Chapitre 54


Gaspard ferma instinctivement les yeux lorsque le coup de feu lui déchira les tympans. Il les rouvrit juste à temps pour voir Luna retomber sur le ventre, le corps désarticulé comme un pantin dont on aurait tranché les fils. Il ne distinguait plus son visage tourné vers la façade et dissimulé par ses cheveux défaits, mais la main gauche de la jeune femme – celle aux doigts manquants – paraissait encore tendue dans sa direction.

Les oreilles bouchées par le bruit du tir, Gaspard fit un pas hésitant en avant. Il se sentait étrangement lourd et détaché de son environnement qui ne lui apparaissait que par tâches de couleur. Le Revenant sursauta alors que Nacera se matérialisait comme par magie à ses côtés. Sans plus de cérémonies, elle était descendue par la fenêtre.

- Non, dit-elle. N'y vas pas.

- Je... Je dois...

- Tu restes ici. Je vais vérifier si... S'il n'y a plus rien à faire.

Gaspard eut l'impression de prendre une claque et tituba en arrière. Il était incapable de regarder ailleurs que vers Luna – laquelle ne donnait plus signe de vie. Enveloppé dans une sorte de brouillard, le jeune homme recula jusqu'à ce que son dos se cale contre le battant défoncé du portail et respira à fond. Nacera lui jeta un coup d'œil et en profita pour se rapprocher du corps sans prendre le risque de lâcher son arme. Mieux valait un excès de prudence.

Luna ne respirait plus, les yeux clos. Son crâne éclaté par la balle laissait entrevoir un os blanc sous ses cheveux emmêlés, au milieu du sang et de la chair arrachée. Elle semblait plus pâle que d'ordinaire sous son maquillage noir. Nacera se pencha sur elle avec la certitude que le plan établit avec Gaspard avait fonctionné. Elle prit son pouls en douceur sans rien percevoir. Luna Deveille était morte. Comment aurait-il pu en être autrement, de toute manière ? Son cerveau avait purement et simplement exposé, ses vertèbres s'étaient rompues sous la violence du choc. Personne ne survivait à cela, pas même un GEN. Pas même l'Ange Noir.

Nacera soupira discrètement et se redressa. Son soulagement était tel que lorsque la lame siffla dans l'air et s'enfonça dans son oreille jusqu'à la garde, elle ne comprit pas.

- Nacera !

La douleur fusa, déchirant son esprit et son corps avec une précision identique à son tir, quelques instants plus tôt. Nacera sentit ses jambes lâcher et chercha à garder son équilibre tant bien que mal tout en pivotant vers son agresseur.

- Non..., murmura-t-elle.

- Et si. Tu croyais vraiment que tu en finirais si facilement avec moi, espèce d'idiote ?

L'Ange Noir, les pupilles luisantes comme une nappe de goudron liquide, lui adressa un sourire mauvais. Le côté de son visage abîmé par la balle se reconstruisait déjà avec une rapidité déconcertante. Elle tendit la main pour saisir la poignée du couteau logé dans le crâne de Nacera.

- Laisse-la ! rugit une voix.

- Avec plaisir.

La GEN retira la lame d'un geste sec et Nacera s'effondra. Privée de tout contrôle sur ses membres, elle bascula sur le flanc, agitée de convulsions. Elle tenta d'identifier le nouvel arrivant mais n'y parvint pas et cessa de lutter. L'Ange Noir s'éloigna d'elle, l'abandonnant au gouffre dans lequel elle se sentait tomber.

La commandante de l'Armée Noire se campa au milieu de la cour et laissa échapper un rire ravi. Gaspard la tenait en joue, mais il n'était plus seul.

- Samuel, lança l'Ange Noir en esquissant un sourire. Que me vaut ce plaisir ? Je vois que tu as amené des amis.

Steve Marx et Martial lui faisaient face, tous deux armés. Gaspard, qui s'était repris, les suivit alors qu'ils encerclaient l'Ange. Le sang battant à ses tempes, il regarda la jeune femme tourner sur elle-même pour les dévisager tour à tour. Luna, songea-t-il, était définitivement partie. Il n'en voyait aucune trace dans la gestuelle provocatrice de leur adversaire ou dans l'abysse de ses yeux. La rage d'avoir échoué lui serra le ventre mais il se concentra.

- Steve, salua l'Ange Noir en s'inclinant exagérément. Martial. Tu es magnifique, mon ami, bienvenue dans la famille. La mutation te va à merveille. Pauvre Gaspard, cela dit. Condamné à rester humain pendant que ses amis jouissent de la force des GEN. J'en pleurerais presque.

- Ça suffit, l'arrêta froidement Samuel. Cette fois, tu ne gagneras pas.

L'Ange Noir ricana et fit un pas vers lui. Le GEN blond releva le menton et ils se défièrent un instant.

- La vie est ironique, pas vrai, mon amour ? railla la jeune femme. Te retrouver à essayer de me tuer alors que tu m'aime encore. Quelle tristesse.

- Ce n'est pas toi que j'aime, répliqua calmement Samuel. C'est elle.

