Chapitre 33


Trois ans et demi plus tôt – Lisbonne, Espagne

La grosse Audi se gara le long du trottoir juste devant moi et la vitre descendit sous une pluie battante. Le visage de monsieur Tom s'encadra dans mon champ de vision et je m'adossai à la voiture. Cachée sous un parapluie, une capuche de k-way rabattue en plus sur le visage, j'étais sûre de ne pas être vue.

Six semaines avaient passé depuis la mission à la résidence du sénateur Reilly. Relayée par les journaux, l'affaire n'avait pas intéressé grand-monde et on avait rapidement conclu à un incendie accidentel avec pour origine les cuisines de la bâtisse. Le sénateur était mort – on avait retrouvé son corps carbonisé à l'étage – de même que les agents chargés de sa protection, eux aussi impossibles à identifier formellement à cause du peu qu'il restait d'eux. Le passage des flammes avait détruit la moindre parcelle d'ADN, mais après tout, qui d'autre que Gabin Reilly aurait pu se trouver dans sa propre maison ?

Les autorités étaient d'une bêtise, parfois... Cela dit, je leur devais une partie de mon salut, car si le moindre doute concernant l'identité du sénateur avait filtré, Marx se serait tourné vers moi pour me demander des comptes. J'avais eu un énorme coup de chance : s'ajoutant à l'absence de matière génétique à analyser sur les corps, la taille du roux qui correspondait à celle de Reilly jouait en ma faveur.

- Mademoiselle, m'apostropha le chauffeur particulier dans mon dos. Connaitrais-je votre nom, aujourd'hui ?

- Pas plus que les jours précédents, répliquai-je. Nous ne sommes pas ici pour devenir bons amis.

L'avantage de cette météo déplorable était que les passants se faisaient rares malgré la proximité d'une célèbre pâtisserie de Lisbonne : le Pasteis de Belém. On y dégustait, à ce que je savais, une sorte de petit flan tiède qui attirait beaucoup les touristes, mais je n'y avais jamais mis les pieds. Tout en fouillant dans ma veste, je détaillai la devanture de l'endroit dont les tendues bleues avaient été enroulées pour ne pas se gorger de pluie, puis reportai mon attention sur monsieur Tom.

- Votre paiement, indiquai-je en lui glissant une enveloppe marron. La liste est dedans.

L'épais renflement de l'enveloppe parut satisfaire l'homme que je regardais en diagonale. Il sourit et la fit disparaître dans la boite à gants.

- Les informations sont toujours plus précieuses que l'argent, commenta-t-il, mais cette course à l'étranger valait financièrement le détour. Je tiens tout de même à vous préciser que je n'ai pas pour habitude de transporter des marchandises si loin, ni de veiller sur elles comme une nounou.

Je ricanai ouvertement, narquoise.

- Etant donné ce que je vous paye, je ne crois pas que vous ayez à vous plaindre. Vous pourriez même prendre goût aux trajets à l'étranger.

- Ne vous avancez tout de même pas trop. Bien, c'est ici que nos routes se séparent, mademoiselle. Je fus ravi de traiter avec vous et je pense que nous nous reverrons.

Monsieur Tom amorça un mouvement pour remonter la vitre de la voiture mais je plaçai ma main sur le rebord avec nonchalance.

- Je n'avais pas terminé, indiquai-je. A propos de la liste que je viens de vous fournir...

- Oui ?

- A votre place, je l'utiliserais comme bon me semble tout en veillant à ce que rien ne permette à qui que ce soit de remonter jusqu'à la personne qui vous l'a procurée. Simple conseil, bien évidemment.

- Que je suivrais avec soin, dit posément monsieur Tom. Vous autres, Améliorés, n'êtes pas réputés pour votre clémence quand quelque chose ne vous convient pas.

Je haussai les épaules et m'écartai de l'Audi alors que la pluie forcissait :

- C'est vous qui avez choisi de faire de notre existence votre business. Si vous voulez une vie tranquille, faites taxi à Paris et ne fourrez pas votre nez partout.

- Ce serait beaucoup moins lucratif et bien peu amusant. Bonne fin de journée, mademoiselle.

Sur ce, le moteur rugit et la voiture rutilante disparut à l'angle de la rue. Abritée sous mon parapluie, je m'empressai de traverser la rue jusqu'à la pâtisserie et y pénétrai.

