Chapitre 59


Comme retour à la vie, j'avais vraiment espéré mieux. Une haie d'honneur, des fleurs, ou, à défaut, un petit bonjour amical suivi d'une accolade et d'un apéro, tout mais pas une chute de vingt mètres suivie d'un atterrissage brutal sur le dos qui chassa tout l'air de mes poumons.

Suffoquant, je me retournai sur le ventre et tâchai de reprendre mes esprits lorsqu'une grosse pierre heurta ma tempe. Un juron m'échappa et je toussai, la bouche pleine de poussière, clignant des yeux pour tenter d'y voir quelque chose. Il faisait noir comme dans un four. Je secouai la tête et tâtonnai autour de moi en avalant ma salive à plusieurs reprises puis guettai un rayon de lumière, si mince fût-il, qui m'aurait permis d'éclairer un peu mon environnement. Le corps perclus de douleurs, je grognai, entrepris de me redresser et m'aperçus que je n'étais pas seule. Martial reprenait ses esprits, haletant, à genoux près de moi. Il avait l'air intact.

- Bon sang, c'était quoi, ça ? souffla mon ami.

Je secouai la tête.

- Rien de cassé ?

- Non, je ne crois pas.

- Gaspard ? appelai-je, la gorge sèche.

- Ici !

Une quinte de toux me guida sur la droite. J'avançai à quatre pattes dans une terre meuble et rencontrai un objet dur et lisse que je jetai plus loin. Ma vision de GEN commençait à distinguer des formes, puis ma main se posa sur quelque chose de mou.

- Gaspard ?

- Présent.

Il toussa un grand coup, mais je pouvais sentir le sourire dans sa voix.

- Ça va ? Martial, viens m'aider !

- Au poil, mais je suis coincé, il va falloir me dégager de là.

- Tu as une lampe ?

- Dans ma poche de poitrine.

Sans ménagement, je fouillai la veste de Gaspard qui demeura allongé sur le sol sans broncher. Un instant plus tard, le cliquetis de la lampe torche nous éclaira et je me retrouvai nez-à-nez avec mon équipier. Il gisait sur le dos, le visage gris de poussière et une partie du corps indubitablement bloquée sous des kilos de terre et de...

- Putain, dis-moi que ce ne sont pas des os ?

Gaspard grimaça et se saisit d'un os long et blanc qu'il fixa d'un air dégoûté. Martial nous rejoignit en se massant la nuque. Il portait un t-shirt trop petit que je remarquais juste et avait grandi de plusieurs centimètres. Je refoulai mes questions sur sa récente mutation. C'était loin d'être une priorité.

Autour de nous s'entassaient des tonnes de terre, de pierres et de débris ayant appartenu à un bâtiment – peut-être l'immeuble où nous étions avant la chute. J'identifiai une plaque de verre assez grande pour être une fenêtre et des poutres, mais ce n'était pas tout. Des crânes, des fémurs et tout un tas d'autres parties de squelettes humains jonchaient le sol. Nous étions tombés dans une sorte de faille, une crevasse de plusieurs mètres de profond qui s'était ouverte dans le sol. Le sol en tremblait encore et de grosses plaques de terre se détachaient des parois instables. Je m'interrogeais sur ce qui avait pu provoquer un tel phénomène mais la situation ne donnait pas franchement envie de lambiner. Un nouvel éboulement et la faille se boucherait. L'ironie du sort voulait qu'aucun ennemi n'avait jamais tenté de m'asphyxier avec un oreiller dans mon sommeil, mais j'étais persuadée que privée d'air, je mourrais bel et bien comme tout le monde, GEN ou pas GEN.

- Les catacombes, dis-je sobrement.

Un rocher se brisa derrière mon dos et un craquement sourd se fit entendre. Le faisceau de la lampe balaya ce que j'avais identifié comme un couloir et je vis un embranchement, un peu plus loin, qui confirma ma théorie. Les catacombes s'étendaient sous Paris et la profondeur de la faille correspondait, en plus du macabre décor.

