Chapitre 74
Martial rabattit la sangle sur l'abdomen de Samuel et vérifia les autres fixations avant d'appuyer sur l'interrupteur juste au-dessus de la couchette. Les rayons bleus se diffusèrent aussitôt et le Revenant retira sa main.
- Tu devrais remettre son épaule à sa place.
Martial papillonna des paupières et se tourna vers Stone qui s'était adossé au mur, à deux pas de lui. Le reste des passagers du jet, tous au moins à moitié GEN, était sagement assis sur les sièges latéraux de l'appareil. Au moins avaient-ils accepté de revenir les chercher lorsque la Tour s'était effondrée, une poignée de minutes auparavant.
- Je n'ai jamais fait ça sur un Amélioré, répondit lentement le jeune homme. Et encore moins en étant moi-même l'un eux.
- Eh bien, il va falloir t'y faire, grogna Stone.
Le géant lui fit signe de s'écarter et se pencha sur le blessé. Croulant sous les ennemis lorsque la Dame de Fer avait cédé, Samuel était tombé avec le reste de l'Armée Noire et s'était écrasé en bas, non sans s'empaler sur d'épaisses tiges de métal qui pointaient vers le ciel. Nacera aux commandes, ils n'avaient pas mis longtemps à le trouver en volant au ras du sol parmi les décombres, mais il était mal en point.
Harvey Matthews plaça doucement Samuel sur le flanc puis palpa son épaule disloquée. Si le GEN cicatrisait sous les rayons bleus, son corps se débrouillerait certainement pour rafistoler mais l'ancien instructeur préférait vérifier que tout était en place, juste par précaution, et pour ne pas être forcé de recasser les os s'ils se ressoudaient n'importe comment. Un léger craquement plus tard, il laissa de nouveau Sam choir sur le dos et resserra les sangles.
- Sa respiration s'accélère, affirma-t-il. Il va reprendre connaissance dans une seconde, et sera vite sur pied. On est montés solides, nous autres !
Martial hocha la tête sans conviction et laissa son regard errer sur les vêtements déchirés de Samuel, puis vers Nacera qui leur tournait le dos, scrutant la ville à travers le pare-brise. Un sentiment étrange de détachement s'était emparé de lui, et il avait vaguement la nausée.
- Ça va mon gars ? s'enquit doucement Stone.
Le Revenant sentit sa gorge se nouer.
- Je ne sais pas.
- T'inquiète. Ça va passer.
- Vous êtes sûr ?
La détresse rendit la voix du nouveau GEN plus aiguë qu'à l'ordinaire. Il avala sa salive, mal à l'aise.
- Oui, on a tous vécu ça. Mais dans ton cas, c'est encore pire.
- Je ne comprends pas.
Martial s'agita sur le bord de la couchette de Samuel. Le colosse avait raison : le rythme cardiaque du jeune homme revenait à la normale et ses plaies se refermaient vite, mais c'était le cadet des soucis de Martial. Stone soupira comme s'il avait à faire à un enfant de cinq ans trop curieux.
- Le principe de la mutation, c'est d'améliorer ce qui existe chez le sujet, et ensuite, de tuer l'humain à l'intérieur. Ton ancien « toi » est en train de mourir, de s'effacer.
- Je sais tout ça. En quoi est-ce que ce serait pire pour moi ?
- L'Institut Bollart offre un endroit propice à la transformation parce que c'est un lieu isolé qui coupe les nouveaux GEN de tout ce qui faisaient leur ancienne vie. Ils n'ont rien à quoi se raccrocher pour stimuler leur mémoire humaine, et elle disparaît.
- Luna n'a pas oublié sa famille.
- Elle s'est forcée à réintégrer leurs visages dans son cerveau GEN au moyen d'une photo. Sans cela, elle ne s'en souviendrait pas non plus. Elle se rappelle d'eux, mais sans doute sans l'attachement qui la liait à eux autrefois.
