Chapitre 53

Le portail dont le battant droit avait été enfoncé par ce qui ressemblait fort à un coup de poing s'ouvrait sur une petite allée pavée débouchant elle-même sur une cour ronde, au pied d'un gros immeuble. Il s'agissait d'une résidence privée, probablement réservée à des gens fortunés. Les grandes fenêtres et les moulures sur la façade n'étaient pas en reste pour donner à la bâtisse une impression de richesse.

Gaspard franchit le portail pendant sur ses gonds avec le sentiment d'aller à la mort doublé d'une curieuse sérénité. Il fit quelques pas sur le dallage en s'efforçant de ne pas faire claquer ses semelles, puis prit une inspiration profonde.

- Luna.

La haute silhouette qui lui tournait le dos tressaillit. Elle se tenait là, au fond de la cour, tournant en rond sans but. Gaspard laissa ses yeux glisser sur elle, depuis ses jambes jusqu'à ses cheveux tressés. Même sans voir son visage, il savait que c'était elle.

- Luna, dit-il encore.

L'Ange Noir pivota légèrement, ne lui offrant qu'un demi-profil et un grondement monta de sa gorge. Un tic nerveux agita sa bouche.

Gaspard s'avança un peu plus sans avoir tiré son arme. Vince était le plus grand spécialiste des puces mentales dont disposait la résistance et il lui avait parlé des effets néfastes qu'elles pouvaient avoir sur le cerveau. Celui-ci se dégradait très vite, provoquant comportements erratiques et dépourvus de logiques chez son propriétaire lorsqu'il était soumis à un contrôle trop important. En apprenant que Luna se trouvait à l'autre bout de la ville, seule, alors que l'Armée s'était repliée, Gaspard avait pensé qu'elle était probablement déjà affectée par ce phénomène. Il sut qu'il ne s'était pas trompé lorsque son amie se désintéressa de lui pour recommencer à frapper le sol du bout de sa botte.

- Luna, regarde-moi, murmura le Revenant. C'est moi, Luna. Gaspard.

Elle se retourna si rapidement que Gaspard crut qu'elle allait lui sauter dessus. Les muscles tendus, la jeune femme se ramassa sur elle-même, lèvres retroussées et claqua des dents dans le vide à plusieurs reprises. Ses yeux entièrement noirs, liquides, plongèrent dans ceux de son ami qui se sentit aspiré par le vide qui y résidait. Une salive aigre dans la bouche, Gaspard leva les mains en douceur :

- C'est moi, Gaspard, répéta-t-il. Tu te rappelles de moi, Luna ?

Un nouveau claquement de mâchoires lui répondit mais Luna ne l'attaquait toujours pas. Le dos baigné de sueur et les jambes molles, Gaspard résista à l'envie de chercher Nacera des yeux. Le moindre clignement de paupière dans sa direction pourrait donner à Luna un indice sur le piège qu'il voulait refermer sur elle.

- Je suis Gaspard. Je suis ton ami, Luna. Je suis Gaspard.

Luna pencha la tête sur le côté comme un animal dont la curiosité aurait été attisée. Une grimace étrange déforma son visage couvert de sang et de maquillage noir et Gaspard fut certain d'avoir vu l'encre de ses pupilles se diluer quelque peu. Il captait son attention.

- Je suis sûr que tu sais qui je suis, Luna. Je suis Gaspard, ton équipier. Ton ami. D'accord ?

Un sifflement s'échappa des lèvres de la jeune femme. Elle rejeta la tête en arrière pour claquer des dents comme pour mordre en ennemi invisible. Une goutte s'écrasa sur la joue de Gaspard qui se demanda si la pluie recommençait à tomber avant de comprendre qu'il pleurait. Ses mains tremblaient devant lui malgré ses efforts pour se contenir. Comment la femme qu'il avait connue pouvait-elle être aujourd'hui réduite à une bête, un animal ?

- Je...

La voix du Revenant mourut et il se reprit.

- Je suis venu, Luna. Tu te souviens de ce que tu m'avais dit ? Tu m'as fait promettre de ne pas te laisser devenir comme eux. Tu ne voulais pas tuer, ni faire partie de l'Armée Noire. C'est pour ça que je suis là, Luna.

