Chapitre 52
Martial ouvrit les yeux et roula au bord de son matelas. Une odeur acide lui monta aux narines au point de faire couler des larmes sur ses joues. Nom de Dieu, mais qu'est-ce qui pouvait bien puer comme ça ? Le jeune homme se redressa sur les coudes, désorienté, et fut pris de vertiges. Il lutta un instant pour stabiliser son champ de vision mais quelque chose d'abattit brutalement sur son épaule.
- Lâche-moi, s'entendit-il prononcer d'une voix gutturale, comme grondement d'une tempête.
- Je vous touche à peine, soldat. Calmez-vous.
Martial cligna des paupières et reconnut près de lui le visage du docteur Firell. En effet, ce dernier avait la main posée sur son bras, mais ses doigts semblaient tout juste le frôler. Le Revenant voulut dire quelque chose mais fut stoppé net par l'apparence du médecin. Les petites rides au coin de ses yeux, les minuscules picots de poils sur ses pommettes, les pores de son nez... Martial recula précipitamment, gêné par la conscience de ces détails qu'ils n'avaient jamais vus jusqu'alors. Emporté par son élan, il heurta une table qui se renversa.
- Ne bougez pas trop vite, lui conseilla Firell avec un calme olympien. Il vous faut un peu de temps pour vous adapter.
- M'adapter à quoi ?
Martial grimaça avec l'impression d'avoir parlé trop fort. Il tangua légèrement et s'efforça de rester droit tandis que Firell contournait le lit.
- Je vais vous examiner, mais vous avez l'air d'aller bien. Ensuite, nous parlerons de ce qui est arrivé.
Le médecin l'invita à se rassoir et Martial s'aperçut de deux choses. D'abord, il dépassait l'autre d'au moins deux têtes alors qu'ils faisaient tous deux sensiblement la même taille. Ensuite, l'odeur écœurante qu'il sentait toujours venait d'une source toute proche. Elle imprégnait littéralement ses vêtements.
- Je me suis pissé dessus ? laissa-t-il tomber, sonné.
- Pas seulement pissé, malheureusement, répliqua Firell sans paraître le moins du monde indisposé par l'air vicié. Venez, j'ai de quoi vous débarbouiller. C'est tout à fait normal, mon ami. Ne vous en faites pas.
D'une démarche qui lui parut gauche, Martial suivit le médecin à l'autre bout de la tente. Des vêtements et une cuvette d'eau chaude l'attendaient, et il se déshabilla sans attendre que Firell ne se tourne. Ses doigts tremblaient à mesure que les évènements se remettaient en place et qu'il se rappelait.
- Un miroir, dit-il de sa voix râpeuse. Firell, un miroir !
L'autre se dépêcha de fouiller dans ses affaires pendant que Martial tâchait de se calmer en se jetant de l'eau tiède sur le visage. Il sentait son cœur cogner contre ses côtes comme s'il voulait sortir et empoigna la minuscule glace ronde dénichée par le médecin d'une main fébrile. En contemplant son reflet, ses jambes le lâchèrent et il s'affaissa lourdement sur le tabouret placé là judicieusement par Firell.
- C'est... C'est moi ? bégaya-t-il.
- C'est vous, dit tranquillement le médecin. Regardez-vous bien, Martial. Vous avez certes changé, mais au fond, vous restez le même.
Martial, toujours nu, se pencha sur le miroir en ouvrant grand les yeux. Un filet de sueur coula sur sa nuque, reflet de sa panique, puis il s'apaisa. Oui, il se reconnaissait. Les traits taillés à la serpe, les pommettes aux angles prononcés, les iris grises. Tout était là. Mais en mieux. Incapable de supporter plus longtemps ce nouveau lui, Martial rendit la glace à Firell.
- Je suis resté inconscient longtemps ?
- Un peu plus d'une heure, indiqua Firell. Vous êtes le dernier à sortir du coma.
- D'autres... D'autres sont devenus comme moi ? Aujourd'hui ?
