Chapitre 70

La plainte de la Tour Eiffel s'éteignit lugubrement et sa structure malmenée s'immobilisa. Agrippée seulement par une main, je me penchai au-dessus de la ville. Deux jets avaient redécollé à quelques rues de là et stationnaient dans les airs, mais ils ne portaient aucun signe distinctif. Institut ou Revenants ?

Je me reconcentrai sur ma mission et refis le tour de l'immense ogive installée sur le sommet de la Tour. Le problème avec cette chose était que je me trouvais exactement dans le même genre de situations que dans les séries policières à deux balles qui mettent en scène des prises d'otage et des malheureuses victimes bardées d'explosifs sauvées à la dernière minute par un coup de bol du héros qui tire le bon fil. J'avais autant de chances de débrancher convenablement le dispositif que de le lancer malencontreusement et de transformer la totalité de la population française en cadavre ou en GEN – et je ne savais pas quelle option était préférable. Je ne pouvais pas risquer cela. Une seule possibilité, donc. Forcer Irina ou son assistante à le faire. Sans plus attendre – chaque seconde écoulée nous précipitait un peu plus vers l'aboutissement du plan d'Irina – je me laissai glisser le long d'une barre de fer, en silence. La collègue du docteur Malcolm posa une question que sa supérieure dut juger stupide à en juger par le ton qu'elle employa pour lui répondre, et je bloquai mon souffle. Aucune des deux ne se doutait de ma présence. L'effet de surprise serait parfait, aussi me laissai-je tomber.

Comme une mer... D'accord, d'accord, comme une brique. Sans la grâce, sans la précision ni la fluidité qui caractérisait le prédateur que j'étais. Je ne me retins pas, ne battis pas des ailes pour me rétablir et m'écrasai durement sur l'épaule droite avant de m'immobiliser sur le flanc, un bras coincé sous mon corps, l'autre tendu devant moi tel un chiffon énorme. Le visage caché par mes cheveux, je tournais de plus le dos aux deux GEN. Muscles relâchés pour simuler l'inconscience, je ralentis mes battements de cœur jusqu'à les rendre si ténus qu'on m'aurait crue à l'agonie. Le piège était en place.

Le bruit sourd de mon atterrissage sur la plateforme métallique fut instantanément accompagné d'un hoquet de stupeur de l'assistante d'Irina mais aussi du cliquetis d'une arme prête à tirer. Un GEN surpris n'en était pas moins un GEN réactif.

- Docteur...

- J'ai vu, Camélia.

- Croyez-vous qu'elle soit... ?

- Je l'entends respirer. Terminez ce que vous faites et allez chercher le lecteur de puce.

- Mais, nous l'avons perdue il y a des heures, et le Soldat Pott n'est pas en place pour la commande de secours.

- Passez en manuel. Nous n'aurons plus besoin de lui.

- Docteur, je...

Camélia s'interrompit net et je me représentai le regard glacial de sa supérieure sans aucun mal. Afin d'achever de les convaincre de s'approcher de moi, j'enclenchai la phase 2 de mon plan – la première ayant réussi puisqu'on ne m'avait pas tiré dessus.

J'autorisai mes membres à tressaillir un peu puis commençai carrément à convulser, rendant mon souffle erratique. Agitée de spasmes factices, je roulai des yeux pour n'en laisser voir que le blanc et laissai un filet de salive couler de ma bouche.

- Dépêchez-vous, s'écria Irina. On peut peut-être la stabiliser ! Son cerveau rejette la puce, mais elle a tenu jusqu'ici.

Sans la voir, j'imaginai la scientifique pianoter à toute allure sur sa tablette et sa collègue foncer dans ma direction, son lecteur de puce à la main, et réprimai un sourire tout en poursuivant mon petit manège. Irina Malcolm m'indiquait deux choses en se souciant ainsi de moi. Petit un, elle avait déjà terminé ses manœuvres concernant le missile et le compte à rebours devant être enclenché, sans quoi elle ne se serait pas priorisée sur moi. Petit deux, elle ressemblait bien plus à Marx qu'elle ne l'admettait, elle qui riait des faiblesses de son ancien directeur. Elle était aussi incapable que lui d'abandonner l'une de ses créatures, de ne rien tenter pour la récupérer. Fière comme elle l'était de l'exploit que mon existence signifiait, elle devait essayer de me préserver encore un peu, que ce fut pour me sauver entièrement ou pour se servir plus tard de mon ADN et ainsi recréer mon génome.

Camélia se mit à genoux près de moi et deux larges cercles d'acier froid se refermèrent sur mes poignets. Ça, ç'aurait été à parier. Aucune des deux femmes n'était naïve au point de ne pas se méfier. Je continuais à me rouler par terre sans réagir aux menottes, puis Camélia plaqua le lecteur sur ma nuque, une main sur mon épaule pour tâcher de me maintenir en place.

- Je suis prête à la reconfigurer, lança Irina. Vous avez un signal ?

- Rien, madame.

- Il nous faut un accès direct. Ouvrez.

