Chapitre 78
Deux mois plus tard...
Un automne froid avait repris ses droits et l'herbe humide de rosée froide renvoyait les rayons du soleil entre les tombes alignées en interminables rangées, blanches et nues. Pas de croix, juste des rectangles immaculés paraissant sortir de terre, tous identiques. Il y en avait des milliers.
Gaspard renifla tout bas et s'accroupit pour déposer la gerbe de fleurs colorées qu'il avait choisie pour Léo. Il se redressa, digne dans son costume noir très sobre, l'œil malheureux, et me prit par la taille. Lui laissant le temps de se recueillir, j'observai discrètement les alentours de l'immense cimetière fraîchement inauguré en l'honneur des morts que la guerre contre les GEN avait fait. Les allées étaient presque vides, seules quelques personnes erraient entre les tombes dans un silence total. La cérémonie qui avait précédé cela n'avait pas été plus animée. Le discours du président était parfait, émouvant, et chacun avait versé sa larme, mâchoires serrées. La peine étreignait encore le pays. Malgré tout, peu de gens venaient fleurir les tombes des morts. De nombreuses victimes n'avaient pas été identifiées, et pour tous les GEN, les familles humaines prévenues du sort de leurs proches n'avaient pour la plupart pas souhaité venir. Apprendre qu'une épouse ou qu'un frère était devenu un mutant était une chose. Lui rendre directement visite au cimetière en était une autre.
- Allons-y, décida finalement Gaspard en m'entrainant plus loin.
Nous longeâmes les sépultures sans rien dire jusqu'à nous arrêter deux allées plus loin. Steve Marx, le dos raide comme une planche, fixait le nom d'Ismaël sur le marbre, les joues baignées de larmes. Nacera lui tenait la main, le soutenant de son mieux. Le soldat Adam n'était nulle part en vue.
Gaspard serra Steve contre lui puis s'écarta et le regard de l'ancien amnésique croisa le mien. Je m'attendis à ce qu'il me demande de partir – après tout, j'avais tué l'homme qu'il aimait – mais Steve me tomba dans les bras en sanglotant. Je lui rendis son étreinte. La situation se passait de mots. L'abandonnant à sa peine, je poursuivis ma route, flanquée de Gaspard, à la fois impatiente et angoissée. Et puis ce fut là.
Allan Vallet
Pas de dates, rien d'autre que son nom en lettres légèrement dorées. Le bouquet de roses que je tenais contre moi me parut peser une tonne et ma gorge se noua. Les yeux brûlants, je me baissai, prenant garde à ne pas mouiller mes genoux, et installai les roses contre la pierre. Je me relevai lentement.
- Maintenant il repose en paix, dit doucement Gaspard.
J'opinai, posant ma tête contre son épaule. Il n'y avait pas de corps, là-dessous, bien sûr, mais au moins mon mentor avait le droit à une sépulture décente. Son nom était inscrit parmi ceux des victimes de la guerre, sur le monument inauguré à deux pas de là par Eric Hubert, une demi-heure plus tôt. Un beau moment d'unité solennelle...
- J'aurais aimé qu'il te connaisse mieux que ça, commentai-je avec nostalgie.
- Moi aussi. Je suis certain qu'il m'aurait déballé plein de dossiers sur toi.
J'eus un rire mesuré, afin de ne pas faire preuve d'une frivolité déplacée dans un lieu pareil.
- Il n'existe pas de dossiers sur moi, Olbec. Je suis la dignité personnifiée.
Gaspard fit mine de s'étrangler et se racla faussement la gorge. Son amusement passé, alors que je contemplai encore la pierre tombale, je sentis qu'il se tournait un peu, louchant derrière nous.
- Vas-y, conseillai-je. Tu le regretteras, si tu ne le fais pas.
Une rangée derrière, cinq tombes plus à gauche, avait été enterré Lynx. Niels avait décidé de lui offrir à lui aussi une place parmi les victimes, ce qu'il était probablement si l'on regardait les choses sous un certain angle. Sa trahison avait été causée par sa peur, et l'Institut en avait profité. Gaspard avait du mal à pardonner ses actes, mais une partie de son cœur s'attristait de la perte de son ami. D'ailleurs, j'avais vu Martial se rendre sur la tombe avec hésitation, et la présence de son équipier lui serait bénéfique.
