Chapitre 63

Je marchai d'un pas ferme et décidé. Débarrassée de ma veste de Revenante, les cheveux dénoués sur mes épaules, je conservai un air naturel, comme si ma présence était parfaitement normale. Je ne pouvais pas imiter les yeux intégralement noirs dont j'avais été pourvue sous l'influence de la puce, mais si ce que j'avais dit à Samuel était vrai, ça n'avait pas d'importance. Les Soldats Noirs ne se rendraient compte de rien, se contentant d'appliquer les ordres d'Irina consistant à me laisser passer. Sinon... Mais mieux valait ne pas penser à cela.

J'avançai au beau milieu des Champs de Mars et remontai l'allée centrale menant à la Tour. Le silence emplissait mes oreilles, à peine dérangé par le cliquetis de la pluie sur les dalles défoncées de Paris. L'herbe jaunie et décollée en mottes par les tirs récents complétait un tableau peu flatteur de la capitale. Un tremblement de terre secoua les bâtiments alentours et je luttai contre l'envie de me retourner. L'Ange Noir ne se formalisait pas de si peu, mais la sensation de me trouver au-dessus d'une sorte de gueule prête à s'ouvrir et à m'avaler était plus qu'étrange.

A quelques centaines de mètres du pied de la Tour, je portai mon regard au premier étage, une tension entre les épaules. Où que fut Samuel – il avait peut-être décidé de ne pas m'obéir du tout – il n'était pas en vue. En revanche, trois cent quarante-sept marches me séparaient d'une grappe de GEN armés jusqu'aux dents, ce qui n'était pas franchement mon cas.

J'avais à peine eu cette idée que l'un d'entre eux – une femme – se pencha par-dessus la balustrade pour me dévisager. Je fis comme si de rien n'était et poursuivi mon chemin, pourtant prête à réagir si l'on me tirait dessus. Dans ce cas-là, il ne me resterait plus qu'à foncer en évitant de me faire trouer comme une passoire, et tant pis pour l'effet de surprise.

Les mots de Samuel me revinrent en mémoire et je regrettai un instant que mon unité ne soit pas avec moi. Un instant, seulement. J'avais confiance en chacun d'eux. Je leur aurais demandé n'importe quoi. Mais pas de se jeter dans une mission suicide avec moi. L'épée de Damoclès représentée par l'intention d'Irina d'exposer tout le pays au sérum planait au-dessus de nos têtes. Il fallait évacuer, prévenir Niels et quitter la ville, d'autant plus que quelqu'un avait choisi de faire le ménage par le vide en détruisant ses sous-sols.

Je les voulais en sécurité. Je voulais Gaspard en sécurité. Je ne pouvais pas le perdre, pas lui après tout ceux qui étaient partis. Irina ne me le prendrait pas. Elle n'aurait ni sa vie, ni son humanité en le changeant en GEN.

J'atteignis le bas des marches. Je ne pouvais être plus près du danger ni de la fin. Je commençai à monter.

La fin de quoi ? De qui ?


***


Steve traversa le camp désert en jetant de fréquents coups d'œil à la Tour Eiffel. Il avait longé les bâtiments jusqu'aux Jardins du Trocadéro, peu désireux de se faire repérer par les sentinelles postées sur le monument, mais nul ne l'avait vu. Luna avait certainement progressé, attirant l'attention sur elle.

Un jour nouveau s'était levé sur la capitale, mais cette aube laiteuse ne réchauffait en rien l'atmosphère. Steve ne sentait pas le froid et n'était en rien gêné par l'humidité, mais cela ajoutait encore à l'ambiance lugubre.

Steve se glissa entre les premières tentes et fouilla machinalement dans sa poche. L'oreillette de Luna y était, minuscule et froide. Si la jeune femme se trompait quant à son utilité, il ne resterait aux Revenants plus l'ombre d'un plan. Quant à lui, il aurait fondé ses dernières espérances sur un échec cuisant, mis de côté son animosité envers Luna pour rien. Une part de lui la détestait, pire, la haïssait pour ce qu'elle avait fait. Une autre, probablement la part de Geb qui se trouvait toujours en lui, lui soufflait qu'elle n'était pas totalement responsable de son geste. Les souvenirs de ses visites, de son amitié lorsqu'il était seul, privé de mémoire, dans les sous-sols de l'Institut remontaient à la surface. Les pires horreurs jalonnaient les actes de Luna, mais elle avait choisi chacun d'entre eux pour obtenir sa liberté ou protéger les siens. Décapiter Ismaël, ça, elle ne l'avait pas décidé.