Cette fois, Camélia ne protesta pas et posa son lecteur sur le sol pour s'emparer d'un autre objet dans sa poche. Même sans la voir, je savais ce qu'elle préparait : m'ouvrir avec un sympathique petit scalpel pour connecter par câble ma puce à la tablette d'Irina. Sauf qu'il n'y en avait plus, de puce.

Mes spasmes se calmèrent, je conservai les yeux révulsés pour garder l'illusion encore un instant. Camélia me fit basculer davantage sur le côté, souleva mes cheveux. Elle aperçut l'amas de chair cicatrisée à la base de mon cou. Et comprit.

Vive comme l'éclair, elle dégagea ses deux mains et récupéra l'arme rangée à sa ceinture tout en se reculant précipitamment pour disposer d'assez de distance pour un tir, mais je fus plus rapide, tellement qu'un humain n'aurait strictement rien vu. Un coup de rein me retourna vers elle et mes mains jointes saisirent le col de sa blouse. Je la projetais au sol où son crâne s'ouvrit comme une pastèque, et d'une torsion sèche mais brève, j'achevai le travail et lui rompit la nuque. Je terminai par un bond de côté et esquivai la balle d'Irina. Je me relevai, l'œil narquois et essuyai la salive sur mon menton.

Irina Malcolm me rendit mon regard, droite comme un I avec son flingue à la main et un silence tendu plana. Elle se tenait à l'extrême opposé de moi, le dos contre la rambarde. Ses cheveux lisses étaient trempés de pluie et de fines gouttelettes continuaient mouiller ses vêtements. Le vent lui fouettait le visage, faisaient voltiger les pans de sa blouse. Elle portait encore sa combinaison en-dessous. 

Le ciel sembla se couvrir un peu plus et un petit coup de tonnerre résonna au loin. Insensible aux rigueurs de la météo, la directrice de l'Institut fouilla dans sa poche pour en sortir un petit boitier et pressa une touche. Derrière elle, fixé contre le métal du balcon, se trouvait un petit cadran numérique où des chiffres défilaient.

10 : 05

- Tu as survécu, chuchota finalement Irina. La puce ne t'a pas tuée.

- De toute évidence, raillai-je. Mais tu as l'air bien partie pour t'en charger.

- Ce sont des balles en composé. Approche-toi et je te règle ton compte.

- Tu as la mémoire courte, Irina. Je ne réagis pas comme les autres GEN, je te rappelle. Si c'est avec ça que tu compte te défendre, je te conseille de trouver un autre plan.

- J'en ai un. T'affaiblir avec ça et laisser mes Déformés te dépecer, qu'on en finisse.

- Tu as raison, madame la directrice. Surtout, ne fais pas le travail toi-même et ne te salis pas les mains. Le sang, ça colle.

Je levai mes paumes maculées de celui de Camélia qui fixait le ciel d'un œil vitreux. J'étais toujours enchaînée, mais cela ne m'inquiétait pas plus que cela.

- Tu arrive trop tard, Luna, et tu ne peux rien faire pour sauver tes précieux humains, tout comme tu n'as pas pu aider Allan, Tribal, et tous ceux qui sont morts devant toi.

Je souris :

- Tu me déçois, mon amie. Le méchant qui tente de culpabiliser son adversaire pour le faire craquer, c'est du vu et revu. Le public veut du spectacle bon sang !

- Le décompte est lancé. C'est fini.

9 : 37

- Je devine donc que tu n'as prévu aucun programme d'arrêt d'urgence.

- Je n'ai aucune raison de vouloir stopper le missile. Tous mes alliés sont déjà des mutants et je veux que les autres le deviennent. Je ne vois pas ce qui pourrait me pousser à changer d'avis. C'est un plan mûri depuis des décennies. Cherche à déconnecter la machine et il explosera sur le champ. Toute la France ne sera pas contaminée par le sérum, mais il y aura de gros dégâts.

La doctoresse eut un petit rire suffisant. Elle était persuadée d'avoir gagné. Tout lui donnait raison, d'ailleurs.

Le vent forcit et la Tour émit un grincement lugubre. Je la sentis pencher sous mes pieds, s'incliner vers le trou béant qui s'était ouvert sous elle. Le léger crissement de l'ascenseur m'indiqua qu'il remontait. Mon comité d'accueil était en route.

- N.I.A procédera au lancement quoi qu'il se passe, Luna, ajouta Irina. Elle n'a pas besoin de moi et j'ai coupé tes accès. Tu ne peux lui donner aucun ordre. Rends-toi à l'évidence.

La porte de la cabine d'ascenseur s'ouvrit et Yasmine sortit la première, le visage effrayant de cruauté malgré ses iris vides. Sept autres GEN la suivaient, inexpressifs et armés jusqu'aux dents. Je portai la main à mon poignard, et lorgnai le compteur.

9 : 02

- Si je m'étais rendue à l'évidence plus tôt, je serais devenu l'animal de compagnie d'Ulrich Marx, Irina. Exactement comme toi. 

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