Chapitre 45

Vendredi – Trois jours avant l'affrontement

Je passai et repassai le doigt sur le bord du manche de la cuillère. Légèrement creux, ce dernier offrait une arrête des deux côtés et j'estimai qu'elle pouvait être coupante si l'on appliquait la force et l'angle adéquats. Cela dit, ce n'était pas cette arme de pacotille qui allait me débarrasser de mes menottes ou forcer la porte. Je pouvais tuer avec n'importe quoi – pourquoi pas une cuillère en plastique – mais ce n'était pas non plus ce que je cherchais à faire.

Irina avait programmé la puce pour limiter mes déplacements mais pas mes pensées. J'avais eu le temps de tester mes limites : m'approcher de la porte, ou encore me lever en faisaient partie. Dès que je franchissais la ligne rouge tracée dans mon esprit, mon crâne se fendait en deux d'une douleur qui me couchait au sol, au sens propre du terme. En revanche, je pouvais me trainer sur les fesses ou sur les genoux, m'allonger, ramener mes mains le plus près possible de mon corps en dépit de la faible longueur de la chaîne.

Je touchai ma nuque de la main droite mais la gauche ne put la rejoindre, retenue par la chaîne. Me contorsionner dans tous les sens n'y changea rien, aussi me mis-je à agiter les doigts dans la menotte, évaluant l'espace manquant pour que je puisse en retirer ma main. En rétractant le pouce, je parvenais presque à le sortir du bracelet, mais on ne m'avait pas équipée d'une menotte ordinaire. Sitôt le pouce sorti, elle se rétractait pour enserrer plus fort les autres doigts, si bien que je n'avais pas le temps, de la remonter jusqu'au bout de mes doigts. Elle se coinçait au niveau de l'index et me comprimait la main. Je pouvais alors réinsérer mon pouce en forçant le passage. J'avais tenté d'élargir le bracelet, mais le dispositif ne fonctionnait pas dans ce sens. Il était réglé selon un diamètre maximum à atteindre. Bien. Toutes ces données en tête, je pouvais agir.

Je serrai les paupières un court instant, stabilisant mon souffle et mon rythme cardiaque. J'avais un plan. Encore un, me direz-vous, après le fiasco de celui consistant à sortir du fourgon blindé et à prendre la tangente. Le plan de la dernière chance, en somme, et cette fois-ci, il n'avait pas pour but de me sauver. Pour cela, il était trop tard. J'avais atteint un point ou ma propre vie n'entrait plus en ligne de compte. Elle était un danger pour mes proches tant qu'elle était entre les mains d'Irina Malcolm. L'équation était simple. Si je ne pouvais gagner ce jeu, j'allais en détruire le pion.

A genoux, je rouvris les yeux, appliquai ma main gauche sur le sol, bien à plat, tirait autant que je le pouvais sur ma chaîne pour la rapprocher de la droite dans laquelle se trouvait toujours logée la cuillère.

***

L'alarme déchira les tympans d'Ismaël qui recula précipitamment sa chaise à roulettes et délaissa son ordinateur. Un voyant rouge clignotait au-dessus de la porte, lui arrachant un juron.

- Programme d'urgence de la puce de contrôle mental de Luna Deveille activé, annonça la voix numérique de N.I.A, imperturbable. Mort estimée du sujet dans quatre minutes.

- Putain de merde ! cracha l'informaticien. Préviens le docteur Malcolm !

- Le docteur Malcolm est déjà en route pour la cellule du sujet Luna Deveille.

Ismaël manque de dégonder la porte et s'élança dans le couloir à toute vitesse, les mains moites. Qu'avait encore fait Luna ? Une bile acide lui remonta dans la gorge. En réduisant le contrôle de la puce sur la GEN et en hésitant à intervenir lors de sa tentative de fuite, il s'était mis en danger et avait cru que la directrice allait comprendre ce qu'il avait fait, mais elle ne l'avait finalement soupçonné de rien. Cette fois-ci, il ne pouvait se permettre de jouer double jeu. C'était elle ou lui.

