Chapitre 39
Mardi – Six jours avant l'affrontement
Nathan sortit à la lumière du jour avec un soulagement certain. Prié ne pas quitter la Fourmilière souterraine depuis son arrivée, il avait la sensation de se transformer en rongeur dans une galerie lugubre. De son avis, il n'était pas plus en sécurité dans ses appartements que dehors étant donné l'attaque dont avait été victime l'organisation, mais il n'allait certainement pas se risquer à contredire des gens comme Albert Niels ou Madeleine Maturet. Il n'était pas suicidaire.
Hésitant, le jeune homme fit quelques pas dans la cour au milieu de l'agitation ambiante. Tout s'était précipité quelques heures plus tôt : l'ennemi que combattait Luna avait décidé de dévoiler ses plans aux Revenants. Nathan se doutait que ce genre de nouvelle n'était pas de bon augure pour un simple humain comme lui, mais nul n'avait jugé bon de lui expliquer quoi que ce fut. Nathan ignorait même où se trouvait sa sœur – celle-la même qui l'avait conduit ici en bouleversant sa vie.
Il observait un bataillon de soldats courir à l'autre bout du terrain quand une haute silhouette aux cheveux clairs surgit sur le côté :
- Civil Deveille.
- Lieutenant Maturet.
Annabelle lui rendit son regard. La mutante serrait contre elle une tablette tactile.
- Vous voulez vous rendre utile ? interrogea-t-elle. J'ai un inventaire à avancer et vous paraissez désœuvré.
- Non, fit très vite Nathan, enfin, si. Je... J'ai entendu dire que les civils seraient évacués de la base.
Le jeune homme papillonna des yeux, intimidé. Il craignait moins Annabelle que sa jumelle – ou même que Luna, d'ailleurs – mais ces êtres surnaturels l'impressionnaient. Il avait la sensation de voir bouger des prédateurs et d'être une proie potentielle à tout instant. Leur vitesse, leur grâce naturelle, leur intelligence et leur regard puissant, tout cela était de trop pour lui.
- Effectivement, confirma Annabelle en l'entraînant vers une pile de caisses dans le hangar le plus proche. On peut imaginer que la déclaration d'Irina Malcolm ne serait qu'une feinte pour atteindre notre quartier général en notre absence. Rien ni personne ne doit rester ici.
- Mais où irons-nous ? insista Nathan.
Il sentit son courage lui revenir tandis que la femme regardait ailleurs. De cette façon, il ne sentait pas peser sur lui son incroyable influence.
Avant de répondre, Annabelle souleva un couvercle, révélant des rations de nourriture destinées aux soldats. Elle tendit ensuite sa tablette à Nathan :
- Répertoriez-moi ça, Deveille. Nous recevons du matériel toutes les heures et je ne sais toujours pas si ce sera suffisant.
- Oui, lieutenant.
- Quant à votre question, sachez que je ne peux rien vous révéler. La destination de chaque convoi de civils est tenue secrète et sera connue du conducteur au dernier moment. Vous partirez dans les prochains jours. Pour l'heure, nous donnons la priorité aux enfants et aux personnes âgées réfugiés ici.
- Et si je ne veux pas partir ?
Nathan sentit son souffle se bloquer, surpris par sa propre audace. Il n'était pas homme à aimer le danger, alors pourquoi protester face à une perspective de fuite ? Le visage ensanglanté de Chelsea s'imposa à lui mais il le repoussa, gagné par l'émotion. Annabelle laissa échapper un petit rire :
- Il est hors de question que je vous laisse vous exposer inutilement dans le simple but de ne pas blesser votre amour propre, Deveille. Vous n'êtes pas un combattant. Vous irez avec les autres civils et ce n'est pas discutable. J'ose à peine imaginer ce que me ferait Luna si elle apprenait que je vous encourage à rejoindre nos rangs.
- Amanda va partir, alors ? Elle est mère de deux enfants, désormais, se souvint le jeune homme.
- Ce que fait mademoiselle Otto ne me concerne pas dans la mesure où ce n'est pas une civile, rétorqua la mutante. Et cela ne vous regarde pas non plus.
Nathan voulut argumenter, questionner encore Annabelle. Il y avait tant de choses qu'il ne comprenait pas, seul dans une organisation rebelle avec laquelle il n'avait rien à voir ! Cependant, la mutante le planta là sans lui en laisser le temps et s'éloigna vers la cour. Renfrogné, le jeune homme se tourna vers sa caisse et se mit à la tâche.
Le lieutenant Maturet poursuivit son chemin jusqu'à deux énormes bus alignés le long de la clôture. Le chauffeur du premier était en grande conversation avec Marissa Kadi, la ministre restée sur place pour aider aux préparatifs de guerre. La demi-GEN avait troqué son tailleur contre une tenue confortable et des baskets. Annabelle s'apprêtait à l'interpeller lorsque son regard fut attiré par deux petites silhouettes derrière le second véhicule. Elle bifurqua vers elles, ayant aisément reconnu Orianne et Alice, les fillettes tirées de l'Institut par Luna. Les deux enfants se serraient l'une contre l'autre avec des airs de conspiratrices.
- Puis-je savoir ce que ces demoiselles mijotent ? lança Annabelle en se portant à leur hauteur. Le chauffeur va vous attendre.
Orianne lui jeta un regard sombre mais ne dit rien, comme à son habitude, ce qui n'empêcha pas le lieutenant de se sentir glacée jusqu'aux os. La priorité n'était pas de mener des recherches sur les particularités génétiques des jumelles mais elle avait une certitude : ces enfants sortaient de l'ordinaire. Elles avaient étrangement réagi au sérum et si leurs corps étaient toujours ceux de petites filles d'une dizaine d'année, elles paraissaient beaucoup plus vieilles à l'intérieur. Plus dures, aussi.
