Chapitre 71

Je bondis en avant, droit sur Yasmine que j'évitai à la dernière seconde. La clé, dans tout ça, c'était de me maintenir à une distance courte d'elle et de ses sympathiques collègues afin de rendre difficile toute tentative de tir. Je n'avais pas d'arme à feu, tout juste un couteau, et les mains liées en prime. Les deux cercles métalliques s'attiraient mutuellement, maintenant ainsi mes poignets à une distance maximum de dix centimètres l'un de l'autre. J'avais huit adversaires en tout, et cela ne me facilitait pas la tâche.

Je tournai la tête vers Irina alors que mes ennemis m'encerclaient. Elle couvait du regard son précieux missile, pleine de morgue et d'une assurance sans faille. Mon combat ne l'intéressait pas. J'allais lui donner une raison de s'inquiéter.

Je m'élançai droit devant moi et bondis, crochetant le cou d'une GEN blonde aux cheveux courts avec ma jambe puis pesai de tout mon poids vers le sol et l'entraînai avec moi. Mes mains jointes volèrent à ma ceinture et je dégainai ma lame avant de rouler de côté et d'esquiver deux balles tirées par Yasmine. Je me relevai immédiatement, lançai le couteau qui se ficha dans son épaule, plongeai en avant et percutai rudement la Déformée. Elle s'affala en arrière, contre la balustrade, mais se reprit aussitôt et darda sur moi ses pupilles vitreuses. Elle retroussa ses lèvres sur une rangée de dents blanches.

Ce fut alors que je l'entendis. Le bourdonnement.

Je feintai, reculai en direction du rebord en tendant l'oreille. Les Soldats Noirs ne réagissaient pas, focalisés sur moi, mais je vis du coin de l'œil leur cheffe hausser légèrement le sourcil, ce qui suffit à m'indiquer que ce bruit n'était pas bon signe pour elle. Du plat des deux mains, je frappai Yasmine à la poitrine et me mis à courir vers l'autre extrémité de la passerelle, souhaitant à tout prix voir de quoi il s'agissait.

A l'horizon, un point noir grossissait à toute allure et fonçait droit sur nous. Le bourdonnement devint claquement, sec et régulier, celui, compris-je tout en bloquant le bras d'un GEN et en lui retournant dans le dos, d'une hélice. Un hélico de combat. L'Institut ne possédant que des jets dernier cri, c'était forcément un appareil Revenant, mais qui le pilotait ? Je revins à mes moutons lorsqu'un poignard effilé dessina une ligne rouge sur ma joue, et passai à la vitesse supérieure. Le vent pouvait encore changer de sens pour Irina.

Je fis une roulade en avant, me redressai derrière la GEN blonde, enfonçai mon couteau dans sa cuisse deux fois puis le retirai, parai du coude une attaque sur le côté, tranchai de ma lame la chair à la base de son dos et remontai le poignet d'un geste sec. Yasmine voulut me stopper mais je lançai ma jambe en avant, la rejetai en arrière et achevai mon travail méthodiquement, ouvrant sur la gorge de la blonde un sourire grimaçant, si profond que sa tête partit en arrière, tout juste retenue par des filaments de tendons. Je décidai ensuite de supprimer la Déformée que j'avais connue dans les sous-sols sordides de l'Institut et lui fit face. Force brute, elle s'élança tandis que ses semblables se rassemblaient derrière elle. Le dos quasiment collé à la rambarde métallique, je fléchis les genoux comme si j'allais sauter, et, à la dernière seconde, me défilai. Yasmine, emportée par son élan, voulut stopper net mais je la saisis par l'arrière de sa veste et la soulevai juste assez pour qu'elle décolle du sol et passe par-dessus la barrière. Un aller simple vers une chute de 300 mètres.

Insensibles à la perte de l'une des leurs, les Soldats Noirs s'étaient groupés, prêts à en découdre.

8 : 27

- Johnson, entendis-je prononcer Irina. Johnson, appareil en approche, faites demi-tour et abattez-le. A toutes les unités, rapatriement immédiat vers la Tour. Je répète, rapatriement immédiat, je veux l'Armée Noire sur place le plus vite possible.

Le regard froid de la doctoresse croisa la mien. Pendant une fraction de seconde, nous nous défiâmes ainsi, ses Soldats entre elle et moi, inactifs. Le bruit de l'hélico se renforça, et comme au ralenti, Irina dévoila un gros revolver à sa ceinture. Orientés vers leur nouvelle cible, cinq Soldats reculèrent d'un même mouvement pour viser le ciel, n'en laissant plus que deux contre moi – un jeu d'enfants.