- Ah, oui. Luna.

L'Ange haussa les épaules et leva les yeux au ciel d'un air excédé. Elle posa ses mains sur ses hanches et agita la tête :

- Quelle belle brochette vous faites, tous les quatre, hein ? Toi, Samuel, qui n'a jamais cessé de l'aimer même après t'être fait rejeter. Tu regrettes ce que tu as dit, j'en suis sûre, mais tu as insulté la mémoire d'Allan et tu l'as perdue. Tant pis pour toi.

Gaspard tressaillit pendant que l'Ange décrivait un cercle pour venir se placer devant Steve Marx. La haine flamba en lui devant le monstre qui empruntait les traits de son amie pour les tourmenter.

- Geb, laissa tomber l'Ange Noir d'un ton narquois. Le pédé.

L'insulte ne sembla pas atteindre Steve qui ne broncha pas. Il se contenta de plonger son regard dans celui sans fond de la GEN, son revolver tendu devant lui.

- Etrange, tu ne trouves pas, que Luna ait été la seule femme dans ta vie. Aucune autre n'aurait pu lui ressembler, alors tu t'es tourné vers les hommes, c'est ça ? D'ailleurs, où est l'heureux élu ? Ce cher Ismaël aurait-il été retardé pour se joindre à nous ?

Steve se crispa mais ne répondit pas. La tension dans l'air s'épaississait à chaque seconde, mais nul ne se résolvait à attaquer.

- Allons, Geb, le morigéna l'Ange. Tu ne te doutes pas un petit peu de ce qui a pu empêcher ton amoureux de venir ? Je te donne un indice, alors. La cause de son absence est comme qui dirait...définitive.

- Tu mens.

Les mots crachés par Steve firent sourire l'Ange Noir à nouveau, barrant ses traits d'une grimace hideuse. Ses cheveux repoussaient à toute allure sur son crâne cicatrisé, lui rendant son apparence d'origine.

- Si Luna était là, elle aussi le confirmerait, s'amusa-t-elle. Nous étions toutes les deux au premier rang, quand c'est arrivé, si tu vois ce que je veux dire.

L'estomac de Gaspard se contracta et il craignit que Steve n'agisse sous le coup de la colère, mais il n'en fut rien. L'Ange Noir venait pourtant de revendiquer haut et fort le meurtre de son amant.

- Et toi, Martial, l'autre pédé, reprit cette dernière, ne serais-tu pas un peu amoureux d'elle sur les bords, hein ? Non ? Peu importe, tu l'aime comme une sœur et ta souffrance me suffit. Tu es d'accord avec ça, Gaspard ?

Le Revenant se demanda si ses entrailles n'allaient pas se liquéfier lorsque les iris liquides de l'Ange Noir rencontrèrent les siens.

- Tu vas mourir, cher Gaspard, sans même avoir pu lui dire ce que tu ressentais.

- Peut-être, s'entendit-il répondre, mais j'aurais au moins une satisfaction, Ange.

- Laquelle, humain ?

Gaspard pointa son arme sur elle.

- Celle de t'avoir tuée, une bonne fois pour toutes.

- Ça, je demande à voir.

L'Ange Noir feula et fléchit les jambes, les muscles soudain bandés comme ceux d'un félin.. Sur sa nuque, la puce auréolée de lumière se mit à clignoter, rappelant les palpitations d'un cœur.


***


- Niels ? Niels ! Putain, quelqu'un a vu le Général ?

Marissa Kadi se prit les pieds dans la fixation d'une tente et jura à voix basse. Un Revenant qui passait par là lui jeta un regard curieux puis indiqua la gauche d'un geste du menton. La ministre se dépêcha de suivre son indication et marcha jusqu'à la haute silhouette de Niels.

- Albert ! s'écria-t-elle. Vous êtes là !

Le demi-GEN semblait en grande conversation avec les lieutenants Maturet, l'agent Otto et le colonel Capeyti mais il s'interrompit pour lui prêter attention. Marissa remarqua alors l'effervescence dans laquelle était plongée le camp et fronça les sourcils. Des grappes de soldats couraient en tous sens, transportant du matériel. Avant que la ministre n'ait pu demander de quoi il retournait, Niels l'invita à parler.

- Des nouvelles, Marissa ?

La demi-GEN opina du chef et agita sous son nez le téléphone satellite qu'elle tenait encore. Son excitation redoubla à la perspective d'annoncer la suite à Niels.

- Je viens de terminer un appel avec Azarov, Niels. Il rassemble ses troupes.

- Azarov ? releva Amanda. La Russie ?

- J'ignorais que nous avions sollicité son aide, lâcha Madeleine.

- Parce que nous ne l'avons pas fait, répliqua Marissa. Azarov nous a contactés de son propre chef. Il propose de se joindre au combat et sera là dans quelques heures si nous acceptons.

Elle observa la réaction de Niels qui resta de marbre pendant plusieurs secondes. Celui-ci pinça les lèvres, en proie à la réflexion. La ministre crut surprendre un regard de connivence entre Madeleine Maturet et le colonel Capeyti mais la réponse de Niels ne tarda pas et la détourna d'eux :

- Ce devrait être à Hubert de prendre cette décision, Marissa. Lui et Van Euen sont-ils toujours injoignables ?

