Chapitre 35
Ismaël n'avait que peu changé en deux mois, toujours affublé qu'il était d'une chemise étriquée sous un pull en mailles fines. Néanmoins, il émanait de lui une aura de dureté que je ne lui avais jamais vue auparavant. Les yeux plantés dans les siens avec défi, je laissai mes lèvres s'étirer d'un sourire puis avisai une chaise de salon de jardin placée sur la terrasse. Avec autant de naturel que possible, je m'y laissai tomber, ce qui fit protester mes muscles tétanisés, mais refusai de répondre à la salutation de l'informaticien. Celui-ci s'accroupit au bord de la piscine, près du cadavre du Déformé.
- Incroyable, n'est-ce pas, les progrès que peut faire la science, ma chère Luna ?
Le GEN tendit la main vers les doigts serrés du mort et en retira le poignard sur lequel mon adversaire s'était crispé dans son dernier souffle. Il se releva ensuite pour m'agiter la lame sous le nez, un air horripilant de satisfaction sur le visage. Je profitai de sa lenteur d'agir pour faire un rapide état des lieux de ma situation sans envisager de tenter quoi que ce fut. Je pouvais bien imaginer tous les plans possibles, j'aurais été bien en peine de les mettre à exécution. La jambe entaillée par le Soldat Noir ne répondait plus et l'autre était aussi molle que si j'avais eu les articulations remplies de purée. Quant aux muscles du haut de mon corps, je les sentais trembler à la plus petite sollicitation. Restait à savoir si l'action de la substance qu'on m'avait inoculée s'étendait aussi à des organes vitaux comme le cœur... En clair, j'étais mal barrée.
Comme s'il avait lu dans mes pensées, Ismaël jeta le poignard à mes pieds :
- N'aie crainte, il n'y a rien de mortel là-dedans. Le docteur Malcolm n'aurait pas grand-chose à faire de ton cadavre, j'en ai peur.
- Tu m'en vois rassurée, ricanai-je. Qu'est-ce que c'est que cette cochonnerie ?
- Oh, ça ?
L'informaticien se mit à marcher de long en large, les bras dans le dos. Il me vint une bouffée de haine envers cet ancien ami et je sentis un grondement naître dans ma gorge. Je le refoulai en même temps que toute émotion sur mes traits pour me concentrer. Je n'éprouvais aucune peur, mais ignorais comment les choses allaient tourner.
- Un dérivé du Rêve, se décida à répondre le GEN. Le docteur Girond travaille dessus depuis quelques semaines et il a réussi à extraire la composante principale de la drogue, celle qui se charge d'engourdir les sens.
Me souvenirs me ramenèrent à Marc, devenu dépendant au Rêve avant que les évènements ne le précipitent vers la mort.
- Les essais de Girond ont conduit à la modification de cette composante pour rendre possible son assimilation par des cellules musculaires mutantes et conduire aux effets que tu ressens actuellement. Raidissement, perte de contrôle. Aucun effet psychotrope, mais une paralysie contre laquelle tu ne pourras pas lutter avant plusieurs heures.
- Merveilleux, prononçai-je avec sarcasme.
Ismaël stoppa son manège et se planta face à moi, accusateur. Je ne bronchai pas sur ma chaise, ignorant les gardes du corps de l'informaticien qui s'étaient rapprochés. Mes bras, agités de tics liés à la drogue, pendaient, inertes, sur les accoudoirs.
- Pourquoi, Luna ? Pourquoi as-tu trahi ?
- C'était trahir Marx ou me trahir moi-même. Il n'y a rien à ajouter, Ismaël, rien à expliquer. J'avais choisi mon camp avant même de devenir l'élève d'Allan.
Un reniflement perplexe échappa au GEN qui lissa son pull. J'aurais juré percevoir du regret chez lui et en profitai pour enfoncer le clou :
- Quoi qu'il en soit, il n'est plus utile que les Revenants cherchent la taupe dans leurs rangs. Ce cher Steve Marx a bien caché son jeu.
- Geb ?
Ismaël pâlit. J'avais dit cela pour le faire réagir, mais ce n'était pas totalement dénué de sens. Geb n'avait-il pas voulu me confier des informations importantes sans que je ne trouve le temps de lui parler ? Et s'il avait désiré avouer qu'il communiquait avec son amant dans le dos de Niels ? Je croyais pouvoir lui faire confiance, mais nul n'était jamais ce qu'on imaginait au départ. J'étais bien placée pour le savoir.
- Ce n'est pas lui, asséna sèchement l'informaticien. Nous n'avons jamais échangé à propos de nos...missions respectives.
- Ben voyons.
