Chapitre 75
Nacera laissa retomber un bloc de pierres aussi haut qu'elle et bien plus lourd, soulevant un nuage de poussière. Elle ferma les yeux en attendant que celle-ci retombe puis passa une main sur son front couvert de crasse et de sang. Sa dernière douche remontait à, quoi ? Deux jours ? Moins ? Les GEN ne transpiraient jamais au point de dégager une odeur dérangeante, mais le sang séché sur elle, lui, empestait bien, mêlé à la fumée ayant imprégné ses vêtements humides.
- Rien de ce côté-ci, lâcha-t-elle avec un soupir. J'ai cru entendre un bruit, pourtant.
- Les décombres sont instables. Quelque chose aura bougé en dessous. Ça ne veut pas dire qu'il y a quelqu'un.
Nacera hocha la tête sans conviction et rejoignit Samuel qui escaladait ce qui avait dû être un escalier de marbre, et qui reposait désormais en pleine rue. Les cheveux blonds de son ami avaient viré au gris et des sillons noirs lui barraient les joues.
- On est à la périphérie de la zone où ont été posés les explosifs, dit-il en agitant les doigts. Plus loin, la ville est à peu près intacte. Il n'y a aucune raison que des survivants soient ensevelis par-là, d'autant qu'ils sont censés avoir été évacués.
Sa compagne émit un reniflement agacé. Stopper les recherches ne lui plaisait pas, malgré les heures passées à déterrer des corps. La bataille avait cessé depuis le milieu de matinée, et depuis, tous ceux qui tenaient encore debout s'étaient mobilisés pour aider. Dégager les morts, les identifier, guetter le retour des disparus... La jeune femme se massa les tempes. Niels, tout juste remis de sa blessure et bien qu'un peut pâlot, avait repris les choses en main et envoyé tous ses hommes valides sur le terrain. On parlait de la venue d'organisations humanitaires d'ici le lendemain. Le président français, prévenu de l'issue de la guerre, avait fait savoir qu'il mettait tout en œuvre pour trouver du renfort, mais les accès à Paris étaient difficilement praticables pour des humains. Et, il fallait bien se l'avouer, il ne restait guère de forces de l'ordre françaises qui n'aient été éliminées pendant les combats. L'agitation au centre-ville n'était pas du gout de Nacera qui avait préféré se porter volontaire pour explorer les zones plus éloignées, et surtout les plus à risque – deux demi-GEN avaient péri en s'aventurant dans une rue qui avait achevé de s'effondrer à leur passage.
- Nacera, on va rentrer.
- Je t'ai dit que j'entendais du bruit. Ecoute.
Un raclement, quelque part sous eux, accompagné de gémissements. Cette fois, c'était net.
Samuel approuva et s'accroupit aussitôt. Il avait repris ses esprits dans le jet qui fuyait la Tour et n'avait pas perdu une miette de la manière dont tout s'était fini. Il avait vu le missile exploser juste avant de disparaitre sous terre, et la gerbe de flamme immenses qui l'avaient alors léché. Et puis, plus rien.
- Vas-y, on va essayer de tirer ce morceau, décréta-t-il. Tu l'as ?
Nacera répondit d'un grognement et ils soulevèrent une plaque de marbre bosselée de la taille d'une petite voiture. Un trou froid s'ouvrit sous leur nez et ils se penchèrent, scrutant le noir.
- Tu l'entends encore ?
- Non. On peut retirer ça, regarde.
La GEN se faufila dans le creux humide et atterrit dans une flaque d'eau. Le grattement repris et elle baissa la tête pour passer.
- Il y a un genre de poutre qui bloque, expliqua-t-elle.
- Tu peux la sortir seule ?
- Je vais te dire ça tout de suite.
Nacera glissa un bras sous l'épaisse poutre et s'arqua en pesant autant que possible vers l'arrière. Elle vint sans trop de difficultés et céda dans un craquement sonore. Presque instantanément, une grosse masse heurta la GEN qui recula d'un pas.
- Qu'est-ce que...
Le rire de Samuel la stoppa dans sa phrase et la jeune femme se hissa hors du trou en essayant les mains sur son pantalon.
- C'était quoi, ce truc ?
- Notre premier rescapé canidé, s'amusa Samuel. Ses maîtres ont dû le perdre pendant l'évacuation.
Le chien était assez gros, haut sur pattes, et très vilain, avec un poil gris emmêlé et de toute évidence râpeux. Il avait déjà dévalé les gravats et courut en rond dans la rue avant de lever la patte contre l'escalier de marbre. Un jappement lui échappa et il remua la queue, tête tournée vers ses sauveurs. Nacera sourit à son tour. L'animal reprit son exploration et s'avança vers le van vert cabossé qui avaient permis aux deux GEN d'explorer la zone plus vite qu'à pieds.
- Ne t'avise pas de pisser sur ma roue, grinça Samuel. Gros dég...
- Sam, ricana Nacera, laisse-le. On aurait une voiture neuve, je ne dis pas, mais vu l'état du van...
- Mouais.
Le chien flaira l'arrière du van, ne toucha fort heureusement pas aux roues et grimpa sans cérémonies dans le coffre ouvert, ses portes ayant été arrachées. Nacera le regarda renifler la main de la seule occupante du van et la lécher, sans réaction de sa propriétaire.
