Chapitre 34


- Bonsoir, sénateur Reilly.

L'homme dissimulé par le battant tressaillit et recula d'un pas sans pour autant agrandir le passage. De toute évidence, il n'avait pas très envie de me laisser entrer.

- On risque de me voir, si je reste plantée comme un poireau sur votre seuil, avertis-je calmement.

- Vous, articula Gabin Reilly, blême.

- Moi. Je vous avais dit qu'un jour, j'aurais besoin de vous, non ?

L'ancien sénateur se massa machinalement le ventre puis risqua un œil dehors. La rue était vide et silencieuse mais cela ne sembla pas le rassurer pour autant.

- Venez, chuchota-t-il.

Reilly s'effaça avec des gestes saccadés et referma la porte dès que j'eus fait deux pas à l'intérieur. Alors, il se mit à me fixer, les yeux exorbités et les bras ballants. J'en profitai pour détailler la villa à l'entrée immense, moderne et surtout, luxueuse. L'escalier de marbre qui montait à l'étage en témoignait, ainsi que l'essence de bois des meubles présents. Le hall donnait ensuite sur une pièce à vivre lumineuse en journée avec ses trois baies vitrées. De gros canapés en cuir encadraient une télévision qui n'avait rien à envier à un écran de cinéma. J'avançai encore un peu et notai la présence d'une seconde piscine à laquelle on accédait directement par la terrasse. Décidément, Reilly avait de l'argent à jeter par les fenêtres mais c'était justement pour ça que j'étais venue.

- Vous voulez boire quelque chose ? J'allais me servir une bière.

L'homme me passa devant d'une démarche raide. Il avait profité des quelques secondes que j'avais feint de consacrer à apprécier sa décoration pour reprendre contenance.

- Volontiers, opinai-je.

Gabin Reilly s'empressa d'ouvrir son frigo pour en tirer deux bouteilles. Il chercha de longues secondes dans ses placards et finit par tomber sur des verres. J'en déduisis qu'il avait du personnel au quotidien et que gérer la vaisselle ne faisait pas partie de ses habitudes.

- Vous vivez seul ? demandai-je, immobile près du bar.

- Oui. J'ai Jessy, ma gouvernante, tous les jours de la semaine, et un jardinier, mais c'est tout. J'ai suivi vos conseils, mademoiselle Deveille, mais pas celui sur le mariage.

- Dommage pour vous, répliquai-je avec un haussement d'épaules. Mais il parait que l'abstinence a des vertus incroyables sur la longévité.

Gaspard aurait adoré ma réflexion et se serait certainement roulé par terre de rire. Reilly, lui, se contenta d'une expression outrée mêlée d'hilarité. Bon, il y avait peut-être moyen de le décoincer, celui-là !

- Vous êtes malade ? voulut-il savoir en me tendant ma bière. Vous me faites moins peur que dans mon souvenir.

Je plissai les yeux :

- Non, je vous remercie de vous inquiéter pour moi, mais tout va bien. Je me suis simplement arrangée pour que les humains ne remarquent pas trop mon apparence.

- Je retire ce que j'ai dit, se rattrapa l'ancien sénateur. Quand vous faites cette tête, vous me fichez la trouille.

L'humain saisit un tabouret sur lequel il s'installa et je fis de même, face à lui. Gabin Reilly était exactement comme je l'avais laissé, des années auparavant, à ceci près qu'il avait repris du poids et qu'il paraissait plus vieux. Vêtu d'un polo vert vif et d'un bermuda en toile, il ressemblait à un homme d'affaire en vacances, ce qu'il était peut-être, d'ailleurs. Mes recherches pour le trouver m'avaient appris qu'il avait quitté le Canada six mois après y être arrivé pour se rendre à Londres une poignée de semaines. Là, il avait changé d'identité pour celle de Cédric Martellet-Lagarde grâce aux contacts que je lui avais laissés. Enfin, il avait accepté un emploi dans une grande entreprise de matériel de jardinage dont il était désormais le PDG. Il gagnait une fortune et j'ignorais si cette maison immense était sa résidence principale ou simplement un caprice d'homme riche.

- Très bien, débuta Reilly. Qu'est-ce que vous me voulez, mademoiselle Deveille ?

- Nous rentrons dans le vif du sujet, constatai-je avec un sourire aimable.

