Chapitre 76

La devanture sobre et moderne de l'hôtel, dans les tons de rouge et blanc, n'était pas éclairée malgré l'heure tardive. Sam gara le van juste devant l'entrée, sur le trottoir, sans se formaliser de chercher une place. De la musique nous parvenait jusque-là.

- Les hôtels en périphérie de la ville ont été réquisitionnés pour loger tout le monde en attendant la fin des recherches, m'expliqua Nacera, assise côté passager. Niels ne veut pas faire rentrer tout le monde à la Fourmilière tant que le calme n'est pas réellement revenu.

- Des humains et des GEN cohabitent là-dedans ? m'enquis-je, les sourcils haussés.

- Oui, comme au quartier général. Ça te surprend ?

J'ouvris ma portière et le chien me devança pour sortir.

- Disons que je me demande jusqu'où durera cette belle entente. Les Revenants ont été disciplinés par Niels pour faire abstraction des différences, mais l'adversité rapproche toujours les gens. En temps de paix, ce n'est pas pareil.

Nacera eut un rictus inquiet dans le rétroviseur, puis quitta à son tour l'habitacle. Elle entreprit d'aider Samuel à décharger le matériel présent à l'arrière du van tandis que je me dirigeai vers la porte. Je n'avais jamais été aussi lasse de toute ma vie. Je stoppai net devant la porte.

Etais-je forcée d'entrer ? Qu'elles soient de haine ou de joie, mon retour ne serait pas sans réactions. Je ne pouvais espérer qu'on me laisse tranquille et qu'on m'oublie. Après les recherches, il y aurait des cérémonies officielles d'hommage aux victimes. Des grands discours sur l'avenir du pays et sa reconstruction. Des débats sur la place des GEN. Je devrais y prendre part et m'exposer. Ou alors, je pouvais disparaître maintenant.

Je pivotai sur mes talons et observai les immeubles voisins. L'hôtel se situait dans une ville proche de Paris, loin de la destruction, mais les habitations avaient tout de même été évacuées avant le début des combats. Dans le calme et le noir, personne ne verrait rien. J'étais fatiguée. Tellement fatiguée.

Avec un soupir, j'entrai dans l'hôtel, flanquée du chien.

Malgré la musique perceptible de l'extérieur, l'ambiance était assez mesurée dans le hall de l'hôtel et dans les salons adjacents dont les portes étaient ouvertes. Sans pour autant être dans la liesse générale, on riait, conversait joyeusement. Ici, on partageait un verre au bar, et là, on jouait du piano. Des sourires barraient les visages.

Je fis quelques pas en avant et, aussitôt, les regards se tournèrent vers moi pour ne plus me lâcher. Le volume sonore baissa sensiblement jusqu'à atteindre le silence à mesure de ma progression et les GEN présents se levèrent. Je me figeai, au centre de l'attention. Et puis, soudain, Harvey Matthews fut là et posa doucement sa main sur mon épaule qu'il pressa.

- Merci, souffla-t-il. Merci.

Je lui retournai le geste en appliquant ma paume sur son poignet énorme, puis sentis les gens se rapprocher de nous. D'autres mains me touchèrent tandis que les bras s'enchevêtraient et que les uns prenaient les autres par les épaules. Une espèce de chaîne vivante se constitua au milieu de la pièce et je sentis mon estomac se tordre d'une drôle de façon.

N'était-il pas curieux d'être ainsi le point qui réunissait tout ce monde ? J'étais celle qui avait à elle seule causé le plus de souffrance aux humains. Tué, massacré, manipulé. Pour ma propre liberté, j'avais servi les dessins de l'Institut sans pitié. Et c'était autour de moi que se massaient Hommes et GEN, sans distinction. Des paires d'yeux empreintes de respect et d'un peu de crainte me scrutaient, mais lorsqu'une tête s'inclina devant moi, en entraînant une autre, je lâchai Stone et levai doucement la main.

- Non, dis-je fermement. Pas de ça.

J'attendis que l'on s'écarte un peu de moi pour reprendre plus fort :

- C'est à vous qu'il faut dire merci. A chacun de ceux qui a risqué sa vie pour en arriver à être libre, aujourd'hui et pas à moi. Vous êtes les vrais héros de cette guerre, tous autant que vous êtes. La victoire vous appartient.

L'approbation fit opiner du chef quelques Revenants et j'en profitai pour tourner un peu sur moi-même et m'adresser à tous.