- Treize, en tout. Neuf autres ont reçu le sérum, mais nous n'avons pas su les sauver. La mutation est loin d'être ma spécialité, je dois bien l'admettre.
- Où est Gaspard ? Est-ce qu'il va bien ?
Le cerveau du jeune homme carburait à toute allure, bien plus vite que celui de Firell qui bailla d'un air épuisé.
- L'agent Olbec ? Oui, je suppose. Niels l'a envoyé se reposer. Nous bénéficions d'un répit accordé par l'ennemi.
- Je dois le voir.
Martial se leva, utilisa le gant de toilette pour se décrasser au maximum avant d'enfiler le caleçon, le pantalon en toile de Revenant et le t-shirt un peu petit que Firell lui tendait. Les muscles de ses bras manquèrent de faire craquer le vêtement, mais il préféra ne pas y prêter attention. Abandonnant le médecin sidéré, il sortit en courant de la tente et s'élança dans le camp.
***
Ismaël n'était pas venu. Il lui avait donné rendez-vous au plus fort de la bataille de l'après-midi, alors que Steve, de retour au van désert, cherchait à le contacter pour lui demander de partir avec lui. Mais au lieu convenu, devant la pyramide du Louvre, il n'avait trouvé personne. Ismaël n'était pas venu.
Steve Marx remonta une allée de fortune entre les tentes, sans penser à rien d'autre qu'à son ancien amant. Ismaël pouvait avoir été retenu par Irina, bien sûr, mais plus il tournait et retournait le message reçu sur l'ordinateur du van, et plus Steve se demandait si Ismaël en était vraiment l'auteur. Un mauvais présentiment lui nouait le ventre, si bien qu'il faillit percuter de plein fouet Madeleine Maturet qui marchait d'un pas vif vers la sortie du campement. Elle discutait avec animation au téléphone, et Steve crut reconnaître le nom de Van Euen, Premier ministre français. La GEN ne fit pas attention à lui et disparu un peu plus loin, le laissant seul.
Et maintenant ? Prêt à déserter pour se sauver avec l'homme qu'il aimait, Steve se retrouvait à revenir sur sa décision et à rentrer au camp comme un mouton docile. Mais pour y faire quoi ?
Indécis, Steve demeura planté entre une tente vide et une autre d'où s'élevait des ronflements. Il allait se remettre en route lorsqu'une silhouette immense surgit devant lui.
- Steve ? Tu as vu Gaspard ?
Interdit, le GEN demeura silencieux et dévisagea l'inconnu. Non, pas l'inconnu. Il savait de qui il s'agissait, mais...
- Martial ?
- Ouais, bingo. Alors, tu l'as vu ?
- Non, mais... Putain, qu'est-ce qui t'est arrivé ?
- J'ai gagné au loto, ricana Martial, ironique. Et je me suis fait refaire la face. Ça te plait ?
Le souvenir de la nuit passée ensemble s'imposa brusquement à Steve qui remercia le ciel de ne pas rougir facilement. Il cacha de son mieux son malaise et haussa les épaules :
- Tu cherches Gaspard ? Il est peut-être au ravitaillement. Suis-moi.
Le GEN guida son nouveau congénère en avant, décidant de ne plus aborder le sujet de son apparence. Il savait que des enfants munis de seringues de sérum avaient fait partie des combats de l'après-midi, au moment où lui-même fuyait ventre à terre vers le Louvre. Pas besoin d'être Einstein pour comprendre que Martial avait reçu la substance.
En arrivant près du brasero, Steve et Martial trouvèrent Amanda qui somnolait, adossée à une caisse, et Samuel, bras croisés devant le feu. La surprise marqua leurs traits à la vue des changements opérés chez leur ami, mais ce dernier de leur ne laissa pas le temps de parler :
- Les gars, où est Gaspard ?
- Aucune idée, assura Amanda. Il est parti et Nacera l'a accompagné. On attend les ordres de Niels.
Martial tira sur son t-shirt trop petit, sourcils froncés. Steve sentit son agacement emplir l'air.
