Chapitre 72

Je percevais chaque vibration dans la structure de la Tour et pouvais deviner rien qu'à leur intensité à quoi elles étaient dues. La Dame de Fer semblait frémir de toutes parts, agressée par les dizaines de GEN qui l'escaladaient, quelques mètres sous moi pour se regrouper dans un dernier assaut. Dans un mouvement subtil ponctué de grincements, elle était aussi en train de céder à l'appel du vide qui s'ouvrait à ses pieds. Les déflagrations avaient cessé dans la capitale, mais le mal était fait. Les fondations s'affaissaient, entraînant routes et bâtiments avec elles dans de larges crevasses formées par les catacombes et autres tunnels du métro de Paris. Que resterait-il de la ville après ça ? Tout serait à reconstruire. Mais qui des GEN ou des humains le ferait ?

Les bras le long du corps, les sens en éveil, je laissai Irina et ses sbires prendre position face à moi. La doctoresse était impressionnante dans sa combinaison noire souple identique à la mienne à ceci-près qu'elle n'arborait pas les couleurs de l'Ange Noir. Elle ressemblait à un Soldat Noir comme les autres, l'œil luisant de haine.

- A armes égales, hein ? ironisai-je. Tu es loin d'être seule pour m'affronter, Irina.

- Seule contre toi, Luna Deveille ? prononça-t-elle d'une voix métallique qui n'avait plus grand-chose à voir avec celle de la scientifique. Le sérum ne fait pas de moi ton égale et je le sais très bien. Mais nous sommes l'Armée Noire. Nous serons plus fort que toi.

- Tu m'en diras tant.

Je ployai le genou et bondis.

Le tir me frôla, déchirant mon pantalon du genou à la hanche et un sifflement atroce explosa mes tympans. Déviant ma trajectoire juste à temps, je roulai sur le sol tandis qu'Irina, fauchée par le projectile, reculait de plusieurs pas, imitée par ses Soldats Noirs assourdis par le bruit soudain. Un souffle violent balaya le dernier étage de la Tour alors qu'un second jet, rallumant brutalement ses moteurs après une approche furtive, se positionnait juste au-dessus de moi. Le plan incliné se mit à s'ouvrir en même temps que deux trappes latérales d'où sortir des canons de combat. Battant en retraite sous l'effet de la chaleur insoutenable des réacteurs, je vis le premier jet décrire une boucle pour mettre le nouvel appareil dans sa ligne de mire.

Le premier tir fusa au moment où le plan incliné du nouvel appareil se stabilisait, et je vis Stone en personne se laisser tomber par l'ouverture.

Je repris instantanément mes esprits et ne cherchais pas à comprendre pourquoi et comment le colosse était arrivé là, tandis qu'il se réceptionnait rudement près de moi. Il se déplia lentement de toute sa hauteur.

La vitre avant du jet se brisa dans une pluie de bris de verre et l'engin tangua. La fournaise générée par le souffle des deux appareils me brûlait le visage et les Soldats Noirs ne franchissait pas encore l'espace nous séparant. Du sang maculait l'abdomen d'Irina qui effectua un aller-retour rageur près de la barrière, comme un lion en cage, puis un rictus mauvais déforma son visage. Je n'entendis pas ce qu'elle ordonna à ses hommes, mais le lu sur ses lèvres. Elle donnait le signal de l'attaque.

Sans réfléchir, les Soldats Noirs se jetèrent en avant, certains faisant le tour de la passerelle le plus près possible du bord, d'autre passant sous le jet, glissant ou rampant sur le sol pour me rejoindre dans une épouvantable odeur de chair grillée. Le premier à se relever fut accueilli avec les honneurs, à savoir mon poing dans la figure. Je le rejetai en arrière, sous les réacteurs, où, sonné, il commença à prendre une intéressante couleur brique. J'en frappai un autre et m'en servi de justesse de bouclier contre un tir malvenu du jet ennemi. Le deuxième appareil fit une embardée et un souffle chaud fit voler mes cheveux. Je jetai un coup d'œil en arrière juste à temps pour voir une main se refermer sur la rambarde du dernier étage et un GEN prendre pied sur la Tour.

- Stone ! hurlai-je. Ne les laisse pas monter !

Le géant fit rouler ses épaules musculeuses et lorgna l'ennemi qui nous attaquait par derrière. Il détacha un revolver gros calibre de sa ceinture et me le jeta.

- Les autres arrivent, dit-il avant de foncer en sens inverse.

