Chapitre 38


Mardi – Six jours avant l'affrontement

La porte se rabattit derrière moi et le cliquetis d'un verrou m'informa qu'on m'avait enfermée. Je fis quelques pas en avant pour détailler ce qu'Irina appelait mes nouveaux appartements. J'avais perdu connaissance une poignée de secondes pour me réveiller avec un mal de crâne à me taper la tête contre le mur, mais celui-ci s'était mué rapidement en légère migraine. Elle pulsait derrière mes yeux à intervalles réguliers mais j'avais connu pire.

L'ancienne chambre de Geb était aussi propre et froide que dans mon souvenir. Le lit blanc, les murs blancs, la table et les chaises de la même couleur et le petit coin salle de bain qui n'était même pas séparé du reste pas un rideau, tout était là. On avait simplement retiré les gadgets sur lesquels mon ami amnésique aimait travailler et ajouté des caméras à tous les angles de mur. Je ne pouvais pas me curer le nez sans qu'Irina soit mise au courant...

Passé le choc de découvrir qu'on m'avait implanté la même saloperie qui faisait obéir au doigts et à l'œil les Soldats Noirs, je devais à présent me reconcentrer et trouver une solution. La naïveté ne faisait pas partie de mes défauts. Maintenant qu'Irina m'avait sous le coude, elle allait tenter de se servir de moi contre les Revenants. Je n'allais pas la laisser faire.

J'errai quelques minutes dans la chambre, avisant le contenu des tiroirs qu'on avait rempli de vêtements à ma taille, puis le plateau repas laissé à mon intention sur la table. Mon estomac gronda de faim à la vue des sandwichs fromage-poulet-salade qui s'empilaient sur une assiette mais j'avais un besoin plus urgent encore que manger. J'attrapai une serviette propre et de quoi m'habiller avant de me glisser dans la cabine de douche. L'eau chaude gorgea mes cheveux détachés et je me savonnai longuement avant de me rincer. Ces gestes n'ôtaient rien de la souillure que j'éprouvais à être prisonnière ici et à avoir été opérée par les sales mains de Girond sans mon accord mais ils me firent du bien. Je sortis, enroulée dans la serviette, et croisai mon regard dans le petit miroir placé au-dessus du lavabo.

Un jour, je m'étais réveillée dans ce corps comme dans celui d'une étrangère, avec ces muscles trop bien dessinés, ces formes parfaites, ce regard puissant et cette présence magnétique. Je m'étais habituée à cette nouvelle enveloppe, si bien que désormais, j'aurais été bien en peine de me rappeler ce que cela faisait d'être humaine. A cause d'Irina, mon corps devenait une cage. Une armature agissant sans ordre de ma part pour se plier à ses désirs. Je ne tolérais pas cela. La rage brûlait mes veines rien que d'y penser.

Me détournant de mon image, j'essorai ma chevelure brune et enfilai une tenue propre composée sommairement d'un jean, d'un pull à mailles fines de couleur bleue et de bottines noires. Je m'assis sur le lit, commençai à engloutir l'un des sandwichs et portai machinalement la main à ma nuque. Un frisson me parcouru en sentant sous ma peau le contour d'un minuscule cercle logé là. Je posai le reste de mon repas et tordis le cou pour le mettre face au miroir. Bien qu'à l'autre bout de la pièce, je distinguais l'engin aux contours noirs et au centre luisant d'une très légère lumière blanche. Il ne mesurait pas plus de quatre ou cinq centimètres de diamètre et de nombreux fils semblaient en partir en direction de mon crâne, plus haut. Ce truc devait se relier directement à mon cerveau. La bouche soudain sèche, je triturai le cercle rigide en me demandant ce qui se passerait si je l'arrachai.

- Commandante Deveille, je dois vous avertir que le dispositif de contrôle interne n'est pas amovible, prononça alors la voix de N.IA.

Je jurai dans ma barbe. Elle lisait dans les pensées, maintenant ?

- Ah bon ? jetai-je.

- Cette puce a été conçue dans nos laboratoires, commandante Deveille. Elle dispose d'une batterie basée sur l'énergie du porteur.

- Elle se sert de moi pour fonctionner ? Très écologique, j'en conviens.

- Il est vrai que cet appareil ne nécessite aucune alimentation extérieure d'origine chimique, renchérie N.I.A, insensible à mon trait d'humour. Il est d'autant plus performant qu'il est muni d'une sécurité au cas où son porteur chercherait à l'enlever.

- Qu'est-ce qui se passe, si je tire dessus ?

- L'alimentation sera perturbée, commandante Deveille, et la puce déclenchera son programme spécifique d'urgence afin d'éviter qu'elle ne soit coupée totalement. Elle a été réglée pour réagir à toute baisse d'énergie.

- En d'autres termes, je vais souffrir si je tente de la retirer ?

- Maux de tête, vertiges, vomissements, perte de conscience. Et dans un cas extrême encore jamais observé par le docteur Malcolm, la destruction du cerveau hôte.

