Chapitre 55
Samuel reçut le coup en pleine face et sentit sa pommette s'enfoncer avec un craquement écœurant. Il fléchit les genoux, esquiva le suivant et se releva à toute allure, balançant son coude dans le thorax de l'Ange Noir qui ne parut rien sentir. Il la repoussa, parant les attaques qui visaient son abdomen, insensible à la douleur de son visage. Un rire mauvais franchit les lèvres de la GEN qui frappait toujours plus fort. L'Ange le saisit brusquement au col et l'envoya rouler sur le gravier, puis pivota sur ses hanches pour faire face à Steve qui l'avait approchée silencieusement.
L'Ange Noir dominait la situation. Elle se mouvait si vite que les yeux d'humain de Gaspard ne pouvaient la suivre, lui donnant la perpétuelle impression qu'il observait l'image imprécise et grésillante d'une télévision mal réglée. Haletant, il recula pour recharger son arme de ses doigts gourds. La fatigue le gagnait, rendant ses gestes maladroits et ses muscles raides. Il ne tiendrait plus longtemps dans la danse imposée par leur adversaire.
Car l'Ange dansait. Gaspard ne voyait pas comment nommer autrement sa gestuelle fluide et gracieuse en dépit la violence de son objectif.
Sans se préoccuper de lui, la GEN assénait coup sur coup à Samuel et Martial qui faisaient corps contre elle sans pour autant être à la hauteur. Le Revenant aux yeux gris paraissait encore encombré, incertain, avec ce corps plus grand et plus fort que l'ancien, et l'Ange n'avait de cesse de l'expédier au tapis, un air moqueur plaqué sur ses traits durs. Steve demeurait plus en retrait, étudiant chaque mouvement, mais lorsqu'il fondait sur elle, il épatait littéralement Gaspard qui ne l'avait pas cru si bon combattant, cantonné qu'il était à la mécanique et à la mise au point de nouvelles technologies. Il était puissant et précis, tout le contraire de Gaspard qui comprenait bien ne pas faire ne poids dans ce combat de titans. Les genoux aussi tremblotants qu'une cuillère de marmelade, le Revenant rasa le mur pour rejoindre Nacera qui n'avait pas bougé d'un pouce. Cherchant intérieurement une idée qui se refusait à venir, il la retourna sur le dos.
Blême, Nacera fixait le ciel d'un regard vitreux sans le moindre clignement de paupière. Si Gaspard n'avait pas senti son souffle sur sa main en la passant au-dessus de son visage, il l'aurait crue morte. Du sang coagulé maculait son oreille et ses cheveux, depuis la plaie infligée par l'Ange Noir jusqu'à son col de veste. Un frisson parcourut la colonne de Gaspard qui tapota la joue de son équipière pour la faire réagir. Ses muscles contractés la maintenaient dans une drôle de position et elle ne réagissait pas. Le jeune homme savait que les GEN survivaient à pire que cela – Luna lui avait parlé du jour où elle tiré une balle dans le visage de Richard Simon, ancien chef de la sécurité à l'Institut – mais cette vision lui faisait froid dans le dos. Il reposa Nacera délicatement et compta ce qui lui restait de munitions. Cela lui sembla totalement ridicule puisque ses projectiles faisaient l'effet d'une piqûre de mouche à l'Ange Noir mais c'était tout ce qu'il pouvait faire. A court de solutions, il tourna de nouveau les yeux vers le combat.
Martial gisait au sol, un bras plié dans un angle pour le moins original, son t-shirt trop petit imbibé de sang. Steve, accroupi contre le mur, cicatrisait d'une plaie au cou laissant échapper un filet écarlate. Samuel et l'Ange luttaient au corps-à-corps avec une férocité sans pareille, accentué par le fait que la GEN mordait et griffait comme un animal. Des grondements hargneux lui échappaient à chaque fois que Samuel parvenait à l'atteindre mais elle ne faiblissait pas. Elle jeta Samuel à terre et se pencha sur lui, lèvres retroussées. Son profil exposa à la vue de Gaspard la puce lumineuse greffée sous sa peau. L'idée tant attendue germa dans l'esprit du Revenant.
