Chapitre 36


Je revins à moi avec une sensation de familiarité inébranlable, un peu comme celle qui peut vous saisir lorsque quelqu'un se déplace dans votre maison et que vous devinez sans même réfléchir qu'il s'agit de votre mère rien qu'à sa manière de fermer les portes ou de traîner les pieds. Mais dans mon cas, l'évidence de savoir, alors que j'avais encore les yeux fermés, où je me trouvais n'avait rien de rassurant.

L'Institut.

Allongée sur une surface froide et dure, je soulevai les paupières dans le noir complet. J'avalai ma salive dans ma gorge sèche et pris conscience que j'avais recouvré l'usage de mes membres. Ils me répondirent à la perfection lorsque je basculai les jambes par-dessus ce qui semblait être une table d'auscultation et roulai des épaules. Ça, c'était au moins un point positif, malgré l'engourdissement diffus dans mon crâne – probablement un effet secondaire de la drogue.

En dépit de l'obscurité, je pouvais déduire que je me trouvais seule dans une pièce fermée, mais des voix me parvinrent rapidement depuis le couloir. Immobile, je tendis l'oreille sans broncher.

- Elle s'est réveillée.

- Après vingt-six heures, ce qui constitue un miracle. Qu'est-ce qui vous a pris, bon sang ? Vous auriez tué un éléphant avec une dose pareille.

Une troisième voix, masculine, coupa les deux premières correspondant à une femme et un homme :

- Luna Deveille n'a jamais réagi comme les autres aux sédatifs, madame. Nous avons eu le temps de faire toutes nos manipulations, en tout cas.

- Girond, venez avec moi, grinça la femme. Vous, retournez à votre poste, j'aurais besoin de vous dans la journée, mais ne communiquez pas avec notre contact.

Le second homme acquiesça vivement et des bruits de pas s'entremêlèrent, certains venant dans ma direction et d'autres s'éloignant en sens inverse. Le regard délibérément fixé face à moi plutôt que vers la porte, je posai les mains sur les genoux, en proie à de nombreuses questions. Je forçai mon cœur à battre calmement, évacuai chaque once de crainte et me concentrai. Irina Malcolm m'avait peut-être fait ramener à l'Institut Bollart mais j'avais déjà fui cet endroit de malheur. Je pouvais recommencer.

- Commandante Deveille, je vous annonce l'arrivée de la directrice Malcolm et du docteur Girond, résonna la voix numérique de N.I.A.

Le battant cliqueta et s'ouvrit dans une raie de lumière qui baigna ma cellule, vite complétée par la lampe que N.I.A venait d'actionner. Le visage de marbre, j'attendis que mes deux visiteurs entrent dans mon champ de vision sans me donner la peine de tourner la tête.

Le docteur Girond avait toujours la même expression d'imbécile heureux que dans mon souvenir et je lui adressai un reniflement méprisant. La nouvelle directrice de l'Institut, en revanche, paraissait avoir encore gagné en morgue et en froideur. Ses cheveux sombres étaient rassemblés en une natte souple sur son épaule et elle me dévisagea longuement avec une expression satisfaite.

- Luna. Tu as fini ta petite sieste, à ce que je vois.

- On se tutoie, maintenant ? notai-je. Tu as raison, Irina, j'ai toujours trouvé ces formalités imposées par Marx totalement ridicules. Tu veux qu'on fasse pareil, Girond ?

J'adressai un clin d'œil à l'autre scientifique additionné d'un large sourire et ricanai en le voyant virer au cramoisi, le corps tendu vers moi alors qu'il faisait tout pour me résister. Déployé ainsi, même contre un GEN, mon charisme était capable de susciter chez ma victime une attirance et des idées probablement pas très catholiques à mon sujet. Ce pauvre Girond n'avait aucune chance de s'y soustraire.

- Ça suffit, Luna, siffla Irina, plantée devant moi. Fini de jouer. Tu as perdu la partie.

- Une manche, peut-être, convins-je, mais certainement pas la totalité du duel.

- C'est ce que tu crois.

Irina Malcolm dégageait une telle assurance que je sentis les poils de ma nuque se dresser dans un frisson. Je la regardai dans les yeux sans rien laisser paraître.