Tout se précipita soudain, tel un coup du destin, même si je ne croyais pas à ces choses-là. L'hélico plongea en avant, canon sorti, et se mit à inonder la passerelle de balles dans un déluge de douilles. Irina hurla un ordre, provoquant la riposte immédiate de ses hommes tandis que ceux qu'elle avait assigné à mon élimination me sautaient littéralement dessus. Je battis en retraite alors que l'hélico nous survolait, un souffle d'air ébouriffant mes cheveux autour de moi, et resserrai ma prise sur mon poignard. Le bataillon d'Irina changeait de chargeur, paré à bombarder l'appareil qui effectuait un virage serré pour revenir sur nous. Son premier passage m'avait permis d'identifier le pilote. Je ne pouvais pas encadrer Firell, mais là, il méritait presque que je l'embrasse, d'autant que sa manœuvre déclencha un déclic dans mon cerveau. Steve et Firell visaient le missile, l'immense ogive qui nous surplombait. Une balle érafla sa surface brillante et soudain, je sus.

Je me moquais que ce truc décolle. Je n'avais pas besoin de désactiver la séquence de lancement ou même de tenter de le débrancher. Il pouvait être envoyé. Du moment qu'il ne contenait pas le sérum.

L'hélico effectua un virage serré pour revenir sur nous et je profitais de ce que l'attention d'Irina était en partie retenue par son vol pour balancer mon poing dans le nez d'un GEN qui me bloquait la route. La doctoresse manipulait un gros calibre, et je comptai bien m'en emparer. Je fus sur elle en un instant et Irina plissa les yeux comme on le fait devant une vision particulièrement dérangeante. Puis, elle changea.

Irina Malcolm, scientifique au service de l'Institut depuis près de vingt ans, habituée aux laboratoires et au sale boulot fait par les autres, réendossa un costume qu'elle n'avait pas dû porter depuis des années. Je n'avais jamais pensé qu'elle ne savait pas se battre – à l'inverse de Marx qui ne brillait pas par son physique, elle avait tout d'une athlète – mais je trouvais sa métamorphose assez fulgurante. Son maintien se modifia, la cambrure de ses jambes, la tension de ses muscles, et même l'expression de ses yeux sombres. Dès l'instant où je fus suffisamment proche d'elle pour l'attaquer, fut prête. Et riposta.

Comme les bons Soldats obéissants qu'ils étaient, ses hommes se massèrent sous l'hélico qui amorçait son retour et se mirent à lui tirer dessus. De mon côté, je rendis coup sur coup à la doctoresse qui ripostait farouchement. Elle était habile, ça, oui, mais plus lente que moi. J'étais en train de prendre le dessus lorsque Firell mena son engin pour un autre passage au-dessus de la Tour, éliminant par la même occasion un GEN qui s'écroula, le corps aussi percé qu'une passoire. Un cri de satisfaction rageuse émana de l'hélico et Steve Marx se pencha par la vitre latérale pour m'adresser un sourire carnassier. Les renforts étaient là.

Mon couteau toujours en main, je vérifiai le minuteur avec une petite grimace. L'hélico n'était pas vraiment le type d'appareil le plus maniable pour attaquer à répétition une si petite surface que la passerelle du dernier étage et il devait faire de larges détours pour se repositionner. A ce rythme, le projectile serait lancé avant qu'une goutte de sérum n'ait coulé en dehors. Irina m'offrait un duel contre elle, mais je n'étais pas dupe : elle gagnait du temps. Je parai son crochet du droit, la repoussai vers la barrière d'un mouvement fluide tout en songeant que pour agir comme cela, il n'y avait que deux possibilités. Soit elle avait décidé que mourir en protégeant son missile était une bonne idée, soit elle avait une raison de croire qu'elle pouvait avoir le dessus.

Faisant écho à mes pensées, Irina fila brusquement sous mon bras et fit volte-face, ses doigts voletant jusqu'à sa poche. Elle en tira un petit tube bleu, dont, je le savais, l'extrémité devait être pourvue d'une aiguille. Un éclat dément traversa son regard et le temps parut se suspendre. Mon sang se figea dans mes veines et je m'immobilisai, tendue comme un arc, tandis que les Soldats Noirs de la scientifique cessaient aussi de bouger, comme captivés par son geste. Le visage de Victoire s'imposa à moi alors qu'Irina levait la main, pouce placé au bout du tube, sur le bouton.

- A armes égales, prononça lentement la GEN.

Et elle s'injecta le sérum.

Alors qu'Irina, paupières closes, baissait une seconde sa garde car sonnée par les effets du produit, je loupais la seule occasion que j'avais eu jusque-là de lui couper la tête pour en finir avec elle. L'hélicoptère repassa au-dessus de nous, sa carrosserie bosselée par les tirs GEN et un sifflement aigu me vrilla les tympans. Je louchai vers le bas pour noter deux choses : une armada de GEN vêtus de Noir escaladait à toute allure la Tour, évoquant très poétiquement autant d'araignées agrippées à une toile, et un jet noir remontait à toute allure, le nez en l'air, rasant la structure de métal. Il avait approché discrètement au sol pour n'être découvert qu'à la dernière seconde. Le jet surgit par-dessus la rambarde et tint immédiatement en joue l'hélico, confirmant mes doutes. Ce n'étaient pas des alliés qui pilotaient l'appareil. J'entendis vaguement Steve hurler quelque chose à Firell qui tenta de retirer l'appareil de la visée du jet, mais il était trop tard. Une série de projectiles plus tard, le pare-brise se fendit puis explosa dans une gerbe d'éclats de verre et l'hélico se mit à perdre de l'altitude.

