Chapitre 62

Accroupie à l'angle du mur, j'observai la Tour Eiffel. J'aurais eu un meilleur point de vue en me postant en haut d'un immeuble, mais j'aurais été aussi plus repérable, car l'endroit était un vrai nid de vipères. Je comptai treize GEN répartis dans les escaliers de la Tour, et quelques autres patrouillant à chaque étage. Étrangement, Irina n'en avait pas placé aux pieds de l'édifice. Quant à une éventuelle protection aérienne, je n'en remarquai aucune.

Sous mes pieds, le sol vibra légèrement et je portai mon regard plus loin. La ville fragilisée par les combats s'effritait à vue d'œil. Des pans entiers de murs se détachaient, entraînant les fenêtres dans un grand bruit de verre brisé. Un décor d'apocalypse.

- Il y a quelqu'un, là-dessous, fit Steve d'une voix sourde.

Je confirmai d'un geste du menton. Steve se tenait en retrait, avec la tête de celui qui ne sait plus vraiment pourquoi il a suivi le mouvement. A la vérité, je me posais la même question. Après ce qu'il avait appris sur le sort d'Ismaël, il ne devait pas me porter dans son cœur.

- Ça pourrait être un plan de Niels ? demanda Samuel qui s'était placé près de moi, dans la même position.

- Lui et moi avons des différends, mais il ne lui viendrait pas à l'idée d'ensevelir la ville pour gagner, objectai-je. Il tient à ses hommes.

- Les Revenants n'ont pas l'équipement nécessaire pour ça, ajouta Steve. J'ai déjà vu des explosifs suffisamment puissants pour faire s'effondrer les voûtes principales des catacombes, mais pas à la base. C'est une technologie GEN.

Je pinçai la bouche. Irina Malcolm n'aurait eu aucun intérêt à détruire la ville en faisant le ménage par le vide. Cela ne collait ni avec son plan, ni avec sa personnalité désireuse de gloire. Elle avait contrôlé chaque seconde de l'affrontement et tout réduire à néant ainsi n'avait pas le moindre sens. Je ne savais pas qui pouvait avoir orchestré la destruction de Paris, mais pour l'heure, je décidai d'ignorer ce problème.

Mon plan était simple, pour ne pas dire inexistant. J'allais courir vers cette Tour, y monter et tuer Irina pour l'arrêter avant qu'elle ne lance son missile. Et me venger, par-dessus le marché.

Un revolver. Sept balles. Un poignard à double tranchant.

C'était tout ce que j'avais comme arme, mais ce serait suffisant. L'Institut me devait des années de vie et j'avais assez attendu comme cela. J'avais laissé Marx et Irina me prendre ma vie, ma famille, Victoire, Tribal, Allan, je leur avais permis de m'utiliser comme un animal domestiqué pour massacrer mes propres alliés. J'allais demander réparation. Maintenant.

- Luna ?

- Quoi ?

Je me tournai vers Samuel qui me fixait d'un drôle d'air.

- Qu'est-ce qu'on fait ? On attend les renforts ?

Les renforts ? Je faillis lui rire au nez mais parvins à n'afficher qu'une expression neutre. Que diable s'imaginait-il ?

- Il faut que Niels nous rejoigne, insista-t-il. C'est bien ça, l'idée, non ? Gaspard va le prévenir et les Revenants vont rappliquer ?

- Oh, oui, Gaspard lui dira de venir dès qu'il aura retrouvé Niels et les autres, confirmai-je, mais il ne viendra pas.

- Hein ?

Je me reconcentrai sur la Tour Eiffel mais Samuel posa une main pressante sur mon bras.

- Luna, tu te moque de moi ?

- Pas du tout.

Je me dégageai et acceptai enfin de regarder Samuel dans les yeux. J'éprouvai de l'agacement à ce qu'il me détourne ainsi de ma tâche.

- Albert et moi avons de nombreux sujets de désaccord, Sam, mais je sais quel genre d'homme il est. C'est un leader, plein d'humanité même s'il est un demi-GEN. Il tient à sa rébellion et à chacun de ses membres. Ce n'est pas lui qui tente en ce moment même d'engloutir la ville en faisant exploser les souterrains parce qu'il accorde de la valeur à la vie. Il ne mettra pas non plus en danger des centaines de personnes pour venir nous sauver les fesses.

- Il ne s'agit pas uniquement de nous trois, gronda Samuel, mais de stopper Irina !

- Mais enfin, redescend sur Terre ! Tu crois sincèrement qu'elle laissera Niels s'approcher de la Tour Eiffel si ce n'est pas ce qu'elle désire ?

- Alors tu as encouragé Gaspard et les autres à partir de leur côté alors que tu ne comptes pas sur le soutien de Niels ? Ton unité croit que tu as un plan et qu'ils vont revenir nous aider ! Tu te sers d'eux !