Stone se massa la nuque. Lui-même ne gardait de son existence humaine qu'une attirance prononcée pour Londres et le souvenir cuisant de sa métamorphose, chose qu'il aurait préféré ne pas se rappeler. Il s'humecta les lèvres pour ajouter :
- Toi, c'est différent. L'humain, ce qu'il aimait faire et les personnes auxquelles il tenait, cet humain là commence déjà à s'étioler et à s'effacer, mais tu baigne toujours dans le même environnement et tu côtoie encore ces personnes. Il y a donc une partie de toi qui tente de supprimer des souvenirs qui sont mobilisés à chaque instant par l'autre partie. Il te faut un temps d'adaptation pour que tout se sauvegarde dans ta mémoire GEN. Vois cela comme le passage d'une carte mémoire à l'autre.
- D'accord, lâcha Martial, peu convaincu.
Stone lui donna une claque sur l'épaule avec une force qui aurait cassé en deux l'ancien soldat Revenant, mais Martial ne sentit presque rien et se reconcentra sur le blessé qu'il veillait. Le géant décida de le laisser seul et rejoignit Nacera au poste de commandement. La jeune femme cala ses cheveux derrière ses oreilles et lui indiqua le siège voisin.
- Rien, dit-elle laconiquement. Ceux qui sont tombés ne remontent pas. Je ne pense pas qu'ils aient survécu.
- On ne sait pas quel est la profondeur de ce trou, opina Harvey. Et je doute qu'ils aient atterri sur un coussin de plumes. Ils ont dû être démembrés par la chute et bon déba...
Le colosse ne termina pas sa phrase, le regard fixé au-dessus de lui. Il broya subitement l'avant-bras de Nacera et se leva d'un bond :
- Accélère ! Accélère et remonte ! Vite !
Les réflexes prodigieux de Nacera firent le reste et elle fonça sans poser de question, repérant bien vite ce qui faisait brailler Stone comme si sa vie en dépendait.
- Steve..., bredouilla Martial qui se retenait au fauteuil de Stone pour ne pas tomber en arrière.
- Remonte ! rugit l'autre. On va le louper, bordel !
L'impact fit trembler tout l'habitacle du jet et le pare-brise déjà malmené par l'attaque de l'appareil de l'Armée Noire se fissura dans une gerbe de sang. Nacera stabilisa l'appareil de son mieux et enclencha le radar automatique afin de ne pas heurter d'obstacle. Le corps brisé de Steve obturait son champ de vision.
- Pose-toi, conseille Martial. Qu'on l'enlève de là pour le soigner.
- Hors de question, répliqua la jeune femme. Tu ne t'es pas demandé d'où il vient ? Luna est encore sur cette Tour, et Irina aussi, peut-être. On n'a plus beaucoup de temps.
Stone donna son aval d'un signe de tête et s'installa aux commandes des canons du jet.
- Allons-y, les jeunes.
Nacera ne se le fit pas dire deux fois et entama une remontée fulgurante le long de la Tour allongée sur Paris. Les bras en croix, Steve lui laissai une visibilité restreinte mais elle guettait de son mieux les traces de la commandante.
- Là ! s'écria soudain Martial. Elles sont là !
Nacera se garda de lui dire qu'elle les avait vues bien avant lui, et qu'elle avait surtout aperçu bien plus inquiétant que deux GEN se battant au bord du vide. Recroquevillé sur lui-même, Gaspard reposait entre deux lattes du balcon, les yeux clos et le ventre indéniablement maculé de sang.
- Mon dieu, chuchota Martial, blême.
Nacera serra les dents et entama sa manœuvre à toute allure afin de présenter l'ouverture du jet près de Luna.
- Viens, petit, lança Stone en saisissant Martial par le coude. Vite.
Le Revenant le suivit, le cerveau cotonneux, et, alors que le colosse enclenchait l'ouverture du plan incliné, se rapprocha de Samuel. Le revolver de ce dernier était passé à sa ceinture. Martial le dégagea, en sortit le chargeur et le détailla brièvement. Des balles en composé...
- Martial ? Prêt ?