- Je ne vois pas l'utilité de tourner autour du pot. Je pensais que vous finiriez par ne jamais venir, soit dit en passant.

- Peut-être le souhaitiez-vous, suggérai-je.

- Je ne sais pas, admit l'ancien politique. J'ai refait ma vie, mais mon pays et mes proches me manquent. Si vous êtes là, avec un peu de chance, c'est pour me dire que je peux rentrer.

- Vous n'avez pas suivi l'actualité, vous, lâchai-je. A moins d'être suicidaire, je ne vois pas comment vous pouvez envisager de revenir sur le territoire maintenant. L'affrontement entre l'Institut et leurs ennemis est imminent.

Reilly se rembrunit et pinça les lèvres. Il but un peu de bière, les sourcils froncés. Pour ma part, je demeurai parfaitement détendue, si l'on exceptait le fait que je surveillai les entrées et sorties du rez-de-chaussée. Je ne pensais pas avoir été suivie, mais tout de même, la prudence était de mise.

- Je travaille avec les Revenants, repris-je. A l'heure actuelle, la résistance s'organise et le gouvernement s'allie à nous pour tenter de sauver la peau de son peuple.

- Les Revenants ? Albert Niels ? Ce serpent a causé ma perte lorsque vous et votre unité avez attaqué ma maison. C'est parce que je me suis un peu trop approché de lui que j'ai eu ces ennuis.

- Je ne suis pas venue ressasser le passé, fis-je d'un ton sévère. Le fait est que vous êtes encore en vie alors que tout le monde vous croit mort et enterré. Peu importe votre ressentiment à l'égard des Revenants, nous avons passé un marché. Vous avez accepté de disparaître et de vous tenir à me disposition si besoin. Ce jour est arrivé, Reilly.

L'autre se tassa sur son siège. Mon physique moins écrasant que d'habitude ne changeait rien au charisme qui se dégageait de ma voix et qui l'impressionnait à chaque mot. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre :

- J'en ai après votre fortune, monsieur Martellet-Lagarde. J'ai besoin de tout l'argent dont vous pourrez vous passer pour acheter des voitures de luxes et des aspirateurs dernier cri. L'effort de guerre que les Revenants soutiennent le nécessite.

- Et après ? Vous vous en allez, et je reste ici, tout seul, comme un con ?

- Comme un con, je ne sais pas, mais seul, c'est évident, puisque vous n'avez pas appliqué mes conseils concernant la vie conjugale. Vous pourrez rentrer en France si la chance est avec nous et que la guerre est gagnée. Sinon, je vous déconseille d'essayer.

Gabin Reilly me fixa stupidement. Avec indulgence, je songeai qu'il ne s'attendait certainement pas à ça en me voyant sur le pas de sa porte. Il avait dû espérer de tout son cœur un retour possible près de sa famille.

- D'accord.

Le mot, craché avec amertume, confirma mes impressions. Je ne bronchai pourtant pas et regardai l'ancien sénateur s'emparer de son ordinateur branché au bord du bar. Il avait le droit d'être déçu et de juger cruel de le maintenir loin de ses proches, mais c'était ça ou mourir.

- Je ne comprends pas très bien, mademoiselle Deveille, vous avez fait tout ce chemin, payé un billet d'avion et subi des heures de vol juste pour me piquer mon argent ? N'est-ce pas une perte de temps, compte tenu du fait que vous dites être à l'aube d'une bataille ?

Reilly ouvrit la page de sa banque et se connecta en quelques clics. Son agacement se teintait de soulagement, probablement à l'idée que je m'en irais dès qu'il aurait effectué le virement. Avec un poste comme le sien, il aurait vite fait de reconstituer son capital. Je haussai les épaules avec nonchalance :

- Vous auriez voulu que je révèle votre identité et que je demande à un Revenant de retrouver votre trace ? Venir directement ici était le seul moyen de vous contacter en préservant votre planque, sénateur. C'était notre accord, non ?

L'autre entra un mot de passe sur le clavier et ouvrit la bouche pour répondre, mais je fus subitement détournée de lui par un mouvement dans le jardin, perçu à travers la baie vitrée. Je fronçai les sourcils et descendis de mon siège, persuadée d'avoir vu quelque chose bouger, près de la piscine. Je m'avançai tandis que Gabin Reilly terminait sa manœuvre financière.

