Chapitre 73
Le cœur de Gaspard cognait contre ses côtes au point de lui faire mal et la sueur coulant de son front lui brûlait les yeux. Il haleta, reculant aussi vite qu'il le pouvait face à un GEN au crâne rasé qui avait un petit air de familiarité avec Richard Simon – ce bon vieux Rick que Luna avait massacré à l'Institut, le jour de la fuite. Acculé contre la balustrade, Gaspard chercha une issue qu'il ne trouva pas dans le chaos ambiant. Une petite voix sournoise lui souffla qu'il n'avait peut-être pas bien joué son coup en se mêlant à cette histoire et il la refoula au fond de lui. Il était dans la merde, oui, et alors ? Crever dans la douleur si son corps ne supportait pas le sérum répandu par le missile ou être éventré pendant le combat le plus décisif de l'humanité, ça se valait, non ? Son estomac se noua cependant à la vue des canines découvertes de son adversaire et il fouilla la foule en quête de Nacera. Contrainte de s'éloigner de lui par la quantité de GEN qui les assaillaient, elle ne pouvait plus le protéger.
Là, ça sentait vraiment le roussi.
Gaspard ploya les genoux, le souffle rauque et se prépara à sauter. Il allait tenter quelque chose, essayer de frapper le chauve par derrière et puis...
L'autre s'affala face contre terre sans un bruit. Et ne bougea plus.
Interdit, Gaspard n'osa pas baisser sa garde et pointa son arme autour de lui, prêt à riposter contre quelqu'un d'autre. Le silence soudain lui emplit les oreilles. Lorsqu'une femme blonde, puis une autre aux yeux bridés, et encore une autre au visage couvert de sang, tournèrent littéralement de l'œil pour s'écrouler sur le sol dur, il sentit son bras trembler et retomber. Un bruit mou accompagna la chute de chaque Soldat Noir présent autour de lui et il contempla la scène, stupéfait et muet. Fini ? Comme ça ?
- Soldat Olbec, ça va ?
Stone reprenait pied sur la passerelle, son débardeur blanc déchiqueté laissant apparaître ses muscles saillants. Gaspard lui adressa un large sourire soulagé, exultant presque intérieurement de s'en être tiré, mais ce fut de courte durée. Comme si une corde nouée autour de ses hanches l'avait brusquement tiré en avant, il se sentit basculer. Il tendit la main pour se rattraper à la barrière tandis que Stone beuglait un avertissement, mais ses doigts glissèrent et il tomba, en même temps que la Tour Eiffel plongeait sur le côté.
***
Les traits d'Irina, déjà marqués par la dose de sérum supplémentaire, se déformèrent jusqu'à devenir un masque hideux de haine. Les doigts agités de tics nerveux, elle émit un bruit sourd, animal, et un peu de salive coula sur son menton. Le bras replié sur ma poitrine, je vis Steve se préparer à l'attaquer par derrière, mais je l'en dissuadai d'un regard. L'ogive emplie de sérum se vidait à une allure atrocement lente. Les trois malheureuses minutes qui restaient avant son lancement ne suffiraient jamais à ce que toute la substance se répande sur le sol.
- Ce n'est pas fini, haleta Irina. Non.
Elle se propulsa dans les airs et je me préparai au choc, respirant par saccades entrecoupées de sifflements – ma blessure avait touché un poumon, pour ne pas dire les deux. Ma main mutilée se referma, prête à frapper Irina au visage quand elle atterrirait sur moi, mais ce moment ne vint jamais. Je me sentis glisser sur les fesses et fronçai les sourcils tandis que le paysage virait autour de moi et se renversait. Steve eut un hoquet de surprise et se rattrapa directement au missile.
- La Tour ! cria-t-il.
Celle-ci sembla céder d'un coup sec qui me projeta sur le flanc gauche et je roulai sur moi-même dans cette direction. Irina se réceptionna de son mieux et rugit littéralement avant de se lancer à ma poursuite. Je me retins de mon bras valide puisque l'autre ne répondait plus, comme détaché du reste de mon corps, ce qui ne m'empêcha pas d'obéir aux lois de la gravité lorsque le toit de la Tour se retrouva à la verticale. Irina se jeta sur moi et me heurta à l'instant où je crochetai le rebord, me faisant lâcher prise et tomber comme une masse, emberlificotée dans la doctoresse qui en profita pour me labourer un peu plus le bras. Ma nuque émit un bruit sourd en rencontrant la rambarde de l'étage d'en dessous et je tendis la main à l'aveuglette, saisit enfin une prise, stoppant net ma chute. Les évènements se précipitèrent avec le cri indistinct de Stone et quelque chose de dur m'explosa le nez dans une gerbe de sang tandis qu'un poids supplémentaire me tirait vers le bas. La douleur fusa dans mon épaule déchirée et ce fut tout juste si j'eus la sensation d'une main se refermant sur la mienne. Avec un grognement, je clignai des yeux et repris mes esprits en une fraction de seconde.