Tel un bélier, il chargea droit devant et balança sans cérémonie un Soldat dans le vide. Je fis volte-face et tirai, atteignant une jeune femme rousse au milieu du front et plongeai sur l'un de ses semblables, le fauchant aux jambes. Je n'eus pas besoin de me demander trop longtemps qui étaient « les autres » mentionnés par l'ancien instructeur, car Nacera ne tarda pas à atterrir plus délicatement que Stone sur la passerelle, à une seconde d'intervalle de Samuel, ses mèches blondes ébouriffées par le vent, et de Martial, les traits totalement fermés. Et de Gaspard.

Merde. Il avait fini par trouver une idée stupide, et quoi de plus stupide, me direz-vous, que d'être le seul humain au milieu d'une bagarre de mutants surentraînés ? J'avais beau réfléchir, je ne voyais pas mieux. Pourtant, je ne dis rien et me contentai de croiser le regard de mon équipier une fraction de seconde. Après ce qu'il avait fait pour les Revenants et pour moi en me débarrassant de l'Ange Noir, je ne pouvais décemment le réprimander comme un enfant devant tout le monde, et ce en dépit du danger qu'il courait.

- La cavalerie ! brailla inutilement Steve, invisible sur le toit, par-dessus le brouhaha des jets en vol.

- Protégez-le, intimai-je avec un signe de tête désignant le technicien. Le plus longtemps possible.

Le hurlement rauque de Stone, galvanisé par le combat, ponctua l'éloignement des jets qui reprirent de l'altitude pour se pourchasser dans le ciel gris, libérant la passerelle, non sans accrocher l'enseigne du Bar à Champagne qui se détacha définitivement. Irina jappa un ordre et la marée de GEN encore contenue par la chaleur des réacteurs se déversa sur nous pour nous engloutir.

En un instant, je perdis de vue la silhouette déliée de Nacera et celle, plus large d'épaules de Samuel. Seul Stone dominait le combat de deux têtes – et même si je ne l'avais pas distingué, je l'aurais forcément entendu puisqu'il s'égosillait à chaque ennemi vaincu. Gaspard avait suivi Nacera. Je n'avais pas eu l'occasion de voir Nacera à l'œuvre au sein de mon unité, mais elle et Gaspard s'étaient lancés à ma poursuite dans Paris, prêts à me tuer si nécessaire. Ils s'étaient débrouillés sans moi après ma capture par l'Institut, et je pouvais en déduire qu'ils formaient un bon duo au combat. Je félicitais mentalement Gaspard de ne pas avoir choisi de faire équipe avec moi lorsqu'Irina se jeta sur moi après avoir fendu la foule de ses combattants. J'avais décidé de rester près de Steve, mais il allait devoir se débrouiller seul car je doutais de pouvoir gérer cette folle-dingue en même temps que les GEN qui se précipitaient vers mon lui. Ainsi, ce serait un duel entre elle et moi.

J'attaquais la première, à main nues. Je saisis Irina à la gorge, portant tout mon poids en avant et cherchai à la renverser. Elle riposta, lançant son pied qui m'atteignit au plexus, mais je bloquai du coude sa tentative pour me frapper au visage. Un éclair métallique luisit subitement dans sa main gauche et la lame fusa, non sans passer bien loin de sa cible – ma gorge. Un grognement échappa à la doctoresse qui fondit sur moi, force brute. J'esquivai, passai sous son bras, mais fut gênée à la dernière minute, au moment de me relever dans son dos, par un Soldat Noir qui avait décidé qu'affronter son leader ne constituait pas une difficulté suffisante pour moi. Je le repoussai, enfonçai ses côtes et l'achevai d'un coup de pied sous le menton qui lui renversa la tête en arrière avec un craquement net, tout cela avant de me retourner pour parer l'attaque d'Irina qui avait entre-temps dégoté un deuxième poignard. Aculée contre le Bar à Champagne, je pestai intérieurement. Les ennemis à prendre pied sur la plateforme se faisaient plus nombreux, cinq malheureux GEN et un humain ne suffisant pas à les refouler. Ils m'assaillaient, retardant mes coups et restreignant l'amplitude de mes mouvements. Sans être en difficulté, je devais ainsi me contenter de bloquer Irina sans réellement riposter. Le temps filait à une vitesse folle même si le cadran était hors de ma vue, et je sentis l'agacement monter. Esquivant rapidement une nouvelle charge d'Irina, je courus droit devant moi, évitai un Soldat Noir sur mon chemin et sautai vers le haut, tendant mon corps à l'extrême pour crocheter le rebord du toit qui surplombait le dernier étage. Je balançai les jambes sur le côté et me rétablis souplement, accroupis, prête à accueillir Irina qui avait bien évidemment mordu à l'hameçon et me suivait. Elle prit pied une seconde après moi sur le toit lisse et bombé de la Tour Eiffel. Seul le pic auquel elle avait fixé son missile bardé d'explosifs nous dominait encore, se dressant dans le ciel au-dessus de Paris.