Je fronçai les sourcils. Un gadget conçu pour éviter la coupure de l'alimentation de sa batterie qui finissait par tuer son porteur ? Ce n'était pas un peu paradoxale, ça ? N.I.A continua d'éclairer ma lanterne d'une voix numérique paisible :

- La puce est destinée à permettre le contrôle de l'Armée Noire, commandante. La sentence infligée à tout sujet cherchant à s'en débarrasser est mathématiquement suffisante pour l'en dissuader avant des conséquences fatidiques.

Je gratifiai le commentaire de l'intelligence artificielle d'un grognement de mauvaise humeur et me calai contre les coussins. Je n'eus cependant ni le loisir de réfléchir, ni celui de me reposer car N.I.A m'annonça l'arrivée imminente d'Irina. Quand bien même le programme ne m'aurait pas avertie, j'aurais identifié la doctoresse sans mal rien qu'au bruit de ses talons aiguilles sur le sol. Je me composai un masque impénétrable et la fixai dans les yeux lorsqu'elle entra.

- Luna. Je vois que tu as pris possession de ton nouvel espace.

- Les conditions d'accueil sont tellement agréables, je ne pouvais pas faire autrement.

- Suis-moi, si tu as décidé de te tenir tranquille, lâcha la GEN. Je n'ai pas de temps à perdre à te ramasser à chaque malaise.

J'eus un sourire sans joie et me levai. Pour l'heure, je jugeai inutile de m'oppose à Irina à chaque fois qu'elle venait me voir. Si c'était pour me faire exploser la cervelle, non merci. Je n'avais pas peur de mourir, mais ce genre de stratégie ne me donnerait pas la possibilité d'en apprendre plus sur les plans de l'Armée, les intentions de la directrice à mon intention et le moyen de m'en sortir.

Cinq minutes plus tard, nous émergeâmes dans la cour pavée de l'Institut après avoir traversé un laboratoire aussi désert que l'extérieur du bâtiment. J'avisai le manoir privé de vie. Je fus ramenée au souvenir de la première fois où j'avais vu cet endroit, après la mutation. La vie était cruelle, non ? M'enfermer une fois encore entre les murs que j'avais fui.

- Où sont-ils tous ? voulus-je savoir.

- Il n'y a plus guère que toi et moi, ici, exposa Irina. Le docteur Girond, ton ami Sallah, et un petit détachement de Soldats Noirs afin de t'obliger à te tenir tranquille. Nous sommes en petit comité.

- Tu as regroupé tes forces aux Laboratoires Bollart ?

- Oui. La place dont nous disposions dans ces locaux était trop restreinte pour l'Armée Noire. Ses rangs ont considérablement grossi depuis ton départ. Et pour répondre à la question que tu vas poser ensuite, je ne t'ai pas emmenée directement là-bas parce que je voulais être sûre de t'avoir bien en main avant de rendre l'Ange Noir à ses fidèles.

Je retroussai les lèvres et feulai comme un animal :

- Tu ne m'as pas en main du tout.

- Effectivement. Ismaël va donc procéder aux modifications nécessaires et lorsque tu seras mon pantin, nous irons retrouver les autres pour l'attaque. Une petite semaine devrait suffire.

Ravie de la portée de ses mots, Irina se mit à marcher tranquillement en direction du parc, à l'arrière du manoir. Je digérai la nouvelle sans l'ombre d'une émotion. Ainsi, les GEN avaient arrêté une date pour se battre avec leurs ennemis. Cela me donnait aussi – et surtout – le délai dont je disposais pour m'échapper. J'avalai ma salive et emboîtai le pas à la doctoresse.

A l'arrière de la bâtisse, une trentaine de Soldats Noirs s'entraînaient à une gestuelle qui n'était pas sans rappeler l'exercice du miroir que je faisais faire aux unités Revenantes. En rang d'oignons, ils effectuaient des mouvements de combat rapides, synchronisés et d'une fluidité parfaite. Aucun ne réagit à notre vue et Irina se planta à quelques pas du groupe, les bras croisés sur la poitrine. Je m'arrêtai près d'elle et le silence nous enveloppa.

- Ils sont prêts, annonça calmement la GEN au bout de quelques minutes. Nous n'avons jamais été si proches de la fin et de l'accomplissement de nos buts.

Elle se tourna vers moi, le regard brillant d'une drôle de flamme.

- Cette Armée pourrait être à toi, Luna. Tu es faite pour la diriger. Marx avait foi en toi et je croyais aussi que tu nous guiderais.

Je perçu un questionnement dans ses propos, un désir ardent de savoir pourquoi j'avais tout fichu en l'air en quittant l'Institut. L'esprit embrumé par ses projets de gloire fous, elle ne comprenait pas.

- Tu es la plus parfaite d'entre nous, insista Irina. Le GEN ultime. Ton taux de cellule mutantes n'a jamais pu être égalé sans obtenir un Déformé. Tu aurais dû être la plus attachée à notre cause.