Ismaël arriva devant la porte de la cellule de Luna en même temps qu'Irina qui déboula près de lui depuis l'autre côté du couloir.

- Préparez-vous à appliquer le contrôle total, décréta-t-elle. Nous n'avons plus le choix.

- Je suis prêt, confirma le jeune homme en brandissant sa tablette. Donnez-moi le signal.

Irina hocha la tête et aboya quelques ordres à N.I.A pour sécuriser toutes les issues. D'une main ferme elle poussa la porte de la cellule.

L'odeur du sang agressa les narines d'Ismaël autant que sa couleur sur le sol et les murs. Il y en avait partout. Luna gisait sur le sol, au milieu de la flaque d'un rouge sombre la plus importante, les membres agités de tremblements, les yeux révulsés.

- Non ! rugit Irina en se jetant à genoux. Stabilisez-la, Sallah ! On ne doit pas la perdre.

L'informaticien se mit à pianoter aussi vite que possible mais ne put empêcher son regard d'errer sur les dégâts infligés par Luna à son propre corps. Lorsqu'Irina souleva le corps de la GEN, il remarqua l'amas de chair arrachée à la base de sa nuque, là où se trouvait la puce, cerné de marque de griffures profondes.

Ismaël détourna les yeux et fit glisser plusieurs curseurs sur son écran pour interrompre le programme d'urgence enclenché par la puce. Luna se cambra alors brutalement, prise de convulsion alors qu'un sang épais s'écoulait de ses narines et de ses oreilles. Un râle lui échappa tandis qu'Irina s'efforçait de la maintenir au sol.

- Vite, Sallah ! gronda la doctoresse.

A peine eut-elle prononcé ces mots que Luna s'affaissa lourdement, les yeux fixes. Ismaël se raidit et consulta précipitamment son écran de peur que le cœur de la GEN ait lâché mais il n'en était rien. Il soupira discrètement de soulagement.

- Les signes vitaux sont revenus à la normale, madame. Mais j'ignore tout de l'étendue de dégâts infligés à son cerveau.

- C'est de l'Ange Noir que nous parlons, observa la doctoresse comme si cela réglait tout.

Elle reposa sa captive avec une délicatesse surprenante compte tenu de ce qu'elle lui faisait subir et s'essuya les mains sur son pantalon. Le silence enveloppa les deux GEN qui contemplèrent le visage inexpressif de Luna. Ismaël se surprit à espérer que la tentative de retrait de la puce lui laisse des séquelles. Une part de lui se refusait à tourner le dos à Irina, mais l'autre avait bien conscience du danger que représentait Luna sur un champ de bataille. Or, dans le camp adverse, il y avait Geb, et Ismaël voulait le protéger.

- Elle va s'en remettre, assura Irina. Je vais la placer en cellule de soin et surveiller son activité cérébrale. Tant qu'elle est en capacité de tuer, ça me suffit.

- Mais, madame, comment s'est-elle libérée de ses entraves ?

Ismaël regretta sa question à l'instant même où il reçut la réponse. Irina venait de soulever le bras gauche de Luna, exhibant une main à laquelle il manquait deux doigts. S'efforçant de ne pas chercher du regard l'index et le majeur sectionnés au ras du haut de la main, le GEN réprima un haut-le-cœur.

- Elle les a coupés pour avoir le temps de quitter la menotte avant qu'elle ne se rétracte ? bafouilla-t-il.

- Exactement, opina Irina en se relevant. Elle avait besoin de joindre ses mains pour tenter d'extraire la puce, je suppose. Enfin, peu importe. Je n'ai pas de temps à perdre en travaux de couture. Laissez-la comme ceci, ce ne sont pas deux doigts qui arrêteront la plus grande tueuse de notre communauté.

Irina sortit nonchalamment, le sourire aux lèvres.

- Enclenchez le contrôle total, agent Sallah. Qu'on en finisse avec la rébellion de notre commandante    

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