- Vite, déclarai-je. Tiens la lampe, Gaspard.

Gaspard cala la lampe entre ses dents pour m'aider à repousser les gravats dont il était recouvert depuis le pied gauche jusqu'à la hanche. Il avait une petite plaie à la tempe mais rien de méchant. Martial s'accroupit à son tour pour déblayer. Les plaques de terre se détachaient plus rapidement des parois instables et retombaient dans une poussière épaisse.

Le bas du corps de Gaspard finit par réapparaître, lui permettant de s'asseoir. Ne restait plus qu'une poutre vermoulue en travers de sa cheville. Je fis signe à Martial qui saisit notre ami sous les aisselles et soulevai l'objet sans mal.

- C'est bon ! s'écria Martial. Ça va, mec ?

Je reposai la poutre qui craqua et m'agenouillai près de Gaspard.

- J'ai la cheville en compote.

Malgré ses vêtements noirs de crasse, je notai le sang qui imbibait sa jambe de pantalon et serrai les dents. Je la palpai sans trop de douceur.

- Si j'enlève ta chaussure et que ça gonfle, tu ne pourras plus la remettre, annonçai-je. Tu penses pouvoir marcher ?

- Je vais te dire ça tout de suite.

Gaspard s'appuya sur Martial et se remit debout. Il chancela un peu mais tint bon.

- Ça va le faire, décida-t-il.

- Alors, venez. Il faut qu'on quitte ce tombeau avant qu'il ne soit trop tard.

Un bruit sourd, plus loin dans le noir, appuya mes dires et je fis volte-face à la recherche d'un morceau de paroi plus facile à escalader. Plus elle pencherait vers l'extérieur de la crevasse et plus il serait simple pour Gaspard et sa cheville de remonter, sans compter que Martial paraissait encombré avec son nouveau corps. Il se dandinait et balançait les bras sans grâce. Je ne me souvenais pas avoir été empotée à ce point-là après ma transformation. Gênée par mes sens exacerbés, oui, mais pas par mes capacités physiques.

Je trouvai la zone adéquate près de l'endroit où j'avais atterri et tapotai du bout du pied le bas de la paroi. En basculant le gros de nos poids bien en avant, c'était faisable.

- Allez, les gars, lançai-je. Martial, tu passes devant, Gaspard derrière.

- Et si on tombe, tu nous rattrapes tous les deux ? ricana Gaspard.

- C'est le plan, confirmai-je sans une once d'humour.

Ils se plantèrent tous les deux devant moi et Gaspard posa une main sur mon épaule. La situation devait lui sembler étrange. Moins d'une demi-heure auparavant, il se battait contre mon double maléfique.

- Et toi, voulut-il savoir. Comment tu te sens ?

- Ce n'est pas le moment, soupirai-je.

L'étrange regard que posait Martial sur moi me dissuada cependant d'esquiver la question.

- Je me sens...bizarre, avouai-je. Comme quelqu'un qui revient de vacances et qui ne sait pas ce qui s'est passé au bureau pendant son absence. J'ai des trous dans ma mémoire, mais quand j'essaye de me rappeler, il y a un genre de brouillard dans ma tête. Je sais ce que j'ai fait, ajoutai-je à l'intention de Martial qui ouvrait la bouche. Je me souviens des grandes lignes et ça me suffit pour l'instant. Le reste reviendra, je le sens.

J'inspirai à fond. J'étais moi-même, mais il faudrait assumer les horreurs commises par l'Ange Noir. Mes horreurs.

- Je vous demande pardon, prononçai-je en les fixant tour à tour dans les yeux.

Gaspard fit un pas en avant et m'écrasa contre son torse. Il sentait la sueur, le sang et la poussière.

- Il n'y a rien à pardonner, dit-il avec force.

Là-dessus, il entreprit de remonter la pente, omettant la consigne de passer en second. Martial hésita à le suivre puis me sourit :

- Tu es revenue. C'est tout ce qui compte.

Il s'engagea à son tour dans la remontée et je le suivis avec soulagement.