Je m'élançai vers Irina et saisis à sa ceinture son revolver gros calibre puis le brandis devant moi et pressai la détente. Les hélices de l'appareil heurtèrent la barrière du balcon avec un bruit crissant qui étouffa le bruit de mon tir. Touchée à l'épaule, Irina ne broncha pas, comme en transe, et je battis en retraite sans me soucier d'elle à la vue de la carcasse de l'hélico qui s'écrasait sur la passerelle, emportée par son élan. L'engin hors-service traversa d'un bout à l'autre le dernier étage de la Tour, cueillant au passage un Soldat Noir qui termina broyé. Il frôla Irina qui ne réagit pas, les veines de son cou gonflé de sérum. Je m'apprêtai à tirer de nouveau pour l'achever avant que la substance n'achève son œuvre, mais l'hélico stoppa sa course, pendant à moitié dans le vide, retenu par son hélice arrière coincée entre deux barres métalliques de la plateforme. Un panache de fumée s'éleva près de la queue, juste là où se trouvait le moteur. Si ce truc pétait à deux pas du missile d'Irina, il risquait de déclencher aussi le lancement de ce dernier qui fonctionnait par explosifs.

7 : 07

Autrement dit, ma priorité n'était pas d'éviscérer Irina, quoi que cela m'aurait ravie, mais de remédier au problème rapidement. Le moteur de l'hélico crachota et je notai le kérozène qui gouttait depuis le réservoir. Une seule étincelle, et... La porte latérale de l'hélico sauta littéralement en l'air sous une pression exercée de l'intérieure du cockpit et Steve Marx en sortit, le visage intégralement couvert de sang. Une plaie cicatrisait sur son front, mais elle avait eu le temps de saigner assez pour le constituer ce masque sinistre. Il se laissa glisser à terre et je me portai à sa rencontre sans cesser de surveiller Irina.

Dans le ciel, le jet s'était écarté de la Tour et demeurait en vol stationnaire. Avait-il l'intention de nous viser ou bien ne savait-il quoi faire sans les ordres d'Irina ? Le pilote était probablement un GEN.

- Steve ! Tu vas bien ? Firell ?

Le fils du directeur Marx secoua la tête de gauche à droite et ne s'étendit pas sur la question. Il balaya le sommet de la Tour Eiffel du regard puis avisa Irina qui s'affala au même instant dans un gargouillis, mais s'abstint de tout commentaire. Je le pris par le bras.

- Aide-moi à dégager cette épave de là, Steve, on n'a pas beaucoup de temps.

- Je ne sais pas quel est ton plan, grommela-t-il en s'accroupissant près de la queue tandis que je faisais de même de l'autre côté, mais tu vas devoir te passer des ondes sommeil.

Je ne répondis pas et empoignai à deux main la pièce de ferraille qui retenait l'hélice.

- Tire ! lança Steve.

Prenant appui sur mes pieds, je m'arqueboutai et y mis toute ma force jusqu'à ce que la barre se déforme dans un grincement désagréable. La queue de l'hélico céda de quelques pouces et l'appareil bascula un peu en avant, vers le vide. Le moteur se remit à cracher et Steve fit la grimace.

- Encore ! intima-t-il.

Je mis un peu plus de force dans mon geste et Steve lâcha un grognement satisfait en sentant l'hélicoptère partir brusquement en arrière. Il glissa sur la rambarde défoncée par son atterrissage forcé et disparu presque sans un bruit, emmenant avec lui le corps sans vie de Firell. Seul nous parvint une poignée de secondes plus tard, le son déformé qu'il produisit en touchant l'herbe calcinée sur les Champs de Mars.

Un silence entrecoupé par la pluie s'ensuivit, bien vite rompu par le râle poussé par Irina. Ses yeux déjà durs avaient l'éclat froid d'une pierre polie et elle se releva lentement. Main sur la crosse de mon arme, je m'adressai à mon compagnon d'infortune :

- Arrête ce missile, Steve. Quoi qu'il nous en coûte.

L'ancien amnésique se faufila derrière Irina qui n'avait d'attention que pour moi. La tête un peu baissée, elle me dévisageait par en-dessous avec un air de prédateur. Sa raison l'avait quittée. D'ici quelques instants, ses Soldats débouleraient au dernier étage et je serais seule contre eux. Je songeai à Nathan et à Gaspard, humains jusqu'au bout des ongles. Ils devaient le rester.

Steve se hissa d'une main à la hauteur de l'immense ogive et me jeta un dernier coup d'œil. Il était resté, avait pris l'hélico avec le docteur Firell pour tenter de m'aider. Il avait déjà décidé qu'il n'avait rien à perdre.

- A tes ordres, commandante Deveille, dit-il solennellement.

6 : 00

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