Chapitre 68
[...]
- Je vais donc me montrer plus clair, lieutenant Maturet, en vous demandant par quel concours de circonstance le soldat qui se trouve sur votre gauche s'est-il retrouvé avec une balle dans la tempe.
Madeleine frémit et Samuel la vit hésiter, un instant. Un très court instant, et probablement entre la possibilité de tenter de s'expliquer et celle de lui coller une balle dans la tête. Mais Samuel n'était pas naïf au point d'imaginer qu'elle choisirait la première option. Il connaissait Madeleine, suffisamment en tout cas pour savoir qu'elle était aussi profondément GEN que les autres, bien qu'elle prétendît le contraire. Aller à l'essentiel, sans scrupules, sans pitié. Faire ce qui devait être fait. Y compris tuer l'un de ses alliés – ou des centaines – si cela servait ses intérêts.
Ils se défièrent un instant, face à face, se jaugeant. Puis Madeleine posa une main sur son arme et dégaina lentement.
- Vous avez l'art de mettre les pieds dans le plat, agent Pidet.
- Et vous celui de faire les mauvais choix, ironisa Samuel. Chacun sa croix.
Madeleine inclina la tête dans un geste rappelant une marque de respect, tel un adversaire accordant le point à son rival. Elle paraissait calme, décidée.
- J'en déduis que je ne compterai pas sur votre discrétion, Samuel.
- J'ai bien peur que non.
- Quel dommage. Nous aurions pu si bien nous entendre.
Madeleine lâcha un soupir et le tir partit. Préparé depuis plusieurs secondes, Samuel se jeta sur le côté et roula près des cadavres abandonnés là par la GEN. Il plongea aussitôt sur les rails et, accroupis, se mit à longer les voies.
- Attendez, lança-t-il tout en tentant de la localiser. Vous ne voudriez tout de même pas que je meure avant de m'avoir donné les détails de votre plan, si ? Faire tout ça sans que personne ne soit au courant... Vous méritez un peu de reconnaissance.
Les pas de Madeleine se rapprochèrent, réguliers. Elle ne le poursuivait pas vraiment, le sachant coincé puisqu'elle se tenait entre la seule sortie et lui. Elle avait la froide détermination d'une tueuse fixée sur sa cible. Samuel avisa le tunnel du métro mais il sut qu'il ne pouvait pas attirer Madeleine dans cette direction. Les briques écroulés du plafond ne laissaient aucun passage – et sa nature de GEN ne lui permettait pas encore de passer à travers une surface solide.
- J'ai fait le seul choix possible, articula Madeleine, le seul choix valable, alors que vous avez tous été trop lâche pour l'oser.
- Oser quoi, exactement ? demanda Samuel qui ne bougeait pas d'un pouce, la sentant juste au-dessus de lui, sur le quai.
- Regardez la vérité en face, Samuel. On ne pouvait pas gagner. Pas contre eux. Même avec des semaines de préparation en plus, nous n'aurions pas pu les vaincre. Et Van Euen était d'accord avec moi.
- Le premier ministre ?
Une plaque de plâtre se détacha du plafond et s'écrasa aux pieds de Samuel dans un nuage blanc. Il grimaça et leva les yeux sur la lézarde qui traversait le mur d'en face et grimpait entre les néons. Si Madeleine ne le tuait pas très vite, ils mourraient tous deux ici. Profitant de la poussière qui obscurcissait la vision, le jeune homme rampa sans bruits, revenant sur ses pas pour se rapprocher de la seule sortie possible : le boyau par lequel il était entré. Madeleine ne broncha pas et il entendit sa voix s'élever depuis l'endroit où il s'était trouvé un instant plus tôt. Il espéra ne pas avoir besoin de lui reparler pour qu'elle réponde, sans quoi elle percevrait immédiatement qu'il avait changé de place.
- Il déteste les GEN, expliqua heureusement le lieutenant de Niels, et je voulais une solution définitive pour éliminer la menace.
Elle marqua une pause, attendant la réaction de son adversaire qui ne vint pas. Samuel, agenouillé près des rails, se haussa légèrement et remonta sans bruits sur le quai tandis que Madeleine se penchait en avant, soupçonnant quelque chose. Il glissa une main à sa taille et en tira un long couteau dentelé.
- Le ménage par le vide ! lança-t-il alors, criant presque. Si tu ne peux pas gagner la partie, détruis le jeu !
La GEN pivota d'un coup sec vers lui et une lueur malsaine éclaira ses yeux.
- Oui, répéta-t-elle. Exactement. Détruis le jeu. De cette manière, tu ne perdras pas.
- Mais tu détruiras une ville entière en posant des explosifs dans ses sous-sols, provoquant ainsi l'effondrement de la capitale, fragilisée par les galeries du métro et des catacombes. Et tu massacreras les alliés venus aider ton camp en les faisant passer volontairement sous Paris, compléta sèchement Samuel. Car c'est ce que vous avez fait, n'est-ce pas ? Van Euen vous a fourni les moyens, vous avez mis le plan en pratique. Raser Paris et tous ceux qui s'y trouvent. Ennemis. Alliés. Sœur...
Madeleine se ramassa sur elle-même et Samuel l'imita. Le temps de la discussion était terminé. Il pouvait se sauver – l'ouverture était juste derrière lui – mais il bondit.
Les deux GEN se heurtèrent avec force et roulèrent sur le sol. Relevée en un clin d'œil, Madeleine fondit sur lui pour le balayer en le saisissant à la taille mais Samuel était prêt. Il se porta en avant, le poing fermé remontant vivement vers le menton de son adversaire qu'il frappa deux fois au visage. Son nez craqua et se mit à saigner mais elle recula à peine, tentant de percer la défense de Samuel en l'atteignant au côté. Celui-ci se plia en deux en recevant le coup, donné avec tant de force qu'il aurait rompu les côtes d'un humain. Il vit Madeleine prendre de l'élan pour se jeter de nouveau sur lui mais elle stoppa net, arrêtée par une nouvelle chute de briques entre eux deux.