J'étais suspendue à la barrière de sécurité du dernier étage de la Dame de Fer, laquelle s'était couchée presque horizontalement, sa pointe reposant avec le missile sur un gros immeuble d'aspect riche qui avait souffert des explosions dans la ville, mais ce n'était pas le pire. Gaspard – c'était certainement son pied qui m'avait cassé le nez – ballottait au bout de ma main droite, les doigts poissés par mon propre sang. Ses yeux rencontrèrent les miens et j'y lus la peur qu'il avait éprouvé à se sentir tomber. Heureusement, il avait eu tout seul le réflexe de se retenir à moi, sans quoi je n'aurais rien pu pour lui étant donné l'état des muscles et tendons de mon membre.
- Tiens-toi, soufflai-je, crispée. Tiens-toi, Gaspard.
Irina, qui avait repris pied sur la barre métallique à laquelle j'étais accrochée, me surplombait d'un air mauvais. Où étaient les autres ? Tombés de la Tour ? Je n'avais aucun visuel sur le cadran affichant le peu de temps restant avant le lancement de l'ogive. Chaque battement de cœur m'en rapprochait.
- Comme c'est touchant, ricana la scientifique en approchant son pied de ma main qu'elle écrasa copieusement. Si tu le lâches, il meure. Et si tu le remonte, je le tue.
L'impression étrange que mes chairs s'effilochaient sous le poids du Revenant m'arracha une grimace. Je pouvais encore imprimer un mouvement de balancier à Gaspard pour le rapprocher d'une prise, mais il serait à la merci d'Irina Malcolm. Mais si je ne faisais rien et que j'attendais, le projectile partirait et son contenu, bien que réduit, affecterait la population humaine à des centaines de kilomètres à la ronde.
Une ombre tressaillit quelque part dans le dos d'Irina qui ne se rendit compte de rien et je me contrôlai pour ne surtout pas ciller dans sa direction. Je feignis de m'intéresser à mon passager clandestin qui s'efforçait de ne pas trop secouer mon épaule. Je pissais carrément le sang qui dégoulinait maintenant sur les manches de Gaspard. Irina avait touché une artère et j'allais finir saignée comme un porc. Mon équipier ouvrit la bouche mais je fronçai le sourcil et clignai brièvement d'une paupière. Si je ne me trompais pas...
Le timing de Steve Marx fut parfait. Jaillissant sur le côté gauche d'Irina, il la détourna de moi un bref instant et je tentai le tout pour le tout. Contractant tous mes muscle, j'envoyai toute l'énergie dont j'étais encore capable dans mon bras mutilé et, dans un grondement d'effort, jetai tout bonnement Gaspard en l'air. Le couteau d'Irina passa à un cheveu de mon poignet alors qu'elle ripostait contre Steve. Il n'était pas de taille à faire face à la directrice de l'Institut boostée par sa dose de sérum.
Gaspard se rattrapa au bord du balcon et se hissa en sécurité. Ne perdant pas de temps, je levai les jambes plus haut que mon visage, crochetai des pieds la rambarde, basculai la tête en bas et me redressai à la force des abdos. Le Revenant, en équilibre précaire sur la barre à la largeur limitée, battit en retraite pour me laisser de la place et se trouver un appui un peu plus solide. Je me trouvais désormais entre Irina et lui. Telle une funambule sur son fil, je m'élançai et fondis sur la doctoresse. Celle-ci abattit sa lame qui trancha le cou de Steve jusqu'à l'os et se redressa lorsque je l'empoignai par le dos de sa veste et la repoussai. Le GEN, tentant d'endiguer l'hémorragie de sa gorge, s'affala lourdement vers l'intérieur du balcon ce qui enraya miraculeusement sa chute, et se retrouva coincé par les barreaux constituant la barrière. Agité de spasme, il perdait son sang à vue d'œil, mais la cicatrisation allait se mettre en route. L'abandonnant à son sort, je me concentrai sur la scientifique. Un pied devant l'autre à cause de l'étroitesse de notre plancher, elle cracha dans ma direction.