- Que se passe-t-il, mademoiselle Deveille ?

- Je ne sais pas. Vous attendez du monde ?

- Non, personne.

Je scrutai l'extérieur. La nuit était désormais complètement tombée sur le quartier et tout était, en apparence, calme, mais je ne me fiais pas à cette idée. Une ombre fugace près d'un gros palmier ancra la certitude dans mon esprit : quelqu'un se trouvait là, prêt à passer à l'action.

- Reilly, fermez votre ordinateur, nous n'avons plus le temps.

- Quoi ?

- Fermez-le, je vous dis. Vous avez une pièce où vous cacher ? Une pièce qui ferme à clef, de préférence.

Je dégainai un revolver chargé et m'éloignai de la baie vitrée, calculant du regard le nombre d'issues que possédait la maison – bien trop, si vous voulez mon avis. L'ancien sénateur, lui, demeura figé sur son siège, les mains au-dessus du clavier. J'allais ouvrit la bouche pour lui intimer de se bouger un tant soit peu les fesses lorsqu'un choc sourd sur le toit se fit entendre, doublé d'un grognement animal.

- Qu'est-ce que...

- Mettez-vous à terre, Reilly, soufflai-je, les yeux levés au plafond. Et ne faites pas de bruit.

Il y eut un crissement sur les tuiles, puis l'ombre dans le jardin bougea une nouvelle fois. Immobile en plein milieu du salon, j'utilisai mes sens accrus comparés à ceux d'un humain pour localiser l'ennemi. Les ennemis. Car la maison était tout bonnement encerclée, en témoignaient d'infimes grattements au niveau de la porte d'entrée, d'une fenêtre de l'étage et de l'arrière de la cuisine. Je pinçai les lèvres alors que le sénateur se laissai glisser sur le sol avec mollesse, le visage blême. Je laissai les secondes s'égrener, en position d'attaque, attendant que le premier GEN passe à l'action.

Ce ne fut pas long.

La baie vitrée vola en éclat avant qu'une forme sombre – l'un de mes semblables, vêtu de noir – ne bondisse dans la pièce à vivre de la villa et ne se jette sur moi, mais j'étais prête à réagir. Il s'agissait d'une femme au regard brun vide. Je fléchis les genoux, le fit basculer par-dessus moi et la plaquai sur le sol d'un geste vif avant d'armer mon bras pour la frapper au visage. Je fus brutalement arrachée à ma victime par deux mains puissantes et me retrouvai nez à nez avec un colosse de plus de deux mètres qui poussa un drôle de feulement. Souplement, je parvins à ma soustraire à son étreinte, braquai le canon du revolver sur son front et tirai. Une gerbe de sang éclaboussa le sol et, dans un cri, Gabin Reilly se tassa contre son frigo.

Je constatai deux choses pendant que je pivotai vers la femme et qu'un autre GEN débarquait dans la maison par l'escalier conduisant à l'étage. Premièrement, le colosse n'était pas mort – jusqu'ici, rien de surprenant puisqu'une seule balle tuait rarement l'un des miens. Et deuxièmement, la présence de Reilly indifférait au plus haut point les Soldats Noirs, qui ne daignèrent même pas tourner la tête vers lui lorsqu'il se mit à gémir. Cela ne pouvait signifier qu'une chose. Leur cible, c'était moi, et en venant au Brésil, j'étais tombée les deux pieds dans un sympathique petit piège. Mais, comment avaient-ils su ?

Je me préparai à l'affrontement. Poignard au poing, l'un des GEN portait au front un cercle noir d'ondes sommeil, ce qui l'identifiait comme un Déformé contrôlé par Irina. Ainsi, elle avait décidé d'envoyer les malheureux GEN ratés sur le terrain. Sachant qu'ils étaient capables de crises de rage destructrice, ce n'était pas de bon augure....