- Oui, malheureusement. J'espère qu'ils atteindront la Suisse sans encombre.

Le Général émit un reniflement agacé :

- Eric Hubert a choisi de se mettre en sécurité pendant que vous restiez ici, Marissa. Trouvez-vous cela normal ? Il aurait pu contribuer lui-même à ses chances de survie en nous aidant à planifier nos actions et notre défense.

- Ce n'est pas le moment, Albert, tempéra Annabelle.

- Peut-être, mais ce sera à lui d'assumer les conséquences politiques de cette alliance avec la Russie. Vous avez le feu vert, Marissa. Rappelez Azarov.

- Que craignez-vous, au juste ? interrogea la demi-GEN.

- Nous avons demandé l'aide de nos alliés européens, mais j'avais peur qu'un monstre comme les Etats-Unis ou la Russie ne s'en mêle, ce qui est désormais chose faite. N'oublions pas que le cœur du problème est le programme GENESIS dans son intégralité, mené dans le but d'assurer à la France un avantage militaire en cas de nouvel affrontement mondial. Le sérum est un objet de convoitise bien dangereux.

Niels haussa les épaules et secoua la main comme pour écarter le sujet.

- Allez-y, Marissa, mais faites vite. Nous évacuons le camp. L'Armée Noire s'est rassemblée au sud de Paris et l'agent Otto nous a apporté des nouvelles qui pourraient changer le cours de la bataille pendant les prochaines heures.

Marissa Kadi pivota vers la jeune Noire dont le visage indéchiffrable se fondait dans la pénombre du camp. Une étrange froideur émanait d'elle.

- Luna Deveille a été localisée à l'Est d'ici. Elle ne fait pas partie des troupes d'Irina Malcolm pour le moment, ce qui ôte un avantage à l'ennemi. Nous pouvons frapper sans avoir à la craindre, d'autant que quelques-uns de nos agents sont allés à sa rencontre pour tenter de la stopper.

- Pourquoi n'êtes-vous pas avec eux ?

La question avait franchi les lèvres de la ministre sans qu'elle ne puisse la retenir. Qui d'autre que des amis de Luna et Amanda avait bien pu se porter volontaire pour cette mission qui, selon elle, relevait du suicide ?

- J'ai mes propres combats, madame la ministre, affirma poliment l'agent Otto. Nous allons gagner cette guerre et j'irai retrouver mes enfants.

Annabelle, à la droite de la GEN Noire, releva imperceptiblement les sourcils mais se garda de tout commentaire. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de penser que la loyauté devenait chose rare ces temps-ci. Elle n'avait probablement pas le droit de juger Amanda, mais Luna n'avait-elle pas tout risqué pour tirer son amie et ses fils à naître des griffes d'Ulrich Marx ? La GEN chassa ses pensées de son esprit et se reconcentra sur la conversation.

- Je vois, laissa tomber Marissa.

- Je vous laisse dix minutes, enchaîna Niels, ensuite, vous nous rejoindrez près des hélicoptères. Seuls les blessés et quelques unités médicales restent ici.

- Pensez-vous que nous pourrons tenir encore cinq ou six heures ? Le temps que les russes arrivent ?

- Nous avons tous envie de voir la prochaine lune dans le ciel, ma chère. Il le faudra bien.

Le Général fit mine de partir mais Madeleine le retint subitement par le bras.

- Attends, Albert. Je crois qu'il faut penser à ce que nous ferons, une fois que les russes seront ici. Nous pourrions nous servir de l'effet de surprise.

- A quoi penses-tu ? voulut savoir sa jumelle.

- Les catacombes. Ils courent sous Paris, non ? Ils pourraient nous permettre d'acheminer l'armée russe jusqu'à notre position sans qu'Irina Malcolm ne s'en aperçoive.

- Mais ses radars auront détecté les soldats avant leur arrivée en ville, objecta Marissa.

Madeleine ne cacha rien de sa contrariété à la voir se mêler de son plan et la foudroya du regard. Niels coupa court à toute opposition entre les deux femmes en levant les mains :

- Si tu crois que cela peut fonctionner, pourquoi pas. Emmène un petit groupe en reconnaissance pour vérifier si l'armée russe pourra vraiment traverser Paris là-dessous. Cinq hommes, pas plus. Retrouve-nous sur place.

La GEN disparut instantanément dans l'obscurité, talonnée par Capeyti, et Marissa réprima un bâillement épuisé avant de s'éloigner à son tour en direction de sa tente. Demeuré seul avec Annabelle et Amanda, Niels la regarda partir.

- Annabelle, charge-toi d'assurer le déplacement de Vince et des autres informaticiens. Ils en sont toujours aux phases d'essai de désactivation des puces et j'aimerais mieux que la Russie ne soit pas notre seul espoir.

Le lieutenant agita la tête et tourna les talons au moment où les premiers bombardements retentissaient au sud de la ville. 

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