- La victoire vous appartient, répétai-je. L'avenir, et ce que vous en ferez, aussi. Souvenez-vous de ce soir, et de notre unité, souvenez-vous de tous ceux qui ont combattu près de vous, GEN, humains, ou les deux. Rappelez-vous ce que vos différences ont permis. La paix.

Des vivats se firent entendre, des mains se levèrent au ciel et je souris en sortant lentement du cercle qui s'était formé autour de moi. On me remercia encore, fébrilement, et l'on chercha à me toucher sans m'arrêter ou me suivre. Je traversai le hall, pistée par le chien, pour finalement me retrouver à gravir avec lui les marches conduisant aux étages des chambres. L'engouement général reprit, en bas, et le volume des conversations forcit de nouveau. Qu'ils soient tout à leur bonheur, moi, c'était de solitude dont j'avais besoin.

Je montai jusqu'au premier par l'escalier puis grimpai dans l'ascenseur sans trop savoir où aller. Le chien s'assit docilement, et au moment où la porte se rabattait, un éclair de cheveux blonds se faufila et Samuel m'adressa un large sourire.

- Joli discours, lâcha-t-il.

Je faillis lui dire que si c'était pour me faire ce genre de commentaire, il pouvait aller voir ailleurs, mais je pris sur moi et hochai simplement la tête. J'étais fatiguée et le souvenir de sa tentative de baiser un peu plus tôt me revenait très bien.

- Je ne veux pas que quiconque me vénère comme si j'étais l'héroïne du jour, répliquai-je. Ils ne se rendent même pas compte que c'est moi qui aie créé pour bonne partie la merde de laquelle nous nous sommes tirés en battant Irina.

- Tu préfères qu'ils se souviennent de ce que tu as fait sous l'emprise de la puce ? Et qu'ils te détestent ?

Je haussai les épaules :

- Non, mais je ne veux pas non plus de leur reconnaissance infinie. Pas pour l'instant en tout cas. J'ai besoin d'une douche et d'un repas. On verra plus tard pour les louanges.

Manière fort peu subtile de lui faire comprendre qu'hormis ces ceux éléments, je ne voulais rien, lui compris. Ses iris sombres me passèrent au scanner.

- Dans ce cas, je suis l'homme de la situation. A moins que tu ne comptes dormir sur le tapis dans un couloir.

Le chien jappa comme pour dire que lui, le tapis lui convenait. Sam agita sous mon nez une carte accrochée à un porte clef, puis écrasa une touche sur le panneau de contrôle de la cabine.

- Chambre 301, troisième étage. La suite de madame est prête.

- La suite ? raillai-je. On n'est pas dans un palace, que je sache.

- Non, mais les propriétaires ont donné leur accord pour que l'hôtel soit réquisitionné pour nous et tout est prêt, même si le personnel n'est pas resté. Ils seront dédommagés par le gouvernement.

- Grand bien leur fasse, grommelai-je.

L'ascenseur émit un « bing » sonore et la porte coulissa. Samuel m'emboîta le pas dans un long couloir éclairé d'appliques modernes. Parvenus devant ma porte, je suspendis mon geste visant à insérer la carte dans le boitier sous la poignée. Il n'allait pas rentrer avec moi, si ?

- Luna...

Sam était aussi sale que moi, mais cela n'enlevait rien à son charme. Ses longs cils réhaussaient la couleur de ses yeux et ses cheveux retombaient négligemment sur son front. Je me rappelais chaque moment partagé avec lui. Avant.

Ses doigts frôlèrent les miens et il caressa doucement le dessus de ma main. Je ne me dérobai pas.

- Nacera propose qu'on se retrouve au bar pour boire un coup, dès qu'on aura tous pu se décrasser un peu.

- Qui ça « on » ?

- Juste l'élite, plaisanta-t-il. Martial, Stone, Gaspard, toi et moi... Le soldat Pidet, aussi, et puis Steve. En petit comité. On a la fin d'une guerre à fêter. Je pense qu'après tout ça, on peut se le permettre non ?

- Probablement.

- Relâche la pression, Luna. S'il te plait.

La perspective de redescendre et de me faire reluquer toute la soirée par les survivants ne m'enchanta pas, mais je ne me sentis pas le cœur à dire non à Samuel. Je voyais ce qui illuminait son regard. Un espoir. Pour nous deux.

Je lui pressai la main et fis face à la porte.

- D'accord.

- Tu viendras ?

- Si je ne m'endors pas sous la douche, oui, blaguai-je.

Samuel éclata d'un rire qui m'arracha un sourire à moi aussi, et je pénétrai dans la chambre, non sans avoir demandé au chien plutôt docile de m'attendre sur le paillasson. Il s'y roula sans rechigner après une caresse sur la tête.