- Nous ne partons pas, répliqua Alice en se campant devant Annabelle.
- Oh que si, soupira en retour la GEN. Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ?
La question n'appelait aucune réponse et Annabelle dévisagea tour à tour les sœurs.
- Vous allez monter dans ce bus et vous en aller, dit-elle fermement. C'est ce qui a été décidé pour vous.
- On veut se battre, protesta Alice.
Orianne vint se coller à sa jumelle avec détermination, les lèvres serrées.
- Ce que vous voulez ne compte pas et j'en suis désolée. Mais vous êtes encore des enfants. Vous n'avez pas à vous joindre aux combats. Cette violence n'est pas pour vous.
Annabelle eut la sensation de prononcer des paroles vides. L'enfance avait-elle encore un sens dans un monde où l'on enlevait des humains de plus en plus jeunes pour servir une prétendue cause noble en les soumettant à des expériences cruelles ? Cela dit, si les opposants de l'Institut Bollart ne protégeait pas ces petites, qui le ferait ?
- Nous nous sommes entraînées, Annabelle, argumenta Alice avec une sagesse qui n'était pas de son âge. Tout bras apte à tenir une arme est le bienvenu dans cette guerre.
- Tout bras adulte. Je ne reviendrais pas dessus, Alice.
Le pli agacé de la bouche de l'enfant la fit sourire mais Orianne, qui la fixait froidement, doucha son hilarité. Le dos raide, les jumelles passèrent devant Annabelle et montèrent dans le bus de queue sans une protestation de plus. Le lieutenant s'en étonna et les observa à travers la vitre pendant qu'elles s'installaient au milieu des autres voyageurs. Quelque chose lui disait – comme un sixième sens – que ces deux-là n'avaient pas dit leur dernier mot.
- Lieutenant ? Tout va bien ?
Marissa Kadi avait abandonné le conducteur du premier bus, celui-ci se préparant au départ. Les portes des deux véhicules se refermèrent et les moteurs rugirent dans un bel ensemble.
- Oui, bien sûr. Ce sont autant de personnes sur lesquelles Irina Malcolm ne mettra pas la main.
- Vous pensez que nous y arriverons ?
Annabelle fit planer le silence, le temps que les deux bus s'engagent dans l'allée face au portail puis le franchissent, et elle pivota vers la cour et entrepris de détailler ce qui s'y déroulait. Des bataillons de soldats courraient à grands renforts de cris, des caisses énormes de matérielles étaient déchargées des camions de l'Etat pour être rangées avec soin dans les hangars. Au fond, on avait même commencé à monter des tentes tant la base était bondée. Niels prévoyait d'envoyer Stone sur d'autres sites militaires pour former les hommes du président sur place. Mais le temps manquait.
- A quoi ? fit-elle enfin. Mettre tous ces gens en sécurité ? Gagner l'une des plus grandes batailles de notre histoire ? Ou juste ne pas tous mourir ?
- Ne soyez pas cynique, grogna Marissa avec une grimace. On dirait votre sœur.
- Madeleine ? C'est à croire qu'elle terrorise tout le monde.
- Sauf votre respect, c'est le cas, soutint la ministre. Je ne doute pas de sa loyauté mais j'avoue avoir du mal à comprendre ce qui l'attache à la rébellion. Elle méprise les autres Améliorés, ce qui prouve qu'elle ne croit pas à la possibilité d'une coexistence pacifique des deux espèces.
L'honnêteté de la demi-GEN surprit Annabelle qui hocha pourtant la tête :
- La souffrance change les gens, Marissa. Madeleine a choisi de s'enfermer dans la colère pour lutter contre elle. Je pense que nous avons tous nos techniques pour cela.
Le lieutenant n'ajouta rien, préférant ne pas se lancer dans une analyse psychologique de sa jumelle. Elle avait bien conscience des travers de Madeleine. Elle allait changer de sujet lorsque Nathan Deveille quitta le hangar en poussant une caisse. Il lui offrit la diversion dont elle avait besoin en échappant violemment le couvercle sur ses doigts. Le glapissement qu'il poussa arracha un gloussement à Marissa Kadi.
- Quand on le regarde, on se demande où est son lien de parenté avec Luna, commenta la ministre.
Annabelle sourit mais fut stoppée dans son élan pour répondre par le cri d'alarme d'un patrouilleur près du portail.
- Lieutenant ! Civil en approche !
La GEN dégaina aussitôt son arme et s'élança vers la grille non sans avoir ordonné à Marissa de ne pas bouger. Revolver et fusils longue-portée braqués sur le chemin qui conduisait au portail, les patrouilleurs attendaient ses ordres.
- Tenez vos positions, intima Annabelle.
Elle détailla la silhouette qui se dessinait entre les arbres, celle d'une femme menue et de petite taille. Elle marchait d'un pas lent et régulier, vêtu d'un pull à grosses mailles trop grand et d'un jean retroussé sur des bottines. Un sac de sport pendait à son épaule.
- Qui est-ce, lieutenant ? interrogea un homme.
- Je l'ignore, mais ne tirez pas.
Annabelle baissa son arme et s'avança le plus près possible du portail. Elle distinguait nettement les mèches bleues de la femme, sortant d'un bonnet épais. C'était une simple humaine mais cela n'écartait pas le danger pour autant.
- Arrêtez-vous, lança-t-elle d'une voix forte, et déclinez votre identité.
L'inconnue stoppa et releva la tête, révélant des yeux verts en amande et un teint clair. Lentement, elle déposa son sac sur le sol et leva les mains de chaque côté de sa tête.
- Déclinez votre identité, répéta Annabelle.
L'autre garda le silence, l'air vaguement amusée, et la GEN crispa les doigts sur son revolver.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top