- Luna ! hurla-t-il.
Étonné par la force de sa propre voix, Gaspard se mit debout et avança d'un pas décidé vers le milieu de la cour.
- Luna n'est plus là, grinça l'Ange Noir en se désintéressant de Samuel.
- Tu es sûre ? la provoqua Gaspard.
- Qu'est-ce que tu veux, humain ? Mourir plus vite que tes petits copains ?
La GEN cracha dans sa direction, haineuse. Samuel, pensant sans doute que Gaspard lui offrait une diversion, se traîna à quatre pattes dans un coin pour changer le chargeur de son arme. Gaspard le suivit d'un œil puis fixa l'Ange, le cœur battant. Sa main gauche trouva son couteau, une lame effilée de vingt-cinq centimètres et la tira de son fourreau.
- Je veux parler à Luna, relança-t-il.
Un éclair de rage déchira les iris noires de son adversaire qui se ramassa sur elle-même. Elle allait bondir, exactement ainsi que Gaspard le voulait.
- Elle est morte ! rugit-elle en prenant son appel.
Gaspard la regarde s'élever au-dessus de lui avec la certitude de vivre ses derniers instants. L'Ange Noir le percuta mais il était prêt, et lorsqu'ils roulèrent sur le dallage, il resserra sa prise sur son couteau.
- Je l'ai tuée, postillonna la GEN, enserrant son cou de ses mains. Elle est morte !
Ses ongles s'enfoncèrent dans la peau de Gaspard qui étouffait. Plaqué au sol par le poids de la jeune femme, il arma son bras et plongea les yeux dans ceux de l'Ange, d'un noir liquide. Alors, il abattit sa lame.
L'effet fut instantané. Le tranchant pénétra la chair à la base de la nuque et ricocha contre quelque chose de dur. La colère s'intensifia dans l'expression de la commandante de l'Armée Noire qui se figea soudain, bouche ouverte. Son dos s'arqua vers l'arrière et elle bascula, agitée de spasmes. Le souffle court, Gaspard se redressa sur un coude et rampa jusqu'à elle, soulevant ses cheveux.
- Qu'est-ce que tu fous ? aboya Samuel qui se portait déjà à sa hauteur.
- Ce truc la contrôle. Tu voudrais que je l'égorge sans avoir essayé de lui enlever ?
- Comment tu savais que ça marcherait ?
- Vince m'a appris deux ou trois choses, mais je ne savais pas. J'espérais que ça nous donnerait un peu de temps, c'est tout.
Les deux hommes se défièrent brièvement, puis Samuel opina du chef. Le simple fait de toucher la puce avait paralysé l'Ange Noir, mais pour combien de temps ?
- Ce n'est pas l'égorger, qu'il faudrait, commenta platement Steve. Plutôt lui arracher la tête pour qu'elle ne se relève pas.
- Merci, mec, ça nous aide, grogna Gaspard.
Il allait ordonner à Samuel de bien tenir la jeune femme mais fut interrompu par le bruyant passage d'un hélicoptère au-dessus de leurs têtes. Le ciel s'éclaircissait à l'approche de l'aube.
- Les combats reprennent, observa Martial qui se tenait encore le bras.
- Il ne faut pas qu'on nous voie. Portons-la dans le hall. Steve, occupe-toi de Nacera.
L'autre ne protesta pas et Gaspard laissa Samuel soulever le corps flasque de l'Ange qui roulait des yeux dans leurs orbites, les lèvres agitées de tics. Il poussa la porte vitrée du hall tandis qu'un jet les survolait à son tour et fit entrer les autres.
- Si tu penses pouvoir faire quelque chose, fais-le maintenant, lui intima Samuel en déposant son fardeau sur le carrelage.
- Tenez-la, lâcha Gaspard.
Il se laissa tomber à genoux et essuya son front en sueur. Les tremblements de l'Ange se calmaient, lui indiquant qu'elle n'allait pas tarder à reprendre ses esprits. Avisant la veste de cuir de la jeune femme, Gaspard fit courir la lame sur toute la hauteur du dos et écarta les pans ainsi sectionnés. Il tira sur le col de son t-shirt, révélant la puce, ce qui fit jurer Martial.
