Chapitre 4


Gaspard roula une petite demi-heure sur un chemin de terre chaotique avant de regagner la nationale la plus proche.

La mission consistait à déjouer les plans de ce qu'Albert Niels aimait appeler un « rat des tranchées ». Vous savez, ces immondes petites bêtes qui grouillent, dévorent les cadavres et profitent de la guerre et de la misère ? Eh bien là, au cœur même d'un affrontement entre humais et mutants, c'était exactement la même chose. La cible était le PDG d'un groupement d'entreprises d'appareils électroniques qui avait jugé bon de se procurer les plans d'un nouveau type d'armement mis au point par l'Institut au moyen d'un pirate informatique - sûrement un GEN – et d'essayer de les revendre à prix d'or aux Revenants. Idée brillante, non ? Pour jouer au plus malin et se retrouver coincé au beau milieu d'une lutte à mort, ce type n'avait vraiment vu que ses propres profits. Cela dit, à mon humble avis, s'il continuait à fourrer son nez dans les affaires des autres, il finirait entre deux planches avec les félicitations du jury avant d'avoir touché son argent...

- Des nouvelles de Laure Costa ?

La voix de Gaspard me tira subitement de mes pensées et je m'avachis sur mon siège pour poser les pieds sur le tableau de bord. J'avais entre les mains ma tablette personnelle ayant ouvert automatiquement les deux derniers documents utilisé – à savoir le journal de bord d'Allan et la vidéo qu'il m'avait laissée.

- J'ai retrouvé sa trace à Pékin, opinai-je, mais ça a l'air de s'être plutôt mal terminé pour elle. J'ai un avis de décès à son nom daté d'il y a trois mois.

- J'ai un contact là-bas, m'informa Gaspard. Il pourrait fouiner un peu. Ce ne serait pas la première fois qu'une personne morte sur le papier refait surface à l'autre bout du globe.

- Ouais, pas faux.

Je fis défiler une liste de noms jointe au journal, pensive. Allan m'avait légué quantité d'information sur tout un tas de lieux et de personnes aptes à m'aider ou à soutenir les Revenants, mais les documents se présentaient sous forme codée. Je devais donc trouver le temps de déchiffrer tout cela avec discrétion pour ne pas mettre Niels au courant. Il était peut-être le chef de la rébellion, mais je ne me fiais pas entièrement à lui.

- Tu as réfléchi à l'idée d'en parler à Steve ? me relança Gaspard avant de passer la cinquième.

- Oui, soupirai-je, et je vais te faire la même réponse qu'hier. Je ne lui en parlerai pas.

Le jeune homme loucha dans ma direction avant de hausser les épaules. J'avais des raisons de croire que Geb – ou Steve, peu importait comment il fallait l'appeler, désormais – était en contact avec Ismaël et ce, depuis notre arrivée. Il n'était donc pas question de lui relever les secrets de mon mentor.

- A vos ordres, patron, ricana Gaspard.

- Tu ne lui diras rien, Olbec, l'avertis-je.

- Moi ? J'aurais trop peur que tu me frappes !

Je levai les yeux au ciel et balançai une grande claque dans l'épaule de mon co-équipier.

J'avais intégré mon U.I.T – unité d'intervention de terrain – deux mois plus tôt, après avoir subi la quarantaine réglementaire à tout nouvel arrivant à la base des Revenants. J'avais imaginé un débarquement animé à la Fourmilière, un enthousiasme général chez les rebelles à la vue de ces dizaines de GEN ayant tourné le dos à Ulrich Marx, au lieu de quoi nous avions été cloîtrés dans une zone sous-terraines spéciale avec interdiction de sortir. Il avait fallu se plier à des interrogatoires en règles avec les jumelles Maturet, le cerbère personnel de Niels – un équivalent du chef de la sécurité de l'Institut nommé Félix Castel – et enfin, répondre à des questions, harnachés par un détecteur de mensonge. Fort heureusement, cette machine ultraperfectionnée et infaillible jusque-là n'avait pas été conçue spécifiquement pour moi... Avec un peu de doigté, je m'en étais sortie sans mal.

Car il ne suffisait pas à Niels de voir arriver de nouvelles recrues, la bouche en cœur et pleines de bonnes intentions. Plus encore que les capacités intellectuelles ou physiques de ses futurs agents, il tenait à évaluer leur loyauté, leur motivation à embrasser la cause, et pour être tout à fait honnête, je n'étais pas là par pur altruisme. Étonnant, non ?

Au final, tout le monde sauf Pierre avait passé la sélection. Celui-ci avait été fermement relégué à la préparation des repas qui se passait exclusivement sous terre et était surveillé à tout moment, mais Madeleine Maturet avait refusé de lui laisser une chance d'intégrer les rangs rebelles. Il resterait devant son tas de pomme de terre, sous bonne garde, jusqu'à ce que la guerre se termine d'une façon ou d'une autre. Ce n'était pas très confortable, mais quelqu'un comme Marx l'aurait éliminé sans se poser de question, et il était au moins en vie.