Samuel n'attendit pas plus. Profitant de la diversion, il se rua vers le tunnel par lequel il était entré. Un hurlement rauque, plus animal qu'autre chose, échappa à Madeleine qui s'élança à sa suite mais Samuel était bien décidé à retrouver la surface et un air plus respirable avant elle. Il ne finirait pas en bouillie auprès de tous ces soldats russes sacrifiés par la folie de deux personnes. Il remonta à toute allure le boyau sombre, jonché de débris et de corps, et se retrouva en un instant au bas de la pente verticale qu'il avait dévalé en sautant en sens inverse. La terre meuble n'offrait aucune prise, Samuel en trouva tout de même et se propulsa littéralement en haut, le cœur battant, talonné par Madeleine. S'il n'avait pas su que la GEN était derrière lui, il aurait cru à un fauve aux râles emplis de rage.
La lumière, enfin, apparut devant lui, depuis le trou donnant sur la rue, en minces filets annonciateurs de son objectif. Samuel accéléra encore et fléchit les genoux, sautant d'un seul mouvement. Les doigts de Madeleine se refermèrent au dernier moment sur sa cheville, le déstabilisant. Le GEN se rattrapa de justesse, les bras appuyés sur le rebord de la faille et balança son pied dans la tempe de son adversaire pour lui faire lâcher prise. Toussant un peu de terre qu'il avait avalé, Samuel rampa sur ce qui restait de la route et raffermit sa prise sur son couteau, qu'il n'avait pas échappé dans le feu de l'action.
Alors que Madeleine s'extirpait elle aussi du trou, le sol trembla, la renvoyant d'où elle venait et faisant basculer Samuel sur les fesses. Clignant des yeux, ébloui par la lumière crayeuse, il balaya la rue du regard. La chaussée craquait de toute part et l'immeuble d'en face s'écrasa sur lui-même dans un vacarme assourdissant. Plus rien n'arrêterait la destruction engendrée par Madeleine et le premier ministre français, désormais. Les fondations de la ville s'affaissaient, emportant tout dans une sorte de gouffre géant qui remplacerait tôt ou tard Paris.
Brusquement, le sifflement caractéristique d'un jet dans le ciel attira l'attention de Samuel. Ne laissant pas le temps à Madeleine de prendre tout à fait pied sur le goudron, il se mit à courir, tête en l'air et s'engouffra dans une rue adjacente. Ce qu'il lui fallait, c'était un point en hauteur, autant pour voir à qui appartenait l'appareil que pour se faire repérer. Il déboucha sur l'avenue voisine où quelques voitures étaient garées, salement amochées par les chutes de gravas, indécis. Grimper aux murs ne lui disait rien qui vaille : chaque construction n'était qu'en sursit et pouvait se rompre d'une minute à l'autre. Le jet le survola résolument sans ralentir, suivi par un autre.
- Ohé ! brailla-t-il, bras agités vers le ciel. Attendez-moi !
Il voulut regarder en arrière pour s'assurer de l'absence de Madeleine, juste à temps pour la voir surgir dans la ruelle et se relancer à sa suite.
Samuel battit en retraite et se hissa sur le toit d'un gros trafic gros au toit enfoncé. Debout, il se remit à gesticuler.
- Bordel de merde, baissez les yeux bande d'abrutis ! rugit-il.
La façade d'une grosse maison de ville nichée entre un portail de fer forgé et un immeuble choc vola en éclats, comme si une force avait explosé à l'intérieur. Le trafic plongea en avant, obligeant son passager à prendre appui sur sa vitre arrière pour garder l'équilibre. Samuel allait sauter pour s'agripper au balcon le plus proche, finalement résigné à tenter d'escalader un bâtiment pour être vu, lorsque Madeleine le rejoignit et sauta à son tour sur le véhicule. La main de Samuel fusa et il frappa de sa lame, ouvrant une large plaie sur l'abdomen de la GEN qui feula, furieuse et le saisit au col. Tentant de se défaire d'elle, Samuel lui faucha la jambe et tous deux s'affalèrent l'un sur l'autre sur la surface dure de la carrosserie. Le coup de genou asséné à l'abdomen par son ennemie vida l'air des poumons du jeune homme qui se débattit pour trouver une prise, abandonna son arme et empoigna le cou de Madeleine. Il la retourna sur le dos d'un geste sec, souleva sa nuque pour abattre bruyamment son crâne contre le métal.
- Tue...moi, haleta Madeleine. Ça ne...ne change rien...
Les deux mains jointes sur la gorge du lieutenant Maturet, Samuel s'assit sur ses jambes pour la maîtriser, mais elle ne luttait plus vraiment. Ce qu'elle avait fait serait probablement dur à assumer devant sa sœur – si celle-ci ne mourrait pas à cause d'elle. Peut-être préférait-elle mourir ?
Le trafic bascula un peu plus en avant et piqua du nez dans la crevasse qui s'ouvrait dans la rue. Samuel glissa un peu en arrière sans lâcher Madeleine qui suffoquait. Il la regarda dans les yeux et ce qu'il y vit l'assura que s'il la laissait s'en aller, elle aurait sa peau.
- Niels avait foi en vous, mais il s'est trompé. Vous ne voulez pas la paix mais la destruction. Je suis désolé d'en arriver là, lieutenant.
- Pas...moi..., hoqueta Madeleine.
Samuel haussa les épaules et serra.
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