Agacée, j'observai les GEN pivotant sur eux-mêmes contre un ennemi invisible et préparai ma réponse. Alors que j'aurais pu réfléchir à un plan, Irina Malcolm monopolisait mon attention en futilités. Cette conversation était ridicule parce qu'elle savait parfaitement qu'elle ne me convaincrait pas en me prenant dans le sens du poil.

- Tu crois avoir l'un des cerveaux les plus développés de cette planète mais tu n'es pas capable de t'en servir. Tu as cru toutes les salades qu'on a bien voulu te raconter quand tu es devenue une GEN, Irina. Tu t'es coulée dans le moule comme tous les autres. Je n'appelle pas cela une preuve de supériorité sur les humains.

- C'est ça, ton petit secret ? jeta la GEN. Toi, tu es différente, tu te sers de ta tête ?

Je lui fis un sourire moqueur.

- Peut-être bien, oui. Je veux ma vengeance, je veux que la folie qui nous conduira tous à notre perte cesse. Je n'ai pas oublié ce que Marx m'a fait sous prétexte qu'il m'a promis la tête de l'Armée Noire. Tu crois diriger l'Institut mais tu n'es que l'instrument des plans d'autres que toi. Le pouvoir te rend stupide et aveugle.

Irina ricana avec une certaine amertume.

- Tu n'as plus le choix, désormais, dit-elle. Ton esprit est plus fort que celui des autres GEN, mais je peux quand même le contrôler. Bientôt, tu te tiendras en première ligne, avec les Soldats Noirs et tu iras affronter tes petits amis Revenants. Tu les massacreras.

- Vraiment ? ironisai-je en dépit de la véracité de ses paroles. Je suis déjà partie, je te rappelle. Je peux recommencer.

J'illustrai aussitôt mes dires en tournant purement et simplement les talons, et me mis à marcher droit sur le manoir, abandonnant la scientifique devant son bataillon de Soldats.

- Luna !

La voix d'Irina emplie de colère ne me freina pas dans mon élan mais je savais que quelque chose d'autre allait s'en charger. Je me préparai intérieurement et lorsque l'ordre mental fusa, je me concentrai.

Reviens !

Je repoussai l'injonction de toutes mes forces et mon allure faiblit à peine. Je parvins à l'angle du bâtiment.

Reviens !

Mes muscles se raidirent et une décharge de douleur me cingla le crâne, le broyant comme un étau.

- C'est inutile, Luna ! cria Irina dans mon dos.

Reviens !

La souffrance me plia en deux et je titubai, la main contre le mur pour me rattraper. Ma vue se brouilla. Mais Irina ne gagnerait pas, j'en faisais la promesse. Cette pétasse ne perdait rien pour attendre.

Reviens !

Mes genoux faillirent lâcher et je réprimai un grognement, le visage crispé. L'effort pour avancer malgré la puce en action dans mon cerveau me vidait littéralement. J'eus la sensation d'être drainée de toute volonté.

Ma résistance finit par inquiéter Irina dont les talons se mirent à claquer sur les dalles alors qu'elle me rattrapait.

- Ça suffit, arrête-toi ! gronda la GEN.

Retourne-toi !

Surprise par le changement d'ordre, je me figeai sur place, forçant mon corps à l'immobilité juste à temps pour ne pas obéir. La tension faisait pulser mes yeux et un filet de sueur inondait mon dos.

Retourne-toi !

J'agis au dernier moment, à l'instant même ou l'idée me vint. Alors que la voix mentale griffait mon esprit encore une fois, je relâchai tous mes membres et fis volte-face d'un bloc en balançait mon poing en avant. Ma force décuplée par l'influence de la puce, je frappai Irina au visage. Une gerbe de sang éclaboussa la cour pavée. Subitement libérée de la douleur puisque j'avais fait ce qu'Irina attendait de moi, je me ruai sur elle mais fus brutalement tirée en arrière. Je m'effondrai, traînée comme une poupée de chiffon sur les dalles qui me raclèrent le visage sans parvenir à me relever.

- Tu te trahis toi-même, fit la voix d'Irina, narquoise.

Je me débattis pour me remettre sur mes pieds mais fus de nouveau plaquée sur le sol, le souffle court. Une vague de hargne m'envahit. Personne ne me touchait pour me tenir loin de la directrice de l'Institut. Mon propre corps se rebellait contre moi et m'empêchait de l'attaquer. J'eus envie de hurler mais le cri mourut dans ma gorge.

Le visage d'Irina s'encadra au-dessus de moi. Repliée sur moi-même, les bras tremblants, je ne tirai qu'une maigre satisfaction de son nez ensanglanté.

- Tu es pitoyable, siffla-t-elle. Relève-toi.

Ma bouche se tordit douloureusement pour parler alors que la puce tentait de me contraindre au silence et je contournai une fois de plus l'interdiction d'Irina.

Je lui crachai au visage. 

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