Un silence oppressant accompagna notre ascension. La terre ne tremblait plus, mais l'air était chargé de poussière et je m'interrogeai sur ce que nous allions trouver à la surface. Je calquai mon rythme sur celui de Gaspard et progressai sans rien dire. Nous avancions en prenant appui autant sur nos mains que sur nos pieds, tantôt debout tantôt à quatre pattes, penchés en avant. Aucun bruit de nous parvenait du haut de la crevasse et, n'y tenant plus, je dépassai les garçons à quelques mètres de l'arrivée et me hissai dans ce qui avait été, quelques instants plus tôt, une rue.

Le quartier avait été ravagé sur toute la longueur de la crevasse et lorsque je pris pieds sur le goudron défoncé, je vis les immeubles effondrés sur leurs fondations jusqu'au bout de la rue. Tout était détruit, avalé par le sol ou brisé par le tremblement de la terre.

- Ça donne quoi ? brailla Martial depuis la faille.

Je plissai les yeux et avançai de quelques pas. D'une largeur d'environ inégale sur sa longueur le trou béant ressemblait à une entrée pour l'Enfer, mais je ne croyais fort heureusement pas à ces choses-là. Mais le plus surprenant étaient sans doute les maisons intactes que je pouvais voir au-dessus des ruines de la rues. La catastrophe, localisée, n'avait pas affectée toute la ville. Qu'est-ce qui avait bien pu causer cela ?

- Luna, un petit coup de main serait le bienvenu !

Je repartis aussi sec en arrière et aidai Gaspard à s'extirper de la faille. Martial parvint à en sortir seul et poussa un sifflement aigu en tournant sur lui-même dans la rue dévastée.

- Eh ben...

- Où sont les autres ? demandai-je aussitôt. Est-ce qu'ils sont tombés ?

- Ils étaient plus loin de nous de l'endroit où le sol s'est creusé, affirma Gaspard.

Il se figea soudain et sourit d'une oreille à l'autre. Je pivotai sur mes talons pour voir émerger Nacera entre deux pans de murs à demi écroulés. Elle agita la main et nous marchâmes droit sur elle.

- Vous êtes en vie, lâcha-t-elle avec un soupir. On a juste eu le temps de décamper dans la rue parallèle à celle-ci avant que la faille n'engloutisse tout l'immeuble. Tout va bien ?

- Les autres sont avec toi ? coupai-je.

- Oui, et en pleine forme. Samuel a eu l'épaule déboîtée par une chute de pierres mais il se remet déjà. Venez. On essaye de joindre Niels pour savoir ce qui se passe.

La GEN nous entraîna en direction d'un vieux porche qui tenait encore debout à une centaine de mètres de là.

- On allait partir à votre recherche, assura-t-elle, mais on est tombés sur quelqu'un d'autre.

Sous le porche, après lequel s'ouvrait une petite cour, Steve et Samuel nous tournaient le dos et je n'identifiai pas la personne qu'ils veillaient. Puis, mon ancien compagnon se leva pour nous saluer, révélant le corps de Lynx. Une drôle de sensation me saisit et je m'appuyai contre le mur, légèrement étourdie.

Gaspard tressaillit et s'avança, flanqué de Martial.

- Il n'est pas mort, le rassura vivement Sam, mais il est salement amoché. Il a besoin d'une équipe médicale en urgence. On l'a trouvé dans un van près d'ici, mais un pan d'immeuble a écrasé le véhicule.

- Qu'est-ce qu'il faisait là, c'est la question, commenta Steve, d'autant qu'on le croyait dispa...

Mes oreilles se bouchèrent subitement et je n'entendis pas la suite de son explication. Immobile à l'entrée du porche, je sentis mes muscles se raidir et mon souffle se bloquer dans les poumons, incapable de détacher mon regard de Lynx qui gisait à moitié inconscient.

Un flash lumineux m'aveugla et une douleur brûlante déchira ma nuque à l'ancien emplacement de la puce. Je m'effondrai.

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