Le froissement d'un tissu le fit soudain stopper et Steve porta une main à son flanc avant de se souvenir qu'il n'avait pas d'arme. Les donner à Luna lui avait semblé être une bonne idée – peut-être un peu trop généreuse maintenant qu'il y repensait.

- Qui est là ? lança-t-il.

- Agent Marx ?

Une voix fatiguée lui répondit et une silhouette émergea de sous la tente la plus proche. Le docteur Firell lui rendit son regard, les yeux injectés de sang, et se frotta les joues. Il tenait un fusil longue-portée d'un bras tremblant et Steve douta qu'il eut la capacité de se défendre, y compris s'il n'avait été qu'un soldat humain.

- Qu'est-ce que vous fichez ici ? Vous avez des ordres de Niels ?

- Je vous retourne la question, lâcha Steve.

- Il n'y a plus que moi, agent Marx, répliqua le médecin en relevant le menton en même temps que le canon de son arme. Moi et quelques membres de l'équipe de secours, ainsi que nos derniers blessés. Niels a envoyé tout le monde au front, à l'autre bout de la ville.

- Savez-vous où ils se trouvent exactement ?

- A l'Ouest. Le signal ennemi venait de quelque part près du Bois de Boulogne, mais rien ne dit qu'ils ne se sont pas encore déplacés. Répondez, maintenant, agent Marx.

Steve balaya les tentes désertes du regard. Il avait espéré qu'une personne avec des compétences informatiques serait resté ici.

- Et Vince ? insista-t-il.

- Déplacé avec les autres. Je ne sais pas où. Il travaille sur la désactivation des puces, il lui fallait un lieu sûr.

Le GEN pesta dans sa barbe. Il ne pourrait compter sur l'aide de Vince, caché quelque part dans Paris à faire des essais inutiles. Qu'à cela ne tienne, il se débrouillerait seul.

- Firell, j'ai besoin d'un ordinateur.

- Un quoi ?

- Un écran accroché à un clavier. Ça vous parle ?

- Ça va, je ne suis pas stupide, soupira l'autre. Mais vous avez intérêt à m'expliquer. Venez avec moi.

Firell pivota et s'engouffra dans une tente secouée par le vent, suivi à la hâte par Steve qui découvrit un espace confiné, encombré de lits vides et de quelques tabourets. Seule une couchette, au fond de la tente, était occupée par une femme ligotée au sommier par deux sangles épaisses et une ceinture. Steve se figea.

- Où sont les autres blessés ?

Firell, qui installait un ordinateur portable sur une table de fortune et se débattait avec les câbles l'accompagnant, haussa les épaules :

- Ils prennent un peu de repos dans d'autres tentes, avec mes collègues. Ici, c'était trop bruyant à cause des...

Le médecin marqua une pause puis détourna son regard de la femme.

- Des transformés, acheva-t-il.

- Des GEN, corrigea fermement Steve. Ce n'est pas un gros mot, docteur. Mais, alors, où sont-ils ? Ceux qui ont reçu le sérum dans l'après-midi ?

- Repartis au combat, comme votre ami Martial. Une fois réveillés, nous n'avons pas pu les en empêcher. Ils voulaient reprendre leurs activités comme si rien ne s'était passé.

La femme s'arque-bouta sur son matelas et poussa un gémissement déchirant. Steve nota les morceaux de peau jonchant ses draps et le liquide suintant de ses plaies. S'il se fiait à ses connaissances de la mutation, son corps était en train de se reconstituer avec ses nouvelles caractéristiques.

Le jeune homme rejoignit Firell qui se débattait avec la prise.

- Vous les avez laissés partir comme ça ? Sans tests préalables ?

- Je ne suis pas un spécialiste des mutants, agent Marx, grogna Firell. Que vouliez-vous que je fasse ?

Steve leva les yeux au ciel.

- Les GEN fraichement métamorphosés sont généralement désorienté par leur corps et leur environnement qu'ils ne perçoivent plus de la même manière. La transition peut être difficile, voire violente, pour certains. La nature d'un GEN n'est pas d'être indulgent avec ses ennemis. Vous avez envoyé des tueurs sur le terrain, Firell. Ils ne réussiront pas tous à contrôler leur afflux de rage et de puissance.

- Niels a approuvé. Il n'y a rien à ajouter, agent Marx.