Irina frappa la première, vivement, et je fus contrainte de reculer. Mon bras gauche ne pouvant me servir à la fois à me protéger et à riposter, je tâchai d'éviter qu'elle ne me touche encore au thorax, ma respiration étant déjà assez laborieuse comme cela. Je déplaçai rapidement mes pieds, battis en retraite plus près de Gaspard. Les sensations revenaient dans mon épaule sous forme de fourmillements brûlants et je n'allais pas tarder à pouvoir l'utiliser pour arracher la tête d'Irina. Celle-ci devenait plus violente à chaque coup, plus imprécise, aussi. Son charisme débordait autour de nous comme une brume corrosive. Décidant de tenter le tout pour le tout, je me portai en avant et projetai mon poing droit pour l'atteindre, mais Irina se défila. Elle lança ses jambes dans le vide et se catapulta de l'autre côté. Pivotant sur mes hanches, je me remis face à elle, mais elle se trouvait désormais à portée de Gaspard qui eut la même expression qu'une brebis face au loup et dégaina son arme.
- Sale vermine, jeta Irina. Toi et tes semblables ne méritez que la mort.
- Non ! hurlai-je.
Le coup parti dans un « bang » assourdissant et mon crâne se fendit en deux. Aveuglée, je basculai en arrière tout en tâtonnant pour m'empêcher de gagner un aller simple pour le vide et sentit un gout de bile m'envahir la bouche. Ma vision s'éclaircit au bout d'une poignée de secondes, mais j'eus préféré ne rien voir de ce qui suivit. Gaspard avait raté son tir, me touchant en pleine tête au lieu de se défaire d'Irina, laquelle n'avait pas perdu une seconde pour embrocher le Revenant sur sa lame. Enfoncé jusqu'à la garde dans son abdomen, le poignard étincela en ressortant et Gaspard chancela. L'horreur me noua les tripes en même temps qu'un sourire bien lucide éclairait les traits de la scientifique.
- Je crois qu'il ne se sent pas très bien, dit-elle d'un ton léger. Oups.
Je ne proférais aucun son et rejoignis Gaspard que je rattrapai juste à temps. Irina ne m'en empêcha pas, s'écartant gracieusement sur mon passage, en équilibre sur un pied.
- La vie est faite de choix, l'entendis-je prononcer. N'était-ce pas ce que ce cher Allan affirmait ? On voit où cela l'a mené, le pauvre.
Je l'ignorai, soulevant le Revenant que je fis descendre doucement vers l'intérieur du balcon. Il avait le ventre ouvert sur trente centimètres de long et la profondeur de la plaie laissait entrevoir sa chair meurtrie. S'appuyant contre moi, il fit une petite grimace quand je l'allongeai. Le temps parut se suspendre, là, en haut de cette maudite Tour à demi détruite, battue par le vent et la pluie.
- Puisque tu aimes choisir, je t'en donne encore la possibilité, chuchota sournoisement Irina. Regarde.
Je levai les yeux sur elle et elle agita dans le vide une mince seringue bleue. Du sérum.
- Non, fit doucement Gaspard. Pas ça. Pas ça.
Il était pâle comme la mort et je voyais son ombre sur lui. Il cracha un peu de sang et leva une main tremblante vers mon visage, effleurant la trace laissée par son tir.
- Ça, c'était raté, rit-il faiblement, les dents tâchées de rouge. Hein ?
Ses yeux se révulsèrent et il s'évanouit aussi sec. Je déposai doucement sa tête avec l'impression que mon sang était devenu du feu.
- Luna, si tu veux le sauver, tu as encore le temps, m'indiqua Irina d'une voix atrocement raisonnable. Il te suffit de choisir entre ça, et lui.
La GEN secoua une dernière fois le stylo injecteur puis souleva Steve par le col. L'autre revenait à peine à lui, son cou tout juste refermé. Il comprit instantanément ce qui l'attendait et croisa mon regard.
- Quoique, repris lentement Irina. Et si je balançais les deux ? Que choisirais-tu ?
Elle ouvrit les doigts. Une larme roula sur ma joue alors que je bandai mes muscles, la bouche aussi sèche que de la cendre. D'une détente puissante je me propulsai sur cette femme que je haïssais. Elle battit des ailes et se rattrapa, mais choisis la mauvaise prise pour ne pas tomber. Moi.
- Ni l'un ni l'autre, murmurai-je.
Seul le ronflement du jet qui se rapprochait de moi me répondit. Au-dessus de moi brillait, bien amoché, le cadran lumineux.
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