- Je le sens mal. Cette chose est malsaine.
Il prêta cependant main forte à Samuel et se chargea des jambes de la GEN. Steve marmonna qu'il faisait le guet et tourna le dos à la scène, fixant obstinément la cour par la vitre. Les paumes moites sur le manche du poignard, Gaspard inspira par le nez et posa une main sur la tempe de la jeune femme pour empêcher sa tête de bouger. Déterminé, il incisa la peau et fit passer la lame sous la puce.
Un feulement atroce franchit les lèvres de l'Ange qui se mit à tressauter et à se débattre. Elle hurla, du sang coulant de son nez et de ses oreilles. Le couteau de Gaspard déchira la chair de façon inégale mais il ne renonça pas et vit Samuel peser plus fermement sur le corps du monstre qui remplaçait leur amie. Le Revenant réprima son dégoût et, faisant fi des râles de souffrance qui emplissaient l'air, glissa les doigts dans la plaie pour retirer les filaments noirs qui partaient de la puce. Il avait la conviction inexplicable qu'il devait retirer l'ensemble du dispositif et pas seulement le cœur.
- Ça y est presque, assura-t-il.
Comme pour le détromper, l'Ange rua, reprenant des forces. Une écume sombre se formait au coin de ses lèvres.
- Vite, pressa Samuel. On dirait qu'elle revient à elle.
Il n'avait pas fini de prononcer sa phrase que les iris de goudron se braquèrent sur lui. Et soudain, le noir reflua, dilué dans le blanc qui reprenait ses droits dans le regard de Luna.
- Je l'ai ! s'écria Gaspard qui brandit la puce. Les gars, je l'ai !
Martial lui arracha l'objet des mains, pantelant et le posa vivement pour le rouer de coups de talon. La lumière de la puce s'éteignit et il la repoussa du pied, le front luisant. La puce semblait lui inspirer une certaine terreur.
- Luna ? murmura Samuel en soulevant doucement la tête de son amie. Luna ?
Gaspard se pencha sur elle, près du GEN blond et l'aida à l'allonger correctement sur le dos. Inexpressive, Luna regardait le plafond. La gorge sèche, le Revenant effleura son front. Un mouvement près de l'escalier lui fit tourner la tête alors que Nacera sortait enfin de sa torpeur. Les traits tirés, elle cligna des paupières dans sa direction.
- Gaspard, dit-elle d'une voix rauque. Son cœur s'est arrêté.
- Hein ?
- C'est vrai, murmura Steve. Je ne l'entends plus.
Gaspard colla son oreille contre la poitrine de Luna avec la sensation d'avoir avalé un cube de glace. Sonné, Samuel ne broncha pas, comme vidé de toute émotion.
- C'est impossible, murmura Martial. Elle ne peut pas...
- Pousse-toi ! siffla Gaspard. Écarte-toi, je te dis !
D'une bourrade, il força Samuel à s'éloigner de Luna et prit position sur le côté, mains croisées sur les côtes de la jeune femme. L'énergie du désespoir se déversa dans ses veines et il se mit à masser, enfonçant tant qu'il le pouvait sa cage thoracique.
- Allez ! Allez, Luna, s'il te plait !
- Arrête, l'interrompit Nacera qui s'était relevée d'une démarche hésitante. Laisse-moi faire. Tu n'as pas la force nécessaire.
La GEN s'agenouilla en face de lui. Revenue à elle, elle avait l'air parfaitement lucide.
- Bouche à bouche, ordonna-t-elle laconiquement.
Gaspard ne protesta pas et écarta les lèvres de Luna. Une boule d'angoisse lui cisaillait le ventre. Au supplice pendant les minutes suivantes, il se concentra sur sa tâche dans l'attente du moment béni où Nacera lui dirait que Luna était tirée d'affaire.
Une éternité plus tard, quand son équipière retira ses mains de la poitrine de leur amie, reprit son pouls et le poussa doucement en arrière pour qu'il la lâche, il refusa un instant de comprendre. Puis, il serra les paupières à s'en faire mal.
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