Le jeune homme ne répondit rien mais se dépêcha de se poster à la gauche de Stone.
- Descend récupérer Gaspard, je me charge de Steve. Ensuite, on se taille de là. Tu laisses Luna se débrouiller, elle a vu pire. Compris ?
- Oui.
- Bougez-vous, avertit Nacera. Les moteurs sont en surchauffe, je ne peux pas rester en stationnaire longtemps !
- Martial, descend ! rugit Stone en le poussant dans le dos.
L'intéressé tituba et fit quelques pas en avant, dégageant suffisamment la place pour que l'autre puisse passer et escalader le jet sans un regard en arrière. Martial balaya la scène du regard, peinant à en prendre la mesure.
Luna, en équilibre sur une poutre métallique de quelques centimètres de large, enserrait Irina entre ses bras puissants et avait clairement le dessus sur celle-ci. Une seconde encore et elle la ferait tomber dans le vide, et on n'en parlerait plus. Les yeux de Martial glissèrent sur Gaspard qui ne bougeait pas et ses oreilles se bouchèrent. Un accès de rage froide et dure s'empara de lui, le premier, sans doute, d'une longue liste dans sa future vie de GEN.
Non. Que Luna se débarrasse ainsi du docteur Malcolm ne suffisait pas. Elle pouvait survivre à la chute. Elle, qui avait tué Léo, forcé Lynx à trahir, et blessé peut-être mortellement Gaspard. Il fallait un responsable à tout cela. Martial le tenait.
Une fraction de seconde plus tard, alors que sa réflexion lui avait paru durer une éternité, il leva son arme, visant le cœur d'Irina, et tira.
***
L'impact me fit tanguer en arrière et un vent d'incompréhension souffla dans mon esprit lorsqu'Irina se plia en deux en hurlant. Martial se désintéressa complètement de sa victime et sauta près de Gaspard sans me regarder l'air absent. Je retins Irina par le col de sa veste et la retournai vers moi. Un mince filet de liquide noir ruissela de son nez.
Poison. Ça, au moins, c'était réglé.
Je laissai Irina s'écrouler en position fœtale à l'intérieur du balcon, les jambes coupées par la douleur qui s'infiltrait en elle et esquissai un sourire sans joie. Elle allait souffrir. Parfait. J'avais subi la même chose quelques années plus tôt, et je savais ce qui l'attendait. La seule différence était qu'elle allait en mourir.
- Luna ! cria Martial. Qu'est-ce que tu attends, monte !
Il serrait Gaspard dans ses bras comme un nouveau-né et s'apprêtait déjà à grimper dans le jet, lequel s'agitait dangereusement sous le vent glacé.
- Vous êtes tous là ? demandai-je sans bouger. Toute l'unité ?
Martial se rapprocha de moi, mon équipier plaqué contre lui. Mon estomac se noua à sa vue. Stone se laissa glisser du haut du jet, évitant le souffle chaud des réacteurs, le corps décharné de Steve sous le bras et nous interrogea du regard avant de se faufiler dans l'habitacle.
- Oui, oui, tout le monde et...
- Vas-y, ordonnai-je. Emmène Gaspard.
Je pris conscience de ma décision seulement à cet instant, lorsque je prononçai cette phrase. Je n'en avais pas terminé. Pas encore.
- Hein ?
J'utilisai un peu de mon charisme pour dissuader Martial de me résister et il fronça les sourcils. Je le vis lutter pour ouvrir la bouche et il y parvint :
- Tu ne viens pas ?
- Va soigner Gaspard, Martial. C'est un ordre. Il ne nous reste que quelques secondes et le missile est encore activé. Je m'en occupe et je vous retrouve à l'extérieur de la ville.
- Je pourrais y aller.