- C'était quand ?
- Il y a une heure, environ, répondit Samuel en consultant sa montre. Pourquoi ?
- Vous l'avez laissé tout seul ? Sans savoir ce qu'il allait faire ?
Sur l'instant, Steve ne comprit pas la colère de leur ami et posa une main sur son bras. Après tout, Martial venait juste de se réveiller dans un corps qui ne lui appartenait pas encore, avec les pulsions des GEN.
- Vous vous foutez de moi ? rugit l'autre. Vous êtes complètement crétins ou quoi ?
- Martial, c'est inutile...
Le Revenant repoussa sèchement Steve et se dressa au-dessus du brasero. Amanda s'était levée, prête à réagir s'il frappait.
- Qu'est-ce qui se passe, Martial ? demanda-t-elle doucement.
- Il se passe que sans ordres de Niels, Gaspard peut aller où il veut. Et que va-t-il faire, à votre avis d'intellects supérieurs, pendant que tout le monde roupille dans son propre camp ?
Samuel eut l'impression de recevoir un pavé en pleine figure.
- Luna. Niels a dit qu'elle se trouvait seule de l'autre côté de la Seine. Il va aller la chercher.
- Pas la chercher, cingla Martial. La tuer, si ce n'est pas elle qui l'étripe avant.
Lâchant un juron, il leur tourna le dos et se mit à courir sans vérifier qui le suivait.
***
Les essuie-glaces crissèrent désagréablement sur le pare-brise et Gaspard batailla un instant avec les commandes au volant pour les stopper. La pluie n'avait pas totalement cessé mais les fines gouttelettes ne suffisaient pas à humidifier suffisamment la vitre.
Le silence emplissait l'habitacle depuis qu'ils avaient quitté le camp, feux éteints pour ne pas attirer l'attention sur eux. Ils roulaient désormais au pas dans les rues désertes et encore intactes dans cette zone de Paris, scrutant les rues adjacences sans trouver de trace de leur proie. Avisant le feu rouge duquel ils s'approchaient, Gaspard ne ralentit pas et traversa le carrefour. Il ne voyait pas très bien ce qui aurait pu leur couper la route dans une ville entièrement évacuée.
- Nous ne sommes plus très loin du cimetière, annonça Nacera en tendant le cou par la fenêtre. Elle pourrait y être.
- Le Père-Lachaise ? Ce serait franchement morbide.
- Mais pas impossible. Pour l'instant, j'ai l'impression qu'on cherche une aiguille dans une botte de foin. Elle pourrait bien nous tomber dessus avant même qu'on ait une petite idée de l'endroit où elle se cache.
- Va pour le cimetière, alors, mais cela risque de ne pas être très pratique pour l'arrêter, non ?
Gaspard mit son clignotant par habitude et tourna à un angle de rue. Il roula dans une flaque qui éclaboussa copieusement le trottoir et accéléra un peu. Nacera caressait machinalement la crosse de son fusil.
- L'idéal, ce serait d'avoir un point de vue en hauteur pour que je puisse viser, acquiesça-t-elle.
- S'il le faut, nous essayerons de l'attirer ailleurs.
Le Revenant sentit ses paumes devenir moites sur le volant et avala difficilement sa salive. Il n'en revenait pas d'être un train de parler de Luna comme d'une cible ordinaire, à éliminer le plus vite et le plus proprement possible. Il évacua cette pensée en se concentrant sur sa conduite, le visage fermé. Lynx introuvable et Martial en pleine mutation sur un lit de fortune, sa priorité devenait de retrouver son amie. A l'aube, si Luna Deveille n'était plus une menace, peut-être les Revenants auraient-ils une chance. Au fond de lui, Gaspard savait pourtant qu'il ne tentait pas le tout pour le tout pour ses frères d'armes. Il le faisait pour elle, mais aussi pour lui-même. Il devait le faire, sous peine de ne jamais se le pardonner.
- On y sera dans dix minutes, fit Nacera en consultant le GPS Google de son portable.