Le GEN sur lequel j'avais tiré se releva avec un rugissement hargneux et se rua en avant pour me saisir à la taille. Je l'évitai, pivotai sur mes hanches et abattis le tranchant de ma main sur sa nuque pour l'envoyer valser près de la table basse. La femme eut un geste en direction de sa ceinture et un long couteau brilla dans la lumière du salon. Du pied, je cognai dans son poignet et m'écartai juste à temps à l'écoute du coup de feu. La balle destinée à mon épaule frôla à peine le tissu de mon t-shirt et je me remis en garde face à la GEN aux yeux bruns. Froide, inexpressive, elle retroussa la lèvre sur ses dents mais je ne lui laissai pas le temps de faire quoi que ce fut. Je fus sur elle en un rien de temps et la saisit au cou, puis serrai en me laissant tomber au sol pour profiter de nos deux poids. Un craquement plus tard, je me servais d'elle comme bouclier face au premier GEN qui vidait son chargeur sur moi. Je balançai ma victime vers son comparse en tenue Noire et récupérai le couteau de la femme. Un éclair étrange passa dans le regard de l'autre et il recula légèrement vers le bar. Avait-il peur ? Sous le contrôle de la puce, éprouvait-il encore quelque chose ?

Le troisième Soldat Noir choisit cet instant pour sortir de son inactivité alors qu'il était demeuré en retrait du combat, les yeux fixe sous son cercle d'onde sommeil. Me coupant la retraite par derrière, il me força à faire face à l'autre GEN dont la plaie au front avait quasiment disparu, mais je n'avais pas l'intention de me lancer dans un corps à corps dans cette configuration. Je jetai le poignard sur l'homme qui battit précipitamment en retrait, comme si la lame l'effrayait et profitait de la diversion pour vider mon chargeur vers lui. Une seule balle le rata, mais les autres s'enfoncèrent dans sa boite crânienne comme dans du beurre. Je me retournai en l'espace d'une fraction de seconde en direction du troisième Soldat, juste à temps pour voir Reilly fuir à quatre pattes vers la porte de sa villa. Le poing du GEN me cueillit au menton et m'empêcha de voir si le sénateur avait la moindre chance de survie. Je me rattrapai sans mal à la cloison puis fus saisie aux épaules par le Déformé à la force phénoménale qui me catapulta vers la baie vitrée, mais au lieu de m'envoler comme l'autre devait l'avoir prévu, je me retins à lui et l'entraînai avec moi. Ensemble, nous plongeâmes dans la piscine.

L'eau tiède s'infiltra immédiatement dans les vêtements, mais je n'en avais rien à faire. Ayant guidé la chute pour atterrir près du bord, je me servis de celui-ci pour prendre appui du pied et me propulser sur le GEN. Nous nous débattîmes à grand renfort d'éclaboussures et je sentis sa lame entailler ma cuisse. Mon coude heurta son nez de plein fouet et je remontai à la surface pour mieux maintenir le Déformé sous l'eau. Il laissa échapper des bulles, rua, mais j'étais plus forte. Dents serrées, j'attendis qu'il devienne flasque pour le lâcher. Le Soldat Noir se mit à flotter comme une bouée grotesque, mort. L'oxygénation du cerveau était nécessaire à toute espèce animale, mutante ou non. C'était terminé.

Avec un soupir, je remontai sur la terrasse et voulus me mettre debout. Ma jambe droite se déroba subitement et je dus mettre un genou à terre. Bon sang, mais... ? Surprise, je relevai mon pantalon jusqu'à la plaie causée par le poignard du Soldat. S'il s'agissait de poison, je savais être capable de résister à la substance, mais il me fallait une transfusion. J'inspectai les bords de la blessure. Aucun autre GEN ne manifestait l'envie de se montrer.

La coupure était fine et propre, elle ne saignait même plus, mais ne se refermait pas. Aucun liquide noir n'en suintait, ce qui me fit froncer les sourcils car je sentais de moins en moins ma jambe. Qu'est-ce que c'était que cette saloperie ? Je fis un effort pour me redresser et compris que l'engourdissement ne concernait pas uniquement ma cuisse. J'eus toutes les peines du monde à me tenir au mur, les muscles raidis, tétanisés. Mâchoires contractées, je fis un pas mais ne pus aller plus loin. Putain, mais qu'est-ce que... ?

Des pas me firent frémir et je tendis un bras encore valide vers ma ceinture. Je n'allais pas abandonner sans résister, quoi qu'il puisse arriver. Les trois GEN mort n'étaient pas seuls, je le savais.

- Bonsoir, Luna.

La silhouette qui s'encadra dans ce qui restait de baie vitrée m'arracha un rictus. Entouré de deux autres Soldats Noirs dépourvus d'émotion, Ismaël Sallah, ancien amant de Geb, le fils du directeur, me rendit mon regard, amusé. 

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