L'endroit était animé et les tables libres peu nombreuses. Le mauvais temps avait rabattu les promeneurs ici pour se sécher autour d'un café. Près du comptoir, je fis la queue pour commander une assiette de petits flans tièdes et pivotai vers la salle pour la détailler. Entendons-nous bien, je n'avais pas fait tout ce chemin uniquement pour la gourmandise.

Le carrelage bleu et blanc sur les murs ainsi que les petites tables carrées agrémentées de quatre chaises faisaient le charme de l'espace dégustation de la pâtisserie, et de grosses lampes jaunes au plafond réchauffaient l'ambiance. Je repérais rapidement une silhouette seule au fond et, mon assiette à la main, avançai vers elle pour m'asseoir sans demander la permission sur la chaise d'en face.

- Bonjour, sénateur.

Gabin Reilly ne sursauta pas – il m'avait vue arriver – mais son visage se crispa. Il me salua d'un hochement de tête sec sans desserrer les dents. Je notai ses traits creusés, sa posture légèrement repliée en avant comme pour protéger un abdomen encore douloureux et la perte visible de plusieurs kilos. Le sénateur n'était, pour faire court, pas au meilleur de sa forme.

- Comment allez-vous ? interrogeai-je comme si je n'avais pas remarqué son attitude fermée.

- Mieux, lâcha-t-il. Les hôpitaux ne sont pas mauvais, même si je ne comprends pas un traître mot de ce que racontent les médecins.

- Heureuse de l'entendre, sénateur.

Reilly redressa quelque peu les épaules et tenta de me regarder dans les yeux, ce qu'il ne réussit pas à faire. Il opta pour une autre stratégie consistant à fixer le lobe de mon oreille. Il suait à grosses gouttes et empestait la peur.

- Votre ami avait dit que vous reviendriez me chercher, dit-il faiblement.

- Ce n'est pas mon ami, seulement une connaissance qui rend des services chers payés. Auriez-vous préféré que je vous laisse moisir au Portugal sans donner suite à ce qui s'est passé chez vous ?

- Non... Non, mais je ne comprends pas, mademoiselle Deveille. Pourquoi suis-je encore vivant ?

Je me débarrassai de mon imperméable trempé et entamai un flan d'un coup de cuillère. Reilly saisit l'ordre implicite et but une gorgée de café en le faisant couler le long de son menton sous l'effet de l'angoisse. Si nous ne voulions pas avoir l'air suspect, il fallait donner le change en apparence. La pâtisserie– qui, entre nous, ressemblait plus à une espèce de tartelette garnie d'une crème à la texture de flan – était servie tiède avec de la cannelle et du sucre glace. Ce genre de plat aurait plu à Allan, mais puisqu'il ne savait toujours pas que j'avais épargné Reilly, je n'avais pas eu de raison de l'emmener avec moi à Lisbonne.

- Que savez-vous de toute cette histoire ? demandai-je au sénateur en avalant une bouchée. Vous avez été approché par les Revenants, et puis quoi ? C'est tout ?

- Vous êtes des tueurs, cracha Reilly. Ça me suffit largement et n'explique pas le jeu auquel vous jouez avec moi.

- Je pense que, quelles que soient les raisons que je vous donnerai, vous ne me croirez pas.

- Essayez toujours.

L'homme serra sa cuillère à s'en faire blanchir les jointures et se mit à touiller frénétiquement sa boisson.

- Je ne suis pas loyale à Ulrich Marx, exposai-je à voix basse. Il détient un pouvoir trop grand sur moi et mes proches pour que je puisse me permettre de le trahir, mais je fais ce que je peux pour m'opposer à ses plans.

- Que voulez-vous dire ? Il veut le règne des mutants et ça ne vous convient pas ? Vous êtes tous des tueurs, je le sais, répéta Reilly.

- Oh, ironisai-je, vous le savez. Quelle chance que d'avoir ainsi accès à la vérité... Vous connaissez donc aussi le rôle des humains dans l'histoire ?

- Non, lâcha l'autre, buté.

J'abandonnai mes flans et reculai légèrement ma chaise, le regard braqué sur Reilly. Il émanait de lui une colère frôlant la haine. L'attaque vécue à sa résidence l'avait secoué.

- Je ne nie pas la responsabilité des GEN et ne cherche pas à justifier nos agissements, sénateur. Mais ce sont les humains qui nous ont créés et ils ne sont pas non plus étrangers à la situation.