L'Ange Noir braqua ses yeux sombres sur lui. Elle entrouvrit ses lèvres pâles et un son atroce en sortit, rauque et bas :

- Toi.

- C'est Gaspard, Luna. Je viens tenir ma promesse.

Un frisson secoua le corps de Luna et elle se plia subitement en deux. La gorge sèche, Gaspard refoula le désir d'avancer encore. Il était déjà assez près pour lui permettre de lui arracher la tête en deux foulées.

- Luna ? souffla-t-il.

Penchée en avant, la jeune femme se redressa lentement. Elle donnait l'impression de lutter contre une force cherchant à la maintenir au sol, mais lorsqu'elle fit de nouveau face à Gaspard, celui-ci tomba à genoux. Le noir refluait dans les yeux de Luna, tel une nappe de pétrole chassé par une eau claire.


***


- Gaspard ?

Son nom franchit mes lèvres avec la douceur d'ongles crissant sur un tableau et ma gorge me brûla. Je sentis l'autre se débattre, à l'intérieur, et la douleur fusa comme un coup de poignard dans mon estomac. Pourtant, je la sentis à peine, le regard rivé sur mon équipier qui s'était agenouillé, la tête dans les mains. Ses yeux de braise accrochèrent les miens pour ne plus les lâcher.

S'il était venu, cela signifiait que ce serait bientôt terminé. J'en aurai presque pleuré de joie, mais le maigre contrôle que j'exerçai sur l'autre ne m'en donna pas le droit. Les muscles bandés à m'en faire mal, je mettais tout en œuvre pour l'empêcher de bondir et de faire du mal à Gaspard. J'allais partir, ce n'était plus qu'une question de minutes, et Gaspard serait sauf. Après tout ce que j'avais fait sous l'emprise de la puce, j'aurais au moins cette victoire.

Le corps tremblant, je concentrai tout ce qui me restait de volonté dans mon bras gauche et tendit doucement la main, les jambes tétanisées par l'effort. Quelque chose pulsait dans mon crâne, resserrant l'étau à chaque seconde et je sentis un liquide épais – du sang – couler de mes narines. Peu importait. Je pouvais bien tenir encore un peu.

- Gaspard, murmurai-je d'une voix à peine audible, la bouche déformée par chaque mot. Tu es là. Je suis désolée. Tellement désolée.

Il se remit debout, trempé, mais resta où il était. Le danger rôdait entre nous, et il savait à quel point le fil de ma raison était ténu. Il ne demandait qu'à se rompre, sectionné par l'autre, pour me forcer à le massacrer.

Gaspard secoua la tête et tendit la main vers moi :

- Je suis là, maintenant. Ça va aller, Luna.

Mon souffle se bloqua et je crus que je ne pourrais pas parler, mais je parvins à juguler la douleur et à esquisser un sourire grimaçant :

- Fais-le, Gaspard. Fais-le maintenant.

Je le fixai bien en face, gravant à toute vitesse chaque détail. Je voulais tout emporter avec moi. La puissance de ses épaules, la cicatrice jaillissant de son col, la couleur de ses cheveux coupés plus court sur les côtés et imprégnés de pluie, l'intensité de ses iris en dépit de ses pleurs. L'autre ne m'enlèverait pas cela.


***


Nacera s'accroupit précipitamment et pointa son arme par la fenêtre discrètement ouverte. Le premier angle de tir choisit dans une pièce voisine ne convenait pas – il suffisait que Gaspard avance un peu pour qu'il risque d'être atteint par la balle. En prenant position, Nacera vit le Revenant s'affaisser sur le sol et prépara son arme en un rien de temps, persuadée que Luna l'avait blessé, puis elle comprit qu'il n'en était rien.

Tout en ajustant sa visée, la GEN vit Luna tendre la main et Gaspard l'imiter. Ainsi, la jeune femme qu'ils avaient connue était toujours là, sous la surface. Mais pour combien de temps ? Nacera n'était pas naïve au point de croire qu'elle garderait le contrôle. Irina avait bien calculé son coup pour priver Niels de son plus grand atout. Luna était perdue. Il fallait finir le boulot.

Bloquant sa respiration pour ne pas faire trembler le fusil, Nacera tira. 

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