Steve accepta de clore le sujet d'un geste de la tête, mais il n'en pensait pas moins qu'envoyer ces nouveaux GEN au front était une mauvaise idée. Il s'assit cependant sur un tabouret et agita la souris de l'ordinateur, un modèle épais et solide. Voyant que le médecin restait planté près de lui, il fronça les sourcils.

- Firell, vous avez un moyen de communiquer avec Niels ?

- Oui, mais avant, vous allez me dire ce que vous voulez faire avec ça, Marx. Ne me prenez pas pour un imbécile. Vous êtes parti chercher Luna Deveille et vous revenez seul. Que s'est-il passé ?

- Je l'ai trouvée, soupira Steve en fouillant dans une série de câbles encore non-utilisés. Enfin, nous l'avons trouvée.

Il en saisit un très fin, muni d'un embout rond et l'inséra dans un trou minuscule sur l'oreillette de Luna. Une fois branché sur l'ordinateur, il patienta.

- Luna n'est plus une menace, docteur. Elle va tenter d'arrêter Irina.

- Vous délirez. Elle a décimé des centaines d'hommes à elle seule, des hommes de notre camp.

- Manipulée par Irina Malcolm, fit platement Steve en mettant ses propres émotions de côté. Désormais, elle est avec nous. Vous pouvez joindre Niels, oui ou non ?

Le docteur Firell pinça les lèvres. Il ne croyait de toute évidence pas à la version de Steve, mais celui-ci le foudroya du regard. Luna avait certes envoyé son unité à la rencontre du chef Revenant, mais quelques minutes pouvaient faire la différence dans une tentative pour se barricader et s'isoler des émanations du missile.

- Bougez-vous, bordel ! Des vies sont en jeu, vous comprenez ?

- Ça va, ça va...

Firell tourna les talons et s'en fut hors de la tente en traînant des pieds. Steve pivota vers son écran, ignorant résolument les grognements de douleurs de la femme dont il ne savait même pas le nom, et qui murmura par intermittence des mots incompréhensibles. Il laissa s'afficher sur l'écran les paramètres de l'oreillette, tout en réfléchissant. Savoir l'appareil capable d'émettre les ondes sommeil ne suffisait pas. Il lui fallait un moyen de déclencher les autres pour neutraliser les Soldats Noirs. Ismaël, lui, aurait su en un clin d'œil comment reproduire le signal-mère.

Firell se glissa de nouveau sous la tente pendant que Steve faisait défiler des données du bout des doigts. Le médecin posa brutalement devant lui un talkie-walkie qui ne devait pas dater de la veille.

- Il est sur la bonne fréquence, dit-il sèchement. Si ce n'est pas Niels que vous avez, ce sera Annabelle ou quelqu'un d'approchant.

- Appelez-le pour moi, ordonna le GEN. Passez-le moi dès que vous aurez quelqu'un.

- Vous ne voulez pas un cocktail avec des glaçons aussi ?

Steve ne releva pas. Firell s'assit de mauvaise grâce à côté de sa patiente qui ne remuait presque plus. Le GEN dénicha un casque audio dans la pochette de l'ordinateur et le brancha. Ayant trouvé le programme source qui déclenchait les ondes, il voulait le tester, et lorgna vers la nouvelle GEN.

- C'est quoi, son nom ? s'enquit-il.

- Juline Mantello. Pourquoi ?

Le talkie-walkie crachota soudainement et le médecin se pencha sur l'appareil.

- Niels, ici Firell, vous me recevez ? Niels ?

- ...ci...na...matu...je...répétez...

- Lieutenant Maturet ? hasarda Firell. Je suis avec l'agent Marx, il a des nouvelles urgentes.

- ...ils...pas...nible...vous m'enten... ?

Un bruit sourd retentit et Firell se recula comme s'il avait été brûlé. En dépit de la mauvaise qualité de transmission, il n'avait pas de doute sur l'origine du son.

- Des coups de feu, souffla-t-il, quêtant le soutien de Steve. Lieutenant, vous me recevez ? Lieutenant ?

- ...couvert ! ...sang...ure...je... Attention !

Steve les mains au-dessus du clavier, écouta une nouvelle rafale au bruit déformé s'échapper de l'appareil, puis plus rien ne vint. Le talkie resta silencieux. Sa porteuse – Annabelle – avait-elle été abattue ? Il était clair que les Revenants s'étaient jetés dans un guet-apens tête la première. Peut-être étaient-ils même tous morts.

- On les a perdus, dit-il sans faire cas de l'air outré de Firell face à son détachement. Réessayez dans quelques minutes. 

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