Une bouffée de rage me submergea et je saisis Samuel au col. Steve n'esquissa pas le moindre geste pour nous séparer et se contenta de nous regarder nous défier, stoïque.

- Oui, crachai-je. Je me sers d'eux. Je voulais qu'ils s'éloignent d'ici, qu'ils soient un peu plus en sûreté. Niels saura quoi faire et tentera de mettre tout le monde à l'abri, même si ses efforts devaient se révéler inutiles. Au moment où Irina parviendra à lancer son missile, tous ceux qui se trouveront dehors ou dans une pièce mal isolée seront exposés au sérum. Ils changeront ou mourront par milliers. Irina veut une transformation de masse, peu lui importe que son sérum soit bien assimilé, elle dispose déjà de celui qu'on m'a inoculé pour cela. Toute personne qui ne supportera pas le sérum mourra dans d'atroces souffrances. Ils sont ma famille, Sam. Gaspard est humain, Martial ne maitrise pas encore son corps, et Nacera, qui est amoureuse d'Aurélien Adam – un humain, lui aussi – comprendra ce que j'ai voulu faire. S'il y a le moindre espoir de leur éviter ça, je le saisis.

- Et tu les utilise comme des pions.

Un silence lourd succéda à la remarque de mon ancien compagnon, puis le relâchai. Il me sembla qu'un fossé nous séparait désormais, un gouffre sombre et infranchissable. Tant de choses avaient changé entre nous. Il fut un temps où il aurait été avec moi, quoi qu'il put se passer.

Je désignai du menton la Tour Eiffel.

- Notre priorité n'est pas de savoir si je me conduis bien avec les gens que j'aime, Samuel. Il s'agit de stopper une folle furieuse avant qu'elle ne détruise le peu qu'il nous reste. Je connais Irina mieux que personne, et tu sais pourquoi ?

Le GEN blond secoua la tête.

- Je suis comme eux, laissai-je tomber. Un monstre fait du même bois dur, des mêmes vices et des mêmes pulsions meurtrières. Ils m'ont créée et façonnée comme ils le souhaitaient, à leur image, et même si je m'en suis servie pour m'opposer à eux, je reste l'instrument dont ils avaient besoin. Leur manière de réfléchir est la même que la mienne. Froide. Calculatrice. Dénuée de scrupules. Je me fiche de savoir combien de personnes devront mourir pour que je puisse préserver ma famille. J'irai au bout quel que soit le prix.

Je marquai une pause tandis que Samuel se dandinant d'un pied sur l'autre. Il émanait de lui une tension folle, comme un fil sur le point de se rompre. Une veine saillait sur sa tempe.

- Irina Malcolm a décidé de chaque seconde de cet affrontement et il s'est déroulé jusqu'ici de la manière dont elle le voulait. L'heure, le jour, le lieu, les participants. Tout se passe selon son bon vouloir. Si elle ne veut pas que Niel et son armée approche de la Tour, elle les tuera tous, jusqu'au dernier.

Samuel tendit la main et effleura ma joue. Ses yeux bordés de cils épais viraient à la couleur d'un nuage d'orage et reflétaient quelque chose de triste. J'allais ouvrir la bouche pour poursuivre lorsqu'il m'attira contre lui pour m'embrasser. Ses lèves se posèrent durement sur les miennes avant qu'il ne desserre son étreinte. Je ne reculai pas mais ne sus pas non plus ce que j'éprouvais.

- Je t'aime, murmura Samuel. Monstre ou pas, je t'aime. Je te demande pardon pour ce que j'ai dit.

- Samuel...

- On aurait dû partir, reprit-il. S'éloigner de toute cette merde pendant qu'il était encore temps. Je serais allé n'importe où, tu sais, et...

- Tais-toi.

Les mots jaillirent de mes lèvres en même temps que ma main l'écartait de moi. Il reprenait des mots qui appartenaient au seul homme avec lequel j'avais envisagé de m'en aller un jour, et cet homme était mort. Je refusais de croiser de nouveau le regard de Samuel et essuyai mon front sur lequel gouttait la pluie. Comme pour nous rappeler à l'ordre, une secousse fit trembler le sol et le mur d'un immeuble voisin abritant un salon de coiffure se lézarda. Nous avions suffisamment traîné en chemin.

- Steve, tu es avec moi ?

Le GEN, qui n'avait pas vraiment prêté attention à la scène entre Samuel et moi – à moins qu'il n'ait eu l'élégance de paraître captivé par la Dame de Fer – me dévisagea. Je fis quelques pas pour me placer face à lui. Ses boucles noires alourdies par l'humidité tombaient le long de ses joues, mais c'était bien tout ce qu'il restait du visage candide de Geb.

- Tu as tué Ismaël.

- Oui. Je l'ai fait.