Luna était assise, genoux remontés contre sa poitrine, bras ballants le long de son corps. Ses yeux aux reflets ambrés fixaient le vide sans ciller, indifférent à ce qui l'entourait. Défiant les ordres de Niels qui voulait privilégier les blessés humains, Nacera était partie à la recherche de la commandante flanquée de Stone et de Samuel. Elle n'accordait pas plus de valeur à la vie d'un GEN que d'un humain, mais Luna faisait partie de son unité, et, plus encore, était le leader des GEN, ou en tout cas, celui que Nacera voulait suivre. Nul ne l'avouait à voix haute, mais la communauté aurait besoin d'un chef, de ce chef-là, pour ce qui suivrait. Martial était quant à lui resté au chevet de Gaspard qui se remettait tant bien que mal de ses blessures – son pronostic vital n'était plus engagé. Annabelle les avait vus prendre le van dans la direction opposée à celle conseillée par Ambert Niels pour porter secours aux blessés, mais elle n'avait rien dit. Nacera se demandait si elle était encore en vie, à l'intérieur, après ce qui était arrivé à sa jumelle dont on n'avait soit dit en passant pas trouvé le corps.
Toujours était-il que Samuel et Harvey avaient été d'accord pour l'accompagner, et c'était le géant qui avait entrepris une descente périlleuse dans un gouffre semblant mener à l'enfer et ramené Luna. Brûlée sur presque tout le corps, la jeune femme était sans connaissance et si blanche que Nacera l'avait pensée morte. Son cœur ainsi que plusieurs autres organes vitaux dans l'abdomen avaient été perforés et elle avait perdu beaucoup de sang. Selon les dires de Stone, Irina Malcolm gisait « en pièces détachées » non loin de la commandante, sur une sorte d'avancée rocheuse qui avait arrêté la chute des deux femmes, au milieu des débris de l'ogive. N'ayant pas grand-chose d'autre à faire pour aider Luna, Nacera s'était contenté de lui transfuser un peu de son propre sang et de celui de Stone pour accélérer la guérison, bien que le processus fût anormalement long à se déclencher. Ils l'avaient chargée dans le van et la surveillaient depuis des heures. La ramener au camp de fortune monté hors de la ville n'aurait rien changé pour elle. Un GEN cicatrisait seul, ou mourrait.
- Elle a bougé, souffla Samuel, la tirant de ses pensées.
Nacera le suivit et ils descendirent de la pile de pierres et de gravats entassés. Les plaies de Luna avaient achevé de se refermer depuis plus d'une heure, mais elle ne manifestait toujours pas de retour à elle. Son cerveau malmené par la puce de contrôle avait peut-être trop souffert de tout ceci. L'image saugrenue de Luna dans un fauteuil, la bave aux lèvres, s'imposa à la GEN qui la repoussa. Une guerrière comme Luna Deveille ne terminait pas comme ça. Il n'y aurait qu'une alternative si elle ne se remettait pas, mais la vie aurait été bien cruelle de forcer ses proches à tuer Luna alors qu'elle était revenue d'entre les morts tant de fois.
Alors, lorsque le chien saliva copieusement sur la joue de Luna et que celle-ci cilla de manière presque imperceptible, Nacera sentit le soulagement l'envahir. Elle s'assit sur le rebord du coffre et attendit.
***
Mon ouïe fut la première à refonctionner. Les sons me parvinrent, ténus, étouffés, gagnant en netteté chaque seconde malgré le noir qui m'entourait. Les voix de Nacera et Samuel arrivaient jusqu'à moi, mais je ne pouvais les voir. Ensuite, ce furent mes sensations, sous la forme d'un fourmillement si douloureux que j'aurais volontiers gratté chaque parcelle de mon corps si j'avais pu bouger. Lentement, le noir se dilua et des couleurs floues le remplacèrent. Toujours incapable de bouger, la première chose que je vis fut une truffe noire et humide surmontée d'une grosse tête grise et poilue. Mes yeux firent progressivement le point et je m'aperçus que la tête avait un corps ébouriffé, terminé par une queue s'agitant frénétiquement. Un gémissement vint couronner le tout et le chien se jeta sur moi pour m'arroser de bave et me nettoyer consciencieusement le visage.
D'abord forcée de subir son contact, faute de réponse dans mes membres, je sentis monter de ma poitrine un rire rauque qui en sortit difficilement et m'arracha une grimace. Mes muscles bougeaient enfin, mais je ne pouvais pas dire que c'était très agréable. Je réussis à lever ma main mutilée et à la poser sur le pelage rêche du chien qui en frétilla de satisfaction et se résolut enfin à cesser de me lécher les joues. Il s'assit sur son derrière, ravi et me regarda comme on regarde un être absolument adoré.
- Dis donc... Tu as eu de la chance, toi, articulai-je avec effort. Tu aurais pu finir écrasé.
- Comme une crêpe, confirma en riant la voix de Nacera.
Je tournai doucement la tête vers elle et rencontrai ses prunelles sombres, exprimant de toute évidence la joie de me voir remuer. Derrière elle s'encadra les traits bien connus de Samuel, aussi sale qu'elle.
- Gaspard ? demandai-je.
- Vivant.
Je fermai les paupières une seconde et souris.
- J'ai mal partout, soufflai-je finalement. On dirait que j'ai cent-cinquante ans. Au moins.
Le chien jappa bien fort et me sollicita d'une patte pour que je le caresse. Je me dépliai tant bien que mal avec l'impression de craquer de toutes parts. Je passai mes jambes par-dessus le rebord du coffre et offris mon visage à la lumière du jour.
Il pleuvait – encore – , à l'instar du jour où tout avait commencé. Je n'avais que vingt ans et pourtant l'impression d'avoir vécu des siècles, mais cette guerre était achevée. Enfin.
Je me mis à pleurer.
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