- Luna !

Je repoussai la doctoresse du pied avant de pivoter vers Steve. Il avait dévissé le bas de l'ogive et mis à nu quelques fils. Une gerbe de liquide éclaboussa le sol et un sourire triomphant barra le visage du GEN qui leva le pouce. A travers le rectangle transparent ornant le côté du missile, le niveau de sérum se mit à baisser doucement.

Je voltai et attrapai Irina au cou. Elle rua, les yeux exorbités de rage et des veines saillirent sur ses tempes. Un instant, je vis Victoire à sa place, toute à sa folie de devenir une meilleure GEN que moi. Elle avait sacrifié le peu d'humanité qui restait après la mutation pour me surpasser et cela l'avait tué. Une brusque énergie traversa la scientifique qui me propulsa loin d'elle avec tant de force que je m'affalai à demi contre l'ogive. La GEN se jeta sur moi comme un fauve affamé et me plaqua sur la toiture. Je relevai un genou contre son ventre, prête à déplier la jambe d'un coup sec, mais Irina referma ses doigts sur ma gorge. Je me débattis, rentrai la tête dans les épaules, et soudain, mon regard tomba sur la poche de poitrine de la doctoresse. Une petite télécommande de la taille et de l'aspect d'un portable, entièrement tactile, y était nichée. Celle-là même qui commandait la puce dans le cerveau des Soldats Noirs.

Une décharge me secoua et je me cambrai en arrière, en proie à la souffrance, les yeux révulsés. Mon souffle se bloqua dans ma gorge et je me sentis partir, aspirée hors de mon corps par une horde d'images et de sensations aussi nettes que violentes. Incapable de me défendre, parfaitement consciente de la réalité tout en ne la voyant pas, je perçus chaque seconde écoulée alors que je me perdais dans les souvenirs de l'Ange Noir.

Le cri de Steve, la griffure des ongles d'Irina. Le coup porté à mon abdomen, chassant le peu d'air que j'avais encore en réserve. L'éclat de la lame, la brûlure, et le sang giclant de mon épaule. Une fois. Puis deux. Et encore une. L'atterrissage de Steve juste à côté de nous. Le coup de poignard entre mes côtés, cruel, répété. Le craquement de mes os et de ma chair. Le sifflement de mes poumons. Ma bouche s'emplissant de sang chaud.

Et je réintégrai mon corps. Tout devint plus fort, plus précis, et j'accueillis la douleur avec le soulagement d'un noyé revenant à la vie. Ma main mutilée se faufila jusqu'à la poche d'Irina et je pris une goulée d'air entrecoupée de bulles de sang avant de tousser, éclaboussant la peau lisse de mon ennemie. Steve intervint au moment propice, surgissant dans le dos de la GEN qui se détourna une seconde, une brève seconde que j'utilisai pour me retourner sur le ventre, notant au passage que mon bras droit pendait lamentablement, tendons sectionnés. Peu importait. Ma mémoire m'avait rappelé que je connaissais le détail qu'Irina avait omis de prendre en compte dans son calcul.

J'écrasai mon pouce sur l'écran et hurlai pour couvrir le vacarme des combats ambiants :

- Commandante Luna Deveille, matricule 1208 F, ceci est un code noir ! Je répète, code noir ! J'ordonne la désactivation totale de l'Armée Noire.

Je crachai une gerbe de sang et grimaçai, la poitrine ouverte par Irina, et ramenai mon bras blessé sous moi, le cœur battant. La réponse ne tarda pas et ma voix numérique de N.I.A s'échappa de l'appareil :

- Commandante Deveille, matricule 1208 F identifiée. Commande vocale validée. Procédure de désactivation en cours.

Irina lâcha un Steve en fort mauvaise posture et bondit pour me rejoindre, mains en avant, mais ne fut pas assez rapide. Mon poing serré autour de mes phalanges coupées s'abattit sur l'écran du petit appareil qui se brisa et s'éteignit. L'expression d'Irina en cet instant valut toutes les victoires du monde. Emportée par sa certitude la main absolue sur l'Ange Noir, la directrice de l'Institut lui avait laissé l'accès aux commandes de l'Armée. Comment son pantin aurait-il pu désactiver ainsi les puces de contrôle ? Mais ce pantin s'était libéré. L'excès de confiance d'Irina allait lui coûter cher. Très cher.

- Non ! s'étouffa-t-elle.

Je souris, la regardant se figer d'horreur dans le silence opaque qui nous entourait. La bataille avait cessé.

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