La pièce était plus grande que je ne l'aurais cru, avec une baie vitrée qui prenait tout le pan de mur d'en face et un balcon assez large. Le sol était couvert de sisal et d'un tapis moelleux à longs poils en bout de lit, lequel était immense, blanc et propre, avec de gros oreillers. Les murs clairs et les petites lampes beiges sur les tables de nuit lui donnaient un côté chaleureux. Sur un fauteuil d'osier, un sac de sport avait été posé, accompagné d'une paire de baskets bleu marine, certainement à ma taille.

Je retirai instantanément mes bottines crottées et, en chaussettes, m'emparai du sac. Il contenait quelques vêtements propres et une doudoune matelassée sans manche de couleur jaune vif. J'aperçus alors le petit frigo branché près de la baie vitrée et mon estomac se manifesta. Je reposai résolument le sac et filai vers la porte située à gauche de l'entrée et se révélant être une salle de douche avec WC. Hors de question de manger dans un état pareil, je risquais fort de rester collée à la porte du frigo avec autant de crasse sur les mains.

Regagnée par l'énergie, je me débarrassai en quatrième vitesse de ma tenue d'Ange Noir et la fourrai au fond de la corbeille à linge près des toilettes. Je fis couler l'eau et me jetai dessous, alors qu'elle était encore glacée. Je crus ne jamais avoir connu plus agréable que cette douche, et fermai brièvement les paupières.

L'hôtel avait laissé à disposition quelques produits de beauté. Je fis sauter le bouchon du shampoing à l'huile d'olive, m'en inondai les cheveux et me mis à frotter presque avec frénésie. Le gel douche subit le même sort et je me rinçai vigoureusement. La vapeur m'enveloppait, à présent que l'eau était tiède et je laissai échapper un soupir de bien-être. Les écoulements dans le bac à douche étaient tellement noirs que je me demandai si je n'allais pas finir par boucher le siphon. Après avoir retiré toute la mousse de mon corps, je rouvris le tube de shampoing et recommençai. Quatre fois.

La peau rouge vif, je coupai le jet une fois certaine d'être propre comme un sous neuf. La douche avait nettoyé mon corps, pas mes pêchés, mais c'était déjà un début. Je quittai la cabine et jetai mon dévolu sur une serviette blanche épaisse et entrepris de me sécher. J'essorai ma crinière qui me força à utiliser deux autres serviettes avant d'en prendre une nouvelle dont je me servis pour éponger la buée sur le miroir. Mon reflet me toisa et j'eus le sentiment de revivre un l'instant où je m'étais découverte après la mutation.

Mon regard passa sans s'attarder sur mes traits, sur mes cheveux longs qui ondulaient légèrement, bas dans le dos, pour se poser sur les cicatrices qui ornaient ma peau. A celles laissées par les balles en composé, quelques années plus tôt, noires et boursouflées, s'était ajoutée celle de ma nuque suite au retrait de la puce. Je ne pouvais la voir mais passai mes doigts dessus et la sentis, épaisse et irrégulière. Mes côtes aussi étaient striées de sillons blanchâtres, qui ne disparaîtraient jamais vraiment. Irina ne m'avait pas loupée, pas plus qu'elle n'avait épargné mon épaule marquée d'une cicatrice depuis la clavicule jusqu'à l'aisselle. Entre ça et mes doigts coupés, le résultat n'était pas sympathique à regarder. Pourtant, j'eus un sourire carnassier tout en m'enveloppant dans la serviette.

C'était un superbe doigt d'honneur à Ulrich Marx et sa bande de malades mentaux. Lui qui m'avait souhaitée et crue parfaite, sa créature la plus aboutie, s'était trompé. Je pouvais être blessée et marquée dans ma chair. Il était mort, mais je pouvais encore les narguer, lui et Irina.

- Luna ? Luna, tu es là ?

Je reposai la crème hydratante que j'espérais sentir avant de m'en barbouiller le visage et lorgnai la porte. La voix de Gaspard.

- Deux minutes, lançai-je.

Je l'entendis rire sous cape et m'empressai de passer une culotte noire sans fioritures et le soutien-gorge assorti, puis d'enfiler une chemise à carreaux dont je rabattis les pans sur ma poitrine. Etant donnée la proximité que nous avions partagée dans le dortoir de la Fourmilière, Gaspard ne se formaliserait pas que je n'eus pas de pantalon.

- Entre !

