, et les gardes ont subi le même sort dans les remorques.

Il étudiait ma réaction, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Je haussai les sourcils :

- Des tonnes d'armes ne se volatilisent pas comme cela.

- La piste envisagée est qu'il s'agisse de l'œuvre d'un GEN. Ou de plusieurs, pour réussir un coup pareil.

Je soupirai avec une petite moue ennuyée, juste ce qu'il fallait pour ne pas réagir de manière disproportionnée pour une GEN. Je jetai un œil autour de nous et me rapprochai de Niels.

- Il y a encore des partisans d'Irina dans la nature, Niels, dis-je sur le ton de la confidence. Tous n'ont pas gentiment attendu que votre équipe arrive dans les murs de l'Institut. Ces gens sont dangereux, encore plus s'ils se sont armés.

Le Général opina :

- Je le sais. Hubert a demandé notre soutien pour les retrouver.

- J'ai des contacts au marché noir. Je vais voir ce que je peux obtenir et je vous mettrai en lien avec eux. Ceux qui ont dérobé les armes peuvent aussi avoir pour but de les fournir à d'autres pays. Il risque d'y avoir des tensions diplomatiques dans les mois à venir. La perspective que la France héberge un genre de supersoldats ne doit pas réjouir tout le monde.

Je ponctuai ma dernière phrase d'un peu de charisme pour la forme et Niels n'ajouta rien, convaincu. Il ne pouvait pas me soupçonner, de toute manière, je m'en étais assurée, tout comme il ne remettrait pas la main sur le chargement de sitôt. Balancer dans les fonds marins de vieux engins de guerre pour servir d'abris à poissons, c'était à la mode, non ?

Nacera choisit cet instant pour revenir vers moi et me toucher le coude, indiquant la salle de réunion. Tous ceux qui n'avaient plus rien à y faire en sortaient, tandis que les rares personnes conviées dépassaient les lourds battants.

- C'est l'heure, crut utile de préciser Albert Niels.

La salle était immense et meublée dans un style moderne qui tranchait radicalement avec le parquet à chevrons ciré, les moulures en haut des murs et la cheminée en marbre. On y avait disposé une table ovale constituée d'un plateau de verre et de pieds en fer forgé, ainsi que des chaises au design si novateur que je me demandai s'il était réellement possible de poser mon derrière dessus sans finir les quatre fers en l'air. Niels fut le premier à s'asseoir, et comme restait bien ancré sur ses fesses, je pris moi aussi le risque.

« Albert Niels, Général de la rébellion – Représentant Revenant », était placé à trois chaises de moi sur la droite, son petit carton de présentation posé devant lui, tout près d'une bouteille d'eau minérale et d'un verre à la propreté étincelante. Il était flanqué d'« Annabelle Maturet, Représentante GEN » d'un côté et de « Samuel Pidet, Représentant GEN », de l'autre. Une place encore vacante séparait ensuite celle de Samuel de la mienne, appartenant à Nacera. J'étais pour ma part désignée par « Commandante de l'Armée Noir – Leader de la faction GEN ». Le reste de la table était vide et je balayai les pancartes restantes des yeux. Eric Hubert était installé en face de moi, sur l'autre bord de l'ovale, puis venait « Marissa Kadi, Ministre des Armées – Représentante demi-GEN ». Steve Marx « Représentant GEN », complétait cette partie de la table, mais je savais qu'il ne viendrait pas.

Hubert fut le dernier à s'asseoir, accompagné du dernier individu dont la présence ne me réjouissait absolument pas et dont j'avais souhaité l'absence. Alexander Van Euen, Premier Ministre. Je dardai immédiatement un regard froid comme la glace sur l'homme.

Non, mais qu'est-ce qu'il foutait ici, lui ? Après ce qu'il avait manigancé dans le dos du président, il pouvait encore se pavaner dans ses fonctions ? Peser dans la balance de l'avenir des GEN ? Cela, je ne l'admettais pas. Il avait détruit la capitale, mis des milliers de personnes à la rue et manqué de tuer tous ceux qui résistaient à Irina dans son superbe plan. A part peut-être le titre du plus gros abruti que la Terre ait porté, il ne méritait rien. Sa présence était une insulte à la paix que prétendait vouloir Hubert.

Van Euen défit un bouton de sa veste, cherchant à éviter mon regard, mais n'y tint finalement plus. Il détailla mon visage, un mélange de répulsion et de désir déformant ses traits. Il paraissait se tendre vers moi en même temps qu'il tentait de reculer. Nacera souffla par le nez pour masquer son hilarité, ayant bien remarqué mon petit jeu. Le Premier Ministre réussit à s'asseoir lourdement, lui évitant la honte de rester planté debout, son corps affichant clairement son attirance et la coupe serrée de son pantalon. Je rompis alors tout contact visuel et souris largement à Hubert, une auréole au-dessus de la tête. Gaspard aurait adoré voir ça.

Un petit silence suivit durant lequel le Président rassembla ses papiers, et je remarquai l'entrée discrète d'hommes en noir, dix au total, équipés d'oreillettes, qui se postèrent aux portes. Leur costume impeccable dissimulait une arme, et ils bouchaient chaque issue en patrouillaient le long des fenêtres. L'un d'eux portait des lunettes de soleil qui faisaient très « agent secret », mais cela ne lui donnait pas l'air plus aimable que les autres.

Les portes refermées, l'un des gardes fit signe à Eric Hubert qui se racla la gorge et lorgna dans ma direction avec une mimique gênée. Qu'il se rassure, je n'étais pas née de la dernière pluie. Ces gars-là le protégeaient aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur de la pièce.

Le Président se reconcentra rapidement sur la petite assemblée et fit rouler ses épaules. Les négociations débutaient.

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