Chapitre 49


Lundi – L'affrontement

Gaspard n'était venu à Paris qu'une seule fois avant ce jour. Il s'en souvenait parfaitement, bien qu'il n'eût que six ou sept ans à l'époque, car il s'agissait de vacances en famille, heureuses, alors que sa sœur était encore en vie. Natacha avait boudé pendant tout le séjour – les joies de l'adolescence – mais Gaspard en avait adoré chaque minute. C'était son père qui avait eu l'idée. La grand-mère maternelle de ses enfants était décédée quelques semaines avant les fêtes de fin d'année après une longue agonie, terrassée par le cancer à tout juste soixante-cinq ans, et personne n'avait le cœur à se réjouir pour Noël. Il n'en avait pas fallu plus à Pierrick Olbec pour décider de réserver une semaine de vacances à l'autre bout de la France, histoire de permettre à tout le monde de souffler. Gaspard se rappelait particulièrement bien l'ambiance festive de la capitale, ses lumières sur les Champs Elysées, et la promenade nocturne en péniche que Natacha avait réclamée – et obtenue ! – à corps et à cris. Le Revenant sourit en revoyant mentalement le visage de sa grande sœur. Tout cela était loin, désormais.

Gaspard renifla tout en regrettant de ne pas avoir pris de mouchoirs puis s'essuya le nez sur sa manche. Le tissu verrait probablement bien pire en termes de substances dégoûtantes durant les heures à venir et le Revenant ne pouvait de toute manière pas quitter son poste pour un simple problème nasal. Il relâcha son souffle qui se condensa en nuage blanc et roula des épaules.

- Quelle heure ? demanda sobrement Nacera dans son dos.

- Midi. L'heure des rations de combat. Tu vas adorer.

Nacera ricana et défit le zip de sa veste à l'instar de ses deux équipiers. Les unités de terrain avaient été placées en première ligne sur les Champs de Mars, aux pieds de la Tour Eiffel, avec quelques dizaines de milliers de soldats français. D'autres groupes constitués aussi bien de Revenant que de militaires s'étaient dispatchés selon des positions jugées stratégiques par Niels et Marissa Kadi, la ministre de l'Armée, et de nombreux tireurs se tenaient actuellement sur les toits d'immeubles déserts ou dans les jets et autres hélicoptères prêts à décoller. Paris était vide et silencieuse. Lugubre.

- Vous croyez qu'ils vont attendre la nuit ? interrogea Martial.

- Pourquoi, tu en as marre d'être piqué ici comme un poireau ?

- Non, si peu, ironisa l'autre.

- Je n'en sais rien, répondit Gaspard. On attend le signal.

Martial grimaça et vida sans conviction un sachet de nourriture dans sa bouche, tête renversée en arrière. Autour d'eux, d'autres unités de soldats prenaient une pause en grignotant leurs rations sans parler.

Gaspard s'assit sur ses talons un bref instant et dévisagea ses équipiers. Ils n'étaient que trois en l'absence de Luna. Lynx – cela valait peut-être mieux pour lui – avait obtenu de faire partie des informaticiens retranchés dans des fourgons aux quatre coins de la ville pour surveiller les déplacements ennemis. De toute manière, il n'aurait pas été très utile sur le terrain, effrayé par la violence qu'il était. Quant à leur amie, chaque heure écoulée renforçait l'espoir de Gaspard de la voir revenir indemne et prête à se battre à leurs côtés. L'ennemi pouvait bien prendre son temps, si cela pouvait permettre à Luna de le rejoindre.

- T'en veux ? lança Martial en lui tendant une barre hyper-protéinée entamée. J'ai du plomb à la place de l'estomac.

- Moi, non, mais Nacera te regarde comme si elle allait te bouffer la main pour la prendre.

- Hé, protesta la jeune femme, je n'ai pas...

- Taisez-vous, coupa brusquement Gaspard.

Il se releva d'un bond et porta la main à son oreillette. La voix d'Annabelle lui parvint d'abord dans un crachoti étouffé puis le signal devint plus net. Le lieutenant resté auprès de Niels pour prendre les décisions pendant la bataille s'adressait à eux.

- Soldats, à vos positions. Ennemi détecté par nos radars. Je répète, à vos positions. Veuillez attendre les instructions suivantes.

- Ici l'unité 27, par où arrivent-ils ? demanda Gaspard.

- Droit devant vous, unité 27. Restez à vos postes.

Un vent de peur mêlé d'impatience parut souffler sur ses camarades et chacun reprit sa place, abandonnant les restes des repas. Gaspard balaya du regard l'étendue herbeuse formée par les Champs de Mars. Nacera et Martial avaient dégainé leurs armes, à l'affût.

- Les gars ? fit l'Améliorée.

- Ouais ?

- On va leur en faire baver.

Alors, Gaspard les vit. Ou plutôt, les sentit. Ce fut comme si l'air s'alourdissait subitement, épais et glacé, alors qu'une tension électrisait l'atmosphère. L'Armée Noire se dessina par silhouettes menaçantes et se déversa dans le silence le plus total, avançant vers eux comme une marée sombre. Un murmure parcourut les rangs des militaires français et certains eurent un mouvement de recul. La plupart d'entre eux n'avait jamais vu les Soldats Noirs en action et leur vision les terrifiait.

- Tenez vos positions, aboya Annabelle dans les oreillettes de tous les chefs d'unité. Que personne ne tire. Nos forces aériennes décollent.