Mon équipier apparut sur le seuil, vêtu d'un jean gris, de rangers aux lacets défaits, d'un t-shirt noir, et ayant l'air de sortir de la douche. Ses cheveux plus longs sur le dessus étaient encore humides. Un sourire immense étira ses lèvres, illuminant ses yeux aux reflets de braise et je le lui rendis, incapable de faire autre chose. En plus d'être vivant, il était en pleine forme. Je lui fis signe de refermer derrière lui.

- Tu n'étais pas obligée de t'habiller, tu sais, me chambra-t-il d'emblée. Je me doute bien que ça doit être assez horrible là-dessous mais j'ai vu pire. Je m'en serais remis. Quand on a déjà croisé Léo à poils dans la salle de bain... Au fait, sympa, le garde du corps canin. On ne sait juste pas dans quel sens le regarder, tellement il est moche, mais bon.

Il ricana et je levai les yeux au ciel. S'il était en capacité de faire ce genre de plaisanteries graveleuses et de reparler de Léo malgré sa mort, tout allait bien. Je retournai dans la salle de main tout en démêlant mes cheveux du bout des doigts, en quête d'un sèche-cheveux. Le dos de ma chemise était déjà trempé.

- Tu descendais rejoindre les autres ? m'enquis-je en ouvrant les placards.

- La super partouze de Samuel ?

- Gaspard..., râlai-je.

Gaspard s'adossa nonchalamment à la chambranle de porte, une expression narquoise sur le visage.

- Ben quoi ? On a gagné une guerre, Luna, tout le monde est euphorique et n'est pas passé loin de la mort. C'est l'occasion où jamais de se sauter dessus si on n'avait pas osé avant.

- Ami du romantisme, bonsoir.

- Plus sérieusement, Nacera et son Don Juan vont avoir envie de s'isoler avant la fin de soirée, je te parie ce que tu veux. Steve sera peut-être là, mais il est aussi joyeux qu'un croque-mort. Martial ne viendra pas, et...

- Martial ne viendra pas ? répétai-je.

- Il est dans sa chambre et n'en sortira pas. J'ai passé dix minutes devant sa porte avant de venir te voir. Je pense qu'il va partir.

J'abandonnai mes recherches et m'appuyai contre le lavabo, bras croisés sur la poitrine. Je voyais bien que mon équipier se faisait du souci pour Martial. Il l'avait connu bien avant moi.

- Il a besoin de se retrouver lui-même, dis-je doucement. Ne le retiens pas, si c'est ce qu'il veut.

Gaspard acquiesça en silence, fixant le sol, puis changea brutalement de sujet. Il releva son t-shirt d'un geste vif :

- Regarde ça. Une de plus !

Il exhiba sa cicatrice, celle du coup de poignard offert par Irina. Blanche, elle ressortait nettement. Je tendis la main et palpai ses contours.

- On va faire une compétition, m'amusai-je. Le meilleur collectionneur de cicatrices.

- Là, je gagne haut la main.

Je haussai les sourcils :

- Faux, c'est moi qui gagne. A mon avis, tu n'as pas vu les dernières en date.

Gaspard roula les yeux comme s'il était excédé et je lui assénai une claque sur le ventre, lui arrachant un faux cri de douleur.

- Chochotte, le taquinai-je. Elle est parfaitement guérie, ta blessure !

- Une séance de rayons bleus et le tour est joué.

- Tu es solide. On pourrait croire que tu as du sang de GEN.

Les traits de Gaspard se figèrent et il releva les yeux de sa cicatrice, rabattant le vêtement. Son regard avait pris une intensité nouvelle, presque fiévreuse. Ses prunelles rougeoyantes plongèrent dans les miennes pour ne plus les lâcher.

- Je n'aurais pas accepté que tu m'injecte le sérum, même si tu l'avais pu, Luna. J'aurais préféré mourir.

- Je sais.

- Je n'ai pas peur des Améliorés, ni de ce qu'ils sont, ni de ce qu'ils sont capables de faire. Mais aucun de vous n'a eu le choix. Tout perdre pour devenir l'un d'entre vous et oublier qui on est... Vivre ne vaut pas ce prix-là. Je n'aurais pas voulu changer, Luna.

La tendresse avec laquelle il prononça mon nom me fit la sensation d'une caresse d'une douceur infinie.

- Moi non plus, je n'aurais pas voulu que tu changes, Gaspard.

Je sentis une digue lâcher à l'intérieur de moi, libérant l'évidence de ce qui couvait en moi depuis des semaines.

- Je t'aime.

Les mots jaillirent, irrépressibles, et vrais, tel un aveu à moi-même.

- Gaspard, je t'aime. 

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