- Je te retrouve après, insistai-je.
Gaspard acquiesça et s'en fut rejoindre Martial. En me reconcentrant sur la tombe de mon mentor, j'aperçus une silhouette masculine sous les platanes bordant le cimetière. Samuel, les mains dans les poches et les yeux braqués sur moi. Il était allé voir la sépulture de Tribal, alors même qu'Amanda s'était volatilisée au lendemain de la bataille de Paris, plusieurs semaines auparavant. J'étais d'avis qu'elle ne reviendrait pas de sitôt.
Je décidai d'ignorer Samuel qui, heureusement, ne vint pas vers moi. Nous nous parlions cordialement depuis la fin de la guerre, mais cela n'allait pas plus loin. L'amertume dans le pli de sa bouche m'indiquait qu'il vivait assez mal ma relation avec Gaspard, un simple humain. Il se contenta cependant de gagner la tombe d'Ismaël.
Resserrant les pans du long manteau noir à boutons dorés, enfilé par-dessus une combinaison sans manche noire resserrée à la cheville, juste au-dessus de mes escarpins, j'inspirai un grand coup.
- Adieu, Allan, soufflai-je.
Je fermai les yeux, me rappelant de chaque mot de sa lettre. C'était à moi de dire au revoir, désormais.
Des doigts effleurèrent doucement les miens, s'attardant sur les phalanges raccourcies. Je tournai légèrement la tête et un sourire triste releva mes lèvres.
- Allan.
- Luna.
Il était là, comme dans le souvenir précis et inaltérable que j'avais de lui. Ses yeux de glace, intenses, accrochèrent les miens. Impeccablement vêtu d'un costume bleu marine, il se tenait nonchalamment debout près de moi, sa main gauche dans la poche. Un air rieur traversa ses traits aigus.
- On dirait que tu as vu un fantôme, dit-il d'une voix douce.
- Va savoir, soupirai-je. C'est peut-être le cas.
Il haussa les épaules et avisa sa tombe.
- Alors, c'est ici ? Ma dernière demeure, comme on dit. C'est terminé, cette fois.
- De ton vivant, tu aurais dit que rien n'est jamais vraiment fini.
- Pas faux. Ça sonne bien, en plus.
Il passa une main dans ses cheveux puis lorgna par-dessus mon épaule. Gaspard se trouvait dans son champ de vision, accompagné de Martial, et de Nacera, à présent.
- C'est quelqu'un de bien, commenta Allan. Je ne sais pas si j'aurais supporté son humour, mais il est celui qu'il te faut.
- Comment ça ?
- Il t'aime. Mais il n'est pas le seul.
- Alors, pourquoi lui ?
Allan s'accroupit pour scruter les lettres de son nom. Je pouvais percevoir jusqu'à son odeur familière, et sa chaleur.
- Tu le sais très bien, au fond de toi. Il réveille ton humanité. Il apaise ta haine et ta douleur. Un GEN n'aurait fait que l'attiser.
- Je ne suis pas avec Gaspard pour qu'il me serve à quelque chose, protestai-je.
- Ton cœur a choisi. Et il sait tout cela.
Allan se releva et se planta face à moi. Il prit mon visage entre ses mains et je fermai les yeux à son contact.
- Tu vas t'en aller, articulai-je. Je ne te verrai plus.
- Tu crois que tu vas te débarrasser de moi comme ça, Luna Deveille ? Je ne suis pas aussi tenace que toi quand il s'agit de rejeter la mort, mais tout de même. Tu tiens de mon entrainement un certain nombre de tes qualités.
Il me serra contre lui, fort, palpable.
- Je serai toujours avec toi, Luna.
Mon mentor glissa une main entre nous, contre mon cœur. Je hochai la tête, la joue contre la sienne. Allan me lâcha et recula de quelques pas.
- Je suis fier de toi, et je t'aime. Mais j'ai commis une erreur qu'il me faut réparer.
- Allan...
- Ne vis pas pour nous deux. Vis pour toi.
Un sourire énigmatique, un de ceux dont il avait le secret, illumina ses yeux glacés et il fit volte-face. Je le regardai s'éloigner entre les tombes, puis disparaître derrière un platane.
Une larme roula sur ma pommette et se perdit dans l'herbe.
- Ça va ?