Je redressai les épaules en hochant la tête. Aurais-je pu nier ? Non. Contrôlée ou pas, c'était bien moi qui avais décapité son amoureux d'un seul geste. Les actes de l'Ange Noir étaient les miens, au même titre que ses souvenirs avec lesquels je devais vivre. Je me rappelais désormais chaque seconde écoulée sous son influence, et de là germait mon plan.

- Je sais mieux que personne qu'on ne pardonne jamais quelqu'un qui nous a privé d'un être cher, dis-je doucement. La haine nous consume à chaque seconde. C'est ma main qui t'a retiré Ismaël, Steve.

Le GEN laissa flotter un sourire sans joie sur ses lèvres. Je marquai un silence avant d'ajouter :

- Je regrette, Steve. Sache seulement qu'Ismaël avait choisi un camp. Il écoutait son cœur.

L'autre se racla la gorge et je fus certaine d'avoir vu briller une larme dans ses yeux. Il croisa les bras sur son torse et quand il me regarda, je vis un nouvel éclat en lui.

- C'est ta main qui m'a retiré Ismaël, Luna. Mais c'est le docteur Malcolm qui la tenait. Je t'écoute. Qu'est-ce que je dois faire ?

Sans rien laisser voir de mon soulagement – il aurait pu choisir de me démembre sur place pour me faire payer la mort de son compagnon – je plongeai la main dans ma poche de pantalon. J'y rencontrai un objet froid et lisse que je sortis et tendis vers Steve.

- De quoi s'agit-il ?

Je posai dans sa paume une petite pièce noire et ronde. Je me souvenais l'avoir retirée lorsque mon cerveau agressé par la puce avait commencé à débloquer, juste avant de quitter l'Armée pour errer sans but dans un quartier de Paris.

- Une oreillette, exposai-je. Tous les Soldats Noirs en sont équipés pour recevoir les ordres d'Irina.

- En quoi ça nous avance ? s'enquit Samuel.

Il se rapprocha de nous, mettant de toute évidence de côté son mécontentement quant à ce qui venait de se passer.

- Steve, tu te rappelles des ondes sommeil ?

- Ça, oui, grogna le GEN. Irina s'en est servi contre moi lorsque mes souvenirs ont commencé à remonter à la surface. Ce truc t'assomme en moins de deux. Mais je doute que ça marche sur toi.

- Je ne pense pas non plus, avouai-je, mais dans le cas présent, on s'en moque. Ces oreillettes sont capables d'émettre des ondes sommeil, un peu comme une sécurité si les Soldats Noirs essayaient de se défaire du contrôle de la puce. Si on trouve un moyen de déclencher l'émission de ces ondes...

- ....on retire à Irina sa précieuse Armée, termina Steve. Comment on fait ça ?

- C'est là que tu entre en jeu. Tu as les compétences nécessaires, et le matériel est à portée de main, au campement. Les Revenants ne sont peut-être plus là, mais je ne crois pas que Niels aurait ordonné de tout récupérer et de se charger inutilement.

- Okay, j'ai compris. Je trouve un moyen de neutraliser les Soldats Noirs et on gagne la guerre ?

- Neutraliser ou au moins déstabiliser un certain temps. Cela donnera une ouverture à Niels pour se replier.

- C'est dans mes cordes, alors. J'y vais.

Steve referma les doigts sur l'oreillette. Il dégaina son revolver et me le fourra dans les bras.

- Il me reste quatre balles. Ne les gaspille pas.

- Merci, Geb.

Le GEN sourit plus franchement et, un signe de tête plus tard, il se faufilait dans une ruelle attenante où je l'entendis se hisser le long d'une gouttière puis prendre appui sur un toit.

- Et moi ? lança Samuel. Je suis censé faire quoi ? Courir en hurlant vers la Tour pour te créer une diversion ?

- On aurait pu tenter le coup, ricanai-je, mais j'ai mieux.

Je retirai la veste prêtée par Nacera et la jetai au pied du mur. Loin derrière nous, un grondement s'éleva et je vis un panache de poussière remonter vers le ciel à l'extrémité de la ville.

- Pour l'heure, les Revenants ne savent pas que je suis revenue dans leur camp. Alors on peut imaginer qu'Irina n'est pas au courant non plus.

- Les Soldats qui gardent le bas de la Tour verront tout de suite que tu as changé.

- Détrompe-toi. Ils sont programmés pour attaquer certaines cibles, pas pour analyser par eux-mêmes l'apparence de celles-ci. Si Irina ne leur a pas dit de m'éliminer, ils ne feront rien.

- Et si tu te plante ?

- Je meurs, fis-je laconiquement. Poste-toi en hauteur et intervient si ça tourne au vinaigre. Sinon, dégage de là et cherche un jet ennemi en vol dans cette zone. Reçu ?

- Cinq sur cinq.

Le GEN blond laissa échapper un soupir un peu amer que j'ignorai. Je vérifiai mon armement une dernière fois et avançai droit sur la Tour. A découvert. 

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