Ismaël se rendit-il compte qu'il venait de me dévoiler ses communications avec Steve, ce dont je n'étais pas au courant jusque-là ? Ainsi, le fils de Marx avait trouvé un moyen de continuer à parler à son compagnon après avoir fui l'Institut. Mais pour lui dire quoi ?
- Je t'assure que non. Geb n'a rien à voir avec ça. Il n'a fait que me donner de ses nouvelles, s'obstina mon interlocuteur.
- Pourtant, dis-je en me redressant de mon mieux, il a bien fallu qu'une personne sachant que je me servais de P.I.A et capable de contourner ses systèmes de protection se charge de tracer mes déplacements et de te transmettre les données. Cela me semble tout à fait être dans les capacités du génie qu'est Steve Marx. Quelle meilleure raison pour me vendre à mes ennemis que l'amour qu'il te porte ?
Ismaël serra les poings, le front barré d'un pli de colère. Il agita nerveusement la tête et je pus en déduire qu'il pensait dire la vérité en défendant Geb. La perspective que je le croie coupable paraissait le mettre dans tous ses états. Mais qui d'autre que lui aurait pu faire une telle chose et permettre aux Soldats Noirs de m'intercepter chez Reilly ?
- Tu te trompes, siffla l'autre. Et tu es bien mal placée pour les reproches. Le programme GENESIS parviendra à ses fins, Luna, malgré tes agissements. Les prédécesseurs d'Irina y ont veillé pendant des décennies. Nous sommes prêts.
- GENESIS est voué à l'échec, crachai-je. Le monde s'est remis de la folie d'Hitler, du nazisme et d'un tas d'autres catastrophes, il ne se laissera pas renverser par une bande de scientifiques psychopathes assoiffés de pouvoir.
- Tu aimes les humains, c'est indigne de toi, Ange Noir. Tu devrais être fidèle aux tiens, à tes semblables.
- Je ne veux pas d'une existence sous le joug de l'Institut. Je veux être libre d'aller où je veux et de vivre la vie qu'Ulrich Marx m'a prise. Si Irina gagne, il n'y aura que la guerre pour les nôtres, Ismaël. Le sang et le feu jusqu'à ce que ses plans de conquêtes soient exécutés et qu'il ne reste plus aucun endroit paisible sur cette Terre. Ni pour les Hommes, ni pour les GEN.
L'informaticien se détourna vers le clapotis de la piscine. Je me lassai aller contre le dossier pendant qu'il ne me regardait pas. Je n'étais plus capable de bouger autre chose que les doigts et sentais la rage de l'impuissance se diffuser en moi.
- Peu importe tes opinions, dit posément Ismaël. Cela ne changera rien à la suite.
Ses mots devaient constituer un signal car les deux Soldats s'avancèrent de concert pour m'encadrer. Mon souffle s'accéléra.
- Bon retour parmi nous, commandante, ironisa mon ancien ami.
- Tu es pitoyable, déclarai-je, le menton relevé. Toi, et tous ceux qui lèchent les bottes d'Irina et se complaisent dans ses mensonges, vous n'êtes que des lâches. Vous avez fait le choix de la facilité en vous pliant aux souhaits d'individus qui ont jugé bon de détruire vos existences pour mieux vous asservir. La mutation ne vous a jamais offert autre chose qu'un avenir de servitude.
Ismaël ne prit pas la peine de se retourner mais je perçus sa nervosité et le vis serrer le poing. Incapable de fuir pour sauver ma peau, je sentis quelque chose de lourd s'abattre sur ma nuque et les ténèbres m'emportèrent.
***
En équilibre sur la pointe des pieds, à l'horizontale, Gaspard claqua dans ses mains, les reposa au sol, fléchit les avant-bras au maximum et recommença. Il avait cessé de compter ses pompes depuis longtemps. La salle d'entrainement était déserte car il n'était que quatre heures du matin, mais il savait que cela ne durerait pas. Les premiers convois militaires étaient arrivés juste après le départ de Luna – et les ennuis avec.
Une décharge de douleur vrilla soudainement le flanc du Revenant alors qu'il se relevait pour boire à sa bouteille. Il grimaça sans pour autant s'interrompre et ne souleva son t-shirt trempé de sueur qu'après s'être essuyé le visage avec une serviette. Sur son abdomen, l'impact de la balle reçue par Gaspard lorsqu'il avait retrouvé Luna et Nathan formait un creux encore suturé. Cette blessure-là lui laisserait une belle cicatrice, comme celle qui lui barrait le torse. Mais à ses yeux, quand on se frottait à des adversaires comme les Améliorés, on pouvait s'estimer heureux d'être encore en vie et seulement marqué dans la chair.