Je ne sursautai pas, ayant entendu Gaspard approcher. J'essuyai ma joue d'un geste vif. Le Revenant prit la main abandonnée par Allan et je surpris son regard dirigé sous les arbres. Il ne fit aucune remarque, mais j'eus le sentiment qu'il savait ce que j'avais vu.
- Oui, tout va bien, répondis-je. Et toi ? Martial est parti ?
Tirant sur le bras de Gaspard, je lui fis signe de me suivre et nous quittâmes à petite allure le cimetière pour regagner la voiture. L'heure tournait et le temps de se recueillir était passé.
- Il avait besoin de s'isoler. Voir la tombe a réveillé sa colère contre Lynx, et il a du mal à la gérer.
- Je suis déjà étonnée qu'il soit venu à la cérémonie, tu sais. Stone lui est d'une grande aide pour se contrôler.
- Ils projettent d'aller à Londres ensemble, confirma mon compagnon, railleur. Un petit voyage en amoureux !
- Je voudrais être une mouche pour assister à la nuit de noces.
Gaspard stoppa net sur le trottoir, les yeux sur le point de sortir de leurs orbites et la bouche ouverte.
- Tu es dégoûtante, Luna. Je ne vais pas dormir pendant une semaine avec une image pareille en tête.
- Petite nature, pouffai-je. C'est ta spécialité, ce genre de commentaires !
- Mon dieu, mais qu'ai-je fait ? demanda-t-il en ouvrant les bras avec emphase. Je l'ai contaminée !
- Ça va, remets-toi, ricanai-je. Harvey aime les femmes.
- Tu as semé le doute !
Le Revenant agita l'index d'un air grave qui me fit lever les yeux au ciel, puis dégaina ses clefs de voiture et déverrouilla un superbe SUV rouge garé à quelques mètres. Appuyée sur la carrosserie luisante, Nacera patientait.
- Prêts ? s'enquit-elle.
Nous prîmes place dans la voiture et Gaspard lança le moteur. Notre destination se trouvait tout près, non loin des quais, et nous y fumes en quelques minutes sans qu'un mot n'ait été échangé. Les yeux sombres de Nacera dans le rétro intérieur trahissaient une imperceptible tension qui s'accentua lorsque Gaspard se gara devant la préfecture de Lyon, immense bâtiment ancien. Ses trois grosses portes de bois travaillé étaient ouvertes et des gens bien habillés y entraient au compte-goutte.
Nacera gicla littéralement de l'habitacle, sa veste sous le bras, pour se poster à deux pas de la voiture en m'attendant. Elle était sublime dans sa robe vert émeraude moulante lui arrivant au genou, les jambes galbées par des sandales ouvertes dorées. Sa peau cuivrée n'en était que mise en valeur, et elle avait tressé un côté de sa chevelure lisse. Comme moi, elle avait maquillé ses yeux de noir et mis du rouge à lèvre. De quoi faire tomber dans les pommes tous les humains qui ne seraient pas habitués à côtoyer des GEN.
La vue de la préfecture et des véhicules qui s'y arrêtaient, déchargeant des personnes d'importance me fit froncer les sourcils. Les poils de ma nuque dégagée par ma coiffure de boucles relevées se dressèrent sous l'effet d'un présentiment.
- Gaspard ?
- Oui, amour de mon cœur ?
Je lui claquai la cuisse.
- On fait comme on a dit. Maintenant.
Je regardai Gaspard au fond des yeux tout en défaisant ma ceinture. Il recouvra instantanément son sérieux.
- Tu es sûre ? Maintenant ?
- Oui. Tu as promis.
- Je sais.
Je récupérai ma pochette en cuir noir, agrémentée d'une chaînette dorée et l'ouvrit. Je sortis mon arme, et la rangeai dans la boite à gants avec son chargeur. La main sur la poignée de la porte, je tendis l'autre et attirai Gaspard contre moi pour l'embrasser.
- A plus tard, dit-il au creux de mon oreille. Je t'aime.
- Je t'aime, répétai-je. Sois prudent.
Nous nous séparâmes et je descendis du SUV sans un coup d'œil en arrière. Nacera adressa un signe de la main à notre chauffeur et nous commençâmes à gravir les marches du perron.
- Allons-y, lâcha-t-elle en franchissant la porte.
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