Gaspard s'engagea dans une rue à sens unique bardée de dos d'ânes. Il passa le premier qui les secoua avant de répondre :
- Et après, on se farcit l'inspection de toutes les tombes ?
- Je ne vois que ça.
- Formidable, lâcha Gaspard en jetant un œil par l'ouverture d'un gros portail de fer qu'ils dépassaient. Et ensuite, on...
La fin de sa phrase mourut dans sa gorge avec un glapissement étouffé et il enclencha la marche arrière si vite que même Nacera qui percevait les mouvements rapides mieux que lui parut surprise. Le cœur battant, Gaspard fit reculer la Jeep sur quelques mètres, repassa de dos d'âne en sens inverse et stoppa, persuadé qu'il était tout de même trop tard.
- Tu l'as vue ? chuchota son équipière.
- Oui. Elle était dans la cour, juste là. Je suis sûr que c'était elle.
- Elle nous a certainement repérés.
- Sans blague !
Gaspard s'efforça de garder un souffle régulier et leva la tête pour inspecter les alentours dans un silence pesant. Il s'était arrêté sous un lampadaire qui diffusait sa lumière jaune dans l'habitacle. L'élément parfait pour signaler leur position à Luna. Le jeune homme songea que dans un film d'horreur, ce moment aurait été parfait pour faire soudainement tomber le méchant sur le toit du véhicule, ou bien pour le voir surgir à la fenêtre sans un bruit, une grimace affreuse sur le visage. Mais rien ne vint.
- Je ne l'entends pas approcher, indiqua Nacera.
Sachant qu'il pouvait se fier aux sens aigus de la GEN, Gaspard posa une main sur la poignée de sa portière. Il n'avait pas de plan, juste la certitude qu'il n'aurait pas plusieurs chances pour agir.
- Je vais pénétrer dans l'un de ces bâtiments, décréta Nacera. J'aurai un bon angle de tir depuis le dessus.
- Tu as besoin de combien de temps pour te mettre en place ?
- Cinq minutes, grand maximum. A quoi tu penses ?
Gaspard regarda droit devant lui, incapable de croiser son regard. En vérité, il doutait de ressortir de la cour d'immeuble vivant.
- Une diversion. Tire dès que tu le pourras.
Nacera le fixa en biais sans qu'il ne se décide à sortir de la voiture. Ils n'étaient que deux pour affronter l'Ange Noir. Un instant, elle regretta de ne pas avoir emmené Amanda et Samuel avec eux, mais Gaspard aurait refusé. Il ne l'avait acceptée que parce qu'elle faisait partie de l'unité, et sans doute également parce qu'il savait qu'il ne faisait pas le poids.
- Gaspard ? essaya-t-elle malgré tout.
- Quoi ?
- On aurait pu demander à quelqu'un d'autre. Tu n'es pas obligé de faire ça.
- Si, je le suis. Tu crois que je pourrais me regarder en face, si je l'abandonne ?
Le Revenant pivota pour lui faire face, les traits plissés en une expression dure. Le lampadaire grésilla puis s'éteignit. Pas impressionnée le moins du monde, Nacera posa son fusil contre le tableau de bord.
- Tu es amoureux d'elle.
Son affirmation parut claquer dans l'air bien qu'elle l'eut prononcée sans intonation particulière. Gaspard serra les dents.
- Si on s'en sort et qu'elle meure de notre main, tu penses que tu pourras vivra avec ça ? reprit la jeune femme.
- Sûrement plus facilement que si je la trahis. Qu'est-ce que ça peut te faire, de toute façon ? Avec un peu de chance, si ce n'est pas Luna qui me tue, ce sera cette putain de guerre, et on n'en parlera plus.
Nacera parut heurtée par ses propos et quitta l'habitacle sans insister. Pour sa part, elle avait la ferme intention de survivre et de profiter de la liberté volée des années plus tôt par Ulrich Marx. Elle leva une main, signe que la conversation était close et resserra sa prise sur son arme.
- Allons-y, dit-elle. Je ferai vite.
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