Le ventre de Gaspard se noua à mesure que l'Armée se déployait en face d'eux, à quelques centaines de mètres, en ordre parfait. Les poils de sa nuque se dressèrent à la vue des centaines et des centaines de visages vides, et lorsque l'ennemi ne bougea plus, il posa la main sur la crosse de son revolver, la gorge sèche.

Un silence oppressant s'installa, que nul ne souhaitait apparemment rompre. Pour dissiper son malaise, Gaspard chercha dans la foule noire le visage lisse et suffisant d'Irina Malcolm sans le trouver. Où était-elle, alors qu'elle envoyait ses hommes au massacre ? Le jeune homme aperçut alors une femme qui remontait les lignes formées par l'Armée Noire et s'autorisa un sourire. Dès que cette salope se trouverait à portée de tire, il la tuerait. Elle serait sa première cible.

- Celle-ci est pour moi, grinça-t-il avec un sourire. Okay, les mecs ?

- Gaspard...

- Quoi ?

La main de Nacera se posa sur son épaule dans un geste qui visait clairement à le retenir. Les yeux braqués sur l'Armée, son équipière ne le regarda pas, mâchoires serrées.

- Quoi ? répéta impatiemment le Revenant.

- Soldat Olbec, pour l'amour du ciel, ne faites rien de stupide.

La voix, aigre, de Madeleine Maturet lui vrilla le tympan.

- Mais qu'est-ce qui se passe bordel ? grogna-t-il. Lieutenant, qu'est-ce que...

Un cri de terreur dans leurs rangs lui coupa la parole et Gaspard se figea devant l'agitation croissante de ses frères d'arme. Nacera ne l'avait pas lâché quand il concentra de nouveau son attention sur la femme qui avançait vers eux et comprit.

Ce n'était pas Irina Malcolm.

Les jambes de Gaspard le lâchèrent et il ne dut la préservation de son équilibre qu'à la poigne de Martial et Nacera qui le maintinrent debout.

- C'est impossible..., murmura-t-il. C'est...impossible.

- Ressaisis-toi, mec, souffla Martial, livide.

Un haut-le cœur secoua Gaspard qui se pencha subitement en deux sans rien vomir, tremblant de tous ses membres. Un gout de bile acide avait envahi sa bouche et il avala à plusieurs reprises pour le chasser. Un filet de sueur glacée coula le long de sa colonne vertébrale.

- Martial, c'est...

- Je sais.

L'autre le tira par le col de la veste pour le forcer à se redresser tant bien que mal. Le teint de cendres, Martial ne détachait pas ses yeux de la foule noire rassemblée devant eux. Il l'avait vue, lui aussi. Comme tout le monde autour d'eux tandis que la panique enflait dans l'air. Gaspard lutta pour se reprendre et suivit le regard de son ami. Et le temps s'arrêta.

Oui, c'était elle. Luna était venue.

Elle était magnifique, sa silhouette puissante et fuselée gainée de cuir sombre, sa chevelure retenue en tresses. Sa démarche féline renforçait la beauté de son corps et le charisme qu'elle dégageait. Si Gaspard n'avait vu que cela, il aurait pu croire que c'était bien son amie qui marchait dans leur direction. Mais si, et seulement si, les traits exsangues de la jeune femme n'avaient pas été mangés de cette façon par des yeux de goudron liquide dont on avait masqué tout le blanc. Et si, et seulement si, la haine pure n'avait pas à elle seule transformé son visage en masque de folie monstrueuse.

Luna était venue. Mais ce n'était pas vraiment elle. C'était le monstre d'Irina, dressé contre eux.


Je te promets que même si personne n'a encore trouvé le moyen de se débarrasser de toi, je te tuerai.


Luna stoppa à une centaine de mètres d'eux, le menton redressé avec mépris. Ses doigts agités de tics se posèrent sur sa ceinture et saisirent son arme, puis elle sourit. Un sourire affreux, mauvais. La commandante de l'Armée Noire balaya leurs rangs du regard alors que nul n'osait faire un geste pour l'attaquer.

- Sa main, chuchota Nacera.

Gaspard se détacha avec difficulté des yeux vides de Luna pour contempler la main gauche mutilée de leur ancienne équipière. Il imaginait sans peine la résistance qu'avait dû opposer la jeune femme à Irina et la torture subie en retour. Une vague de rage s'empara de lui. Il se pencha inconsciemment en avant et Luna braqua ses pupilles noires dilatées sur lui sans le reconnaître.

- Bienvenue, prononça-t-elle d'un ton moqueur semblable au raclement d'une pierre sur le sol. Bienvenue face à votre destin. Bienvenue face à votre mort.

Elle fléchit les genoux si vite que Gaspard la vit à peine. Son tympan explosa sous l'ordre hurlé par Niels en personne :

- Repliez-vous ! Intervention des unités en vol ! Repliez-vous !

- Courrez ! rugit quelqu'un.

Tiré en arrière par Martial, Gaspard suivit le mouvement, comme dans un rêve lointain et ne reprit ses esprits qu'une fois accroupit le long d'un mur. Paris explosa autour de lui dans une gerbe de flammes et de débris tandis que les jets de combat plongeaient sur la zone.

Ainsi commença la plus grande bataille que l'humanité allait devoir mener pour sa survie.


Je te promets que même si personne n'a encore trouvé le moyen de se débarrasser de toi, je te tuerai. 

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