- Que voulez-vous dire ?

- Oui, les GEN ont des rêves de domination et de destruction, et, oui, ce sont eux qui désirent la guerre. Mais les humains dans tout cela ? Vous croyez sincèrement qu'ils n'ont fait que subir les évènements avec une auréole au-dessus de la tête ? Il y a deux camps à blâmer.

Gabin Reilly eut un rire amer et secoua la tête, montrant qu'il n'était pas prêt à accepter mes arguments. Je ne me laissai pas démonter, impassible :

- Les humains nous ont créés, sénateur, ce sont eux qui ont rendu possible l'existence de mutants par le biais d'expériences hasardeuses durant la Guerre Froide, et encore eux qui ont décidé qu'une telle espèce était contre nature et devait finalement être éradiquée. Après avoir ordonné, sans succès, la fermeture des Laboratoires Bollart, ils ont envoyé des forces armées pour tenter de faire disparaître leur erreur et les GEN avec elle.

- Ils ont fait ça ? articula lentement Reilly.

- Les dirigeants de l'époque, oui, confirmai-je. La soif de pouvoir des GEN est intimement liée à leur nature profonde, mais la volonté d'asservir les Hommes est venue de la haine face à ces agissements. Alimentée par la folie de certains et l'ambition d'autres, elle a fait s'envenimer les choses, jusqu'à aujourd'hui.

Sonné, mon interlocuteur se massa le ventre sans rien dire. Il crispait les mâchoires à intervalles réguliers, perdu dans ses réflexions.

- Pour répondre à votre question, repris-je, l'idée du règne des mutants ne me convient pas parce que je ne vois pas d'avenir possible dans ces conditions, pour les miens comme pour les vôtres. Si je m'oppose à Marx, c'est avant tout parce qu'il a détruit ma vie. Il m'a tout pris, sénateur. Il paiera pour cela et c'est moi qui le tuerai.

- D'accord, dit Reilly d'une voir faible.

J'engloutis un nouveau flan et m'accoudai à la table. Le sénateur maîtrisait mal ses tremblements, se demandant sans doute qu'elle serait la suite que je lui réservais.

- Et maintenant ? osa-t-il questionner. A quoi est-ce que je suis censé vous servir ?

- Maintenant, vous disparaissez. Je vous ai sauvé sur un coup de tête qui aurait pu nous coûter cher à tous les deux, mais puisque ça a marché, autant en profiter. Gabin Reilly est mort, dans tous les sens du terme, vous ne pouvez pas vous permettre de changer de nom et de revenir tranquillement vous installer à la campagne. Vos ennemis sont trop puissants.

- Je dois partir, alors ? Mais où ? Et pour faire quoi ?

- Ce que vous voudrez et où vous voudrez, mais pas en France.

Je sortis de ma poche une enveloppe semblable à celle que j'avais donné à monsieur Tom et la tendis à Reilly. Il la décacheta avec précaution.

- Une carte d'identité portugaise et un passeport, annonçai-je, ainsi qu'un billet d'avion pour le Canada, partie francophone. Il y a suffisamment de liquide pour vous permettre de démarrer une autre vie ou de changer de pays. Vous trouverez aussi des documents concernant votre compte en banque. Je l'ai ouvert pour vous.

- Je... Merci. Mais...Et ma famille ?

- Quelle famille ? Rocco Machado est célibataire, sans enfants, et ses parents sont décédés il y a deux ans.

- Ma famille en France, protesta Reilly.

- Vous êtes morts, répétai-je, et vous ne devrez donc pas essayer de la contacter. Sinon, autant me laisser finir le travail, cela m'évitera des ennuis.

D'un geste trop rapide pour lui, je dégainai mon arme et la plaquai contre le genou de l'homme qui vira au vert. Au-dessus de la table, il ne m'avait pas vue bouger.

- Entendu, bafouilla-t-il.

- Je vous avertis, Reilly, si j'apprends que vous avez téléphoné à une connaissance ou que vous êtes revenu sur le sol français, je vous retrouve et je vous envoie définitivement entre quatre planches. Avec un peu de chance, vous pourrez revenir un jour, mais en attendant, refaites votre vie, mariez-vous et trouvez un travail. De préférence bien payé.

Sur ces paroles, je me levai et quittai la table d'une démarche fluide pour ne plus me retourner. Un jour, peut-être que le cours des évènements dépendrait de Gabin Reilly.

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