Il y avait une pointe de désespoir dans sa voix. Je secouai la tête, et la tension que je faisais régner dans l'air fit le céder. S'il croyait que j'allais le laisser mourir juste parce qu'il flippait d'être devenu un GEN.... J'avais fait mon choix, de toutes manières. Jugeant l'affaire close, je m'écartai de lui et entrepris d'escalader souplement la Tour afin de prendre pied sur sa face désormais tournée vers le ciel. Je vérifiai du coin de l'œil que Martial avait bien quitté la zone – le jet était en train de reprendre de l'altitude – et avançai rapidement vers le sommet couché.
C'était à moi de le faire et de rester jusqu'à la fin. Il n'y aurait de repos pour personne si l'ogive explosait. Même si Irina agonisait en-dessous, ce serait le chaos dans le pays, et je ne voulais pas de ça. J'étais fatiguée de la guerre et de la souffrance qu'avait apporté l'Institut Bollart. Et puis, pour toutes les vies que j'avais prises... Avec ce que j'avais déjà perdu, je n'étais plus à ça près, non ? Ma vie, je l'avais déjà donnée au moins deux fois. Une de plus...
J'étais parfaitement calme en atteignant ma cible. L'immense réservoir de sérum reposait à l'horizontale sur le toit de l'immeuble bourgeois, son compte à rebours bien visible.
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Je m'accroupis près des fixations que Steve avait desserré. Seul un quart du liquide s'était échappé, et c'était loin de suffire. Je risquais de faire exploser la charge si j'essayais de la détacher du missile, ce qui ne me laissait pas tant d'options. J'avisai le vide et le trou béant au cœur de Paris. Logiquement, une substance répandue dans l'air haut dans le ciel allait retomber tout autour, sur plusieurs kilomètres à la ronde malgré l'angle dans lequel allait partir l'ogive. Mais si elle explosait sous le niveau du sol, sa pointe tournée vers le bas... Il y aurait du sérum dans l'air, certes, mais j'éviterais au moins l'effet champignon nucléaire et limiterai l'ampleur de la catastrophe. Ensuite, la ville était impraticable mais en passant par les toits, je pouvais facilement rejoindre l'extérieur de la capitale. Si j'en avais le temps.
Agrippant les sangles qui maintenaient encore l'ogive, je tirai suffisamment fort dessus pour les faire glisser et poussai doucement le réservoir qui roula sur lui-même jusqu'au bord. Il était lourd et mon épaule me cuisait, mais j'y étais presque.
Et puis, quelque chose gargouilla dans mon dos.
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- Ne fais...pas...ça. Luna. Pour...les...les GEN.
- Les saloperies comme toi, ça ne meure pas facilement, Irina.
La doctoresse s'était hissée près de moi. Du noir coulait de ses oreilles et de sa bouche, et sa peau était aussi blanche que creusée. Elle rampait sur le métal, créature d'outre-tombe refusant la mort.
Un sourire amer étira mes lèvres. C'eut été trop beau d'imaginer un happy end pour moi.
- On est...faites du même bois, toi...et moi..., chuchota-t-elle.
Je la dévisageai pendant que sa main frôlait mollement ma jambe. Des spasmes affreux la secouaient.
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- Ah, vraiment ? ricanai-je. Je suis toujours vivante alors que toi, le poison va te tuer. Je vais m'en assurer.
- Tu...tu te trompes...Luna.
Sur quoi me trompais-je ? De son avis, probablement sur toute la ligne concernant les humains et les GEN, mais Irina eut un haut le cœur, affaiblie, et ne poursuivit pas.
J'avisai le ciel toujours aussi plombé et savourai l'air et la pluie sur mon visage, paupières closes un instant. Lorsque je les rouvris, la silhouette translucide d'une gamine aux cheveux châtains et aux yeux marrons était assise près de moi. Elle ressemblait à Nathan, et me souris.
- Vis pour nous deux, murmura-t-elle.
Je me surpris à opiner du chef, et un battement de cils plus tard, elle ne fut plus là.
Alors, cramponnée au missile, je poussai sur mes jambes et ma main aux phalanges manquantes empoigna la veste d'Irina qui n'émit pas un son. Nous plongeâmes dans le vide en silence.
Un dernier vol. Celui de l'Ange Noir.
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