Gaspard laissa retomber le tissu. Il guérissait, il n'y avait donc pas de quoi en faire un fromage. Restait à espérer que les tiraillements ne le gêneraient pas lorsqu'il faudrait se battre.
La porte s'ouvrit dans un grincement, tirant le jeune homme de ses pensées pour voir arriver Samuel. Les cheveux blonds de l'Amélioré brillaient sous le néon et il avançait de la démarche féline caractéristique de ses congénères. Gaspard haussa les sourcils sans comprendre ce que pouvait bien vouloir l'ancien compagnon de Luna. Contrairement à Amanda que le Revenant appréciait beaucoup, Samuel n'était qu'une connaissance dont Gaspard n'avait pas franchement cherché à être proche. Maintenant qu'il était séparé de Luna, que pouvait-il bien avoir à lui dire ?
- Salut, lança Samuel en stoppant à sa hauteur.
- Salut. Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu viens t'entraîner avant le débarquement des militaires dopés à la testostérone ?
- Non, pas vraiment, j'ai des essais de pilotage qui m'attendent. Nous avons une nouvelle zone de tir à tester. C'est toi que je voulais voir.
Gaspard jeta sa serviette sur un banc et s'assit, les coudes sur les genoux.
- Eh bien, tu m'as trouvé. Qu'est-ce que je peux faire pour toi, Sammy ?
Le Revenant nota les dents serrées de Samuel devant le surnom et se mordit les joues pour rester sérieux.
- Est-ce que tu as des nouvelles de Luna ? demanda néanmoins l'Amélioré.
- Mec, s'il y a une chose qu'on sait tous les deux à propos de Luna, c'est qu'elle n'a pas besoin d'une nounou.
Gaspard leva les yeux au ciel sans retenue. Il ignorait où se trouvait son amie mais ne se faisait pas le moindre souci. Le délai qu'elle avait donné pour rentrer n'était pas encore passé, alors à quoi bon se faire des nœuds au cerveau ?
- Je sais, mais je pense qu'elle n'aurait pas dû partir seule, insista Samuel. Tu as des nouvelles, oui ou non ?
- Non. Ecoute, Sammy, si tu veux la reconquérir tu n'as qu'à aller acheter des fleurs et attendre son retour, d'accord ?
Le Revenant ricana bien fort en imaginant Luna recevoir un bouquet d'excuse. C'était ridicule. Pour la Saint Valentin, mieux valait offrir un flingue à cette fille.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? grinça froidement Samuel.
- Ne me dis pas que tu n'as pas de regrets, mec. Tu es en train de te dire que suggérer qu'elle baisait Allan dans ton dos n'était peut-être pas une très bonne idée pour renforcer votre couple, hein ?
Samuel se figea, le regard dur. Gaspard ne cilla pas. Il n'avait jamais eu peur des Améliorés et ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait commencer. L'autre finit par se détourner en soupirant :
- Et si c'était Luna qui venait te demander quoi faire pour me récupérer, tu lui dirais quoi ?
- Rien du tout, lâcha abruptement Gaspard. Parce qu'elle ne viendra jamais me poser ce genre de question. Pas pour toi, en tout cas. Il est trop tard pour les remords.
Le Revenant récupéra sa bouteille en se préparant à subir les foudres du pilote mais il n'en fut rien. Samuel était en colère – ça se voyait comme le nez au milieu de la figure – mais probablement plus contre lui-même que contre le soldat. Gaspard mit sa serviette sur son épaule et s'apprêta à laisser l'autre se morfondre sur ses erreurs. Il pensait chaque mot prononcé.
L'entrée de deux humains en uniforme de l'armée de Terre française coupa court toute discussion. Gaspard eut un rictus en les reconnaissant. Le colonel Capeyti et le capitaine Chassetaque faisaient parti des premiers militaires dépêchés sur place par le président. Ils avaient à charge une division que Gaspard devait entraîner au combat contre les Améliorés en l'absence de Luna. Madeleine, Stone et Annabelle s'occupaient d'autres groupes. En plus d'être dépourvus de modestie et d'avoir, selon les termes de Maddie Maturet, de la semoule en guise de cerveau, ces deux-là supportaient mal de devoir obéir à un simple soldat comme Gaspard et méprisaient les mutants. A peine descendus du camion qui les avaient amenés au quartier général, ils avaient semblé antipathiques à la plupart des Revenants, Niels compris.
- Je dois y aller, informa Gaspard en désignant les deux hommes.
- Bon courage, grogna Samuel. J'ai une dizaine de ces types à former cette après-midi sur nos appareils, alors je compatis.
Gaspard lui tapa sur l'épaule et s'éloigna, sentant le regard pensif de l'Amélioré dans son dos.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top