- Tu m'as déçue, Luna, reprit lentement la doctoresse. Tu as été conçue pour servir la cause et non pour faire ce qui te plait. Mais permets-moi de te dire que c'est terminé. Tu es tombée dans le piège tendu par l'un de tes prétendus amis, ma chère. Désormais, tu feras ce que je t'ordonne.

Je haussai les sourcils. Irina cherchait à me blesser en évoquant le fait que l'un des Revenants proches de moi avait collaboré avec elle pour me traquer jusqu'à Rio – et certainement aussi pour l'attaque au gaz dans la Fourmilière – mais cela ne fonctionna pas du tout. J'étais en colère contre ce salopard, quelle que fut son identité, mais mon instinct de conservation me disait que j'avais des problèmes un peu plus urgents sur le feu.

- J'en doute, lâchai-je. Ulrich Marx n'a pas été très doué pour me faire obéir et je ne pense pas que tu sois meilleure que lui pour ça.

- Pas si j'opte pour les mêmes méthodes que lui, c'est vrai, mais je n'ai plus envie de me battre à la loyale avec toi. Je préfère être sûre de gagner.

Les traits de la GEN se tordirent d'un rictus dément.

- Maintenant, lève-toi.

- Je ne...

Lève-toi.

L'ordre me cingla la cervelle alors qu'Irina n'avait pas rouvert la bouche. Mes muscles se raidirent, et je sentis avec un soupçon de panique mes pieds se rapprocher du sol. Je les bloquai, les doigts crispés sur la table.

Lève-toi.

Une décharge de douleur me traversa le crâne et ma bouche s'assécha. Des tremblements incontrôlables saisirent mes jambes qui se mirent en mouvement malgré moi. Putain, mais...

- Non, murmurai-je.

De la sueur goutta sur mon front sous l'effort que je fis pour m'empêcher de bouger. Une force contre laquelle je ne savais pas lutter me forçait à bouger selon le bon vouloir d'Irina. Mon cœur tomba comme une pierre au fond de mon estomac.

- Et si, s'amusa la doctoresse en rejetant ses cheveux nattés en arrière. Marx s'est opposé à cette mesure sur toi, tu sais ? Il disait que l'Ange Noir ne pouvait être enchaîné. Il se trompait. S'il avait eu plus de jugeote, il serait encore vivant.

Lève-toi.

Le corps tendu à se rompre, je tournai les yeux vers Girond qui m'observait, imperturbable, près de la porte. Une bouffée de haine m'aida à me rasseoir mais ce fut comme si un étau écrasait ma tête, impitoyable. J'étouffai un gémissement.

Lève-toi !

- Laissez-moi !

J'avais crié sans m'en rendre compte mais cela ne changea rien à ce qui suivit. Je me retrouvai debout, raide comme une planche. Irina Malcolm sourit d'une oreille à l'autre.

- Parfait, dit-elle. Suis-moi, Luna. Nous avons des choses à faire.

Viens.

- Non, grondai-je.

Viens.

- Non.

Viens !

La souffrance explosa dans mon cerveau, et pourtant je refusai de bouger. Je portai une main agitée de soubresauts à ma nuque sous l'œil triomphant des deux médecins et tâtai une forme ronde et dure sous la peau. Mais qu'est-ce que... ?

- Je n'irai nulle part, articulai-je d'une voix rauque et basse.

Viens !

Les membres coupés par la douleur aiguë qui me poignarda derrière le front, je m'effondrai à quatre pattes. Mes oreilles se bouchèrent au point que je faillis ne pas entendre parler mes ravisseurs.

- Elle résiste, nota Girond.

- Quelques réglages sont nécessaires. Mais elle pliera. La puce les fait tous plier.

Voilà donc ce qu'on m'avait fait. Voilà pourquoi Ismaël était venu me chercher au Brésil. Irina Malcolm m'avait implantée pour me contrôler comme les Soldats Noirs. Pour me remettre à leur tête.

L'ordre retentit à nouveau dans mon esprit et je me roulai en boule sur le sol, prise de spasmes, mais je me moquai bien d'avoir mal. Dans un ultime effort, je reculai en me traînant vers la table, histoire de ne pas faire à Irina le plaisir de me voir céder, haletante.

Viens !

Un flash aveuglant déchira mon crâne et ce fut le noir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top