Samuel avait rejoint les pilotes aériens, ce qui lui convenait tout à fait, Geb avait été formé par les mécaniciens et passait à présent ses journées les mains dans le cambouis, et Nacera avait reçu le même genre d'affectation que moi. Seul Stone avait eu le privilège d'éviter le détecteur du fait de sa longue infiltration au sein de l'Institut pour le compte de Niels. Il n'avait pas fait tout cela des années durant pour trahir à ce stade.

Mon unité était composée de quatre autres agents parmi les meilleurs. Il y avait Gaspard, bien sûr, et Léo, un colosse demi-GEN qui passait à peine par les portes, possédait des mains comme des battoirs et qui, pourtant, était aussi doux qu'un agneau. Martial, un humain aux cheveux gris à trente ans à peine, le visage en lame de couteau et le corps aussi noueux qu'un vieil arbre, était le quatrième membre de notre équipe, rodé au tir de précision, petit et rapide. J'avais d'ailleurs été étonnée du degré d'entrainement déjà acquis par chacun d'entre eux. Le seul qui semblait ne pas assurer sur le plan physique était Lynx. Il tirait les yeux fermés par peur du résultat et avait littéralement deux pieds gauches, mais c'était le roi des idées brillantes et des plans de secours. Il se présentait comme un demi-GEN, mais je n'étais pas dupe et j'étais convaincue qu'il avait reçu une injection qui n'avait pas tout à fait eu l'effet prévu. Un hémi-génique, donc avec seulement certaines facultés mutantes. Son surnom, d'ailleurs, lui avait été donné longtemps auparavant par Gaspard : Lynx, sans ses lunettes en cul de bouteille, était aussi miro qu'une taupe.

Quoi qu'il en fût, cette unité avait pour but de réaliser des missions sensibles que Niels ne confiait qu'à ses agents les plus efficaces, et j'avais dû apprendre en vitesse à travailler avec eux. Si Martial avait manifesté des réserves évidentes à mon sujet, les autres m'avaient vite acceptée et j'avais même fini par supporter les blagues très lourdes de Gaspard.

Pourquoi était-il dans la confidence concernant Allan et les données que je possédais grâce à lui, me demanderez-vous ? Parce que je le lui avais dit tout simplement. J'avais décidé de jouer carte sur table avec lui, d'abord parce qu'il me fallait bien des alliés chez les Revenants, ensuite parce que j'avais découvert que Gaspard, si fidèle à l'organisation qu'il fut, n'adulait pas Niels au point de faire le rapporte-paquet me concernant. J'avais volontairement laissé traîner quelques informations, et voyant qu'elles ne remontaient pas jusqu'au grand chef, j'avais pris le parti de lui faire confiance. Il ne m'avait pas déçue et m'aidait depuis à déchiffrer les codes laissés par Allan, en plus de m'apporter mon petit déjeuner quand je quittais la base de nuit. Je n'étais pas stupide au point de me dire que rien dans son attitude n'était liée à des ordres de Niels, mais il n'y avait pas que ça. J'avais cerné Gaspard et il avait ses raisons d'être-là. Des raisons qui n'étaient pas une admiration inconditionnelle pour son supérieur, un peu comme moi, en somme, même si pour le moment, je n'en savais pas plus.

La voiture pénétra dans Lyon au pas et je rangeai la tablette avant de me redresser. Nous approchions du but.

La ville était sans doute comme d'ordinaire, animée, grouillant de voiture en dépit de l'heure matinale, de jeunes au sortir des boites de nuit. Un peu comme si rien n'avait changé, sauf que ce n'était pas vrai. Les rafles de « volontaires » pour le programme GENESIS, les attaques éclairs faisaient des centaines de morts s'étaient multipliées en deux mois et les grandes villes étaient particulièrement concernées. Le gouvernement œuvrait de son mieux à calmer les choses et à rassurer mais la panique manquait souvent de gagner la population qui faisait son possible pour vivre normalement. Pour moi, il était évident que la situation n'allait pas rester longtemps ainsi. Irina Malcolm gonflait les rangs de son Armée pour frapper le plus fort possible le jour venu. Prendre le contrôle de la France d'un seul coup, s'étendre à l'étranger... Il y avait déjà eu deux séries d'enlèvements en Suisse et une autre en Allemagne. On racontait même que l'Institut avait réussi à infiltrer l'entourage proche du président américain. Cependant, il n'était pas évident pour Niels – en contact avec les chefs d'Etat – de rassembler des moyens pour s'opposer à l'ennemi dans la mesure où la plupart de nos alliés potentiels ne croyaient pas une seule seconde à l'existence des GEN – ou bien refusaient de l'admettre, car ce qu'on accepte de voir fais toujours beaucoup plus peur. Quand ils prendraient conscience de leur erreur, ils n'allaient pas être déçus du voyage.

Gaspard s'arrêta à un feu rouge peu après avoir dépassé le quartier de la Part Dieu et je tournai la tête pour observer la rue. Un club se vidait à l'approche de l'aube, et mon co-équipier éclata ouvertement de rire en voyant un jeune homme s'étaler de tout son long en loupant le trottoir. Je secouai la tête, vaguement amusée et braquai mon regard droit devant nous.

La tour Incity et ses trente-neuf étages de bureaux d'affaires en plein cœur de Lyon se dressait non loin de là. Deux-cents mètres de fenêtres vitrées et glissantes.

Ne restait plus qu'à entrer sans passer par la porte. 

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