Chapitre 31


Éric Hubert, honorable président français qui s'accrochait tant bien que mal à son mandat pour tenter de maintenir la barque à flot depuis le début de la menace GEN, n'était pas venu seul. Il était accompagné d'agents de sécurité en costume noir et à l'expression austère que je détaillais en avançant vers eux, suivie de Niels. A distance suffisante d'eux pour ne pas être entendue, je jetai un coup d'œil au chef Revenant :

- Je croyais que la réunion n'avait lieu que cette après-midi. Qu'est-ce qu'on fait, là ?

- Etant donné que vous devez partir rapidement, commandante, j'ai pensé que vous seriez satisfaite de pouvoir parler au président en avance. Je réglerai les derniers points avec les lieutenants Maturet ainsi que Castel, mais il me semble que vous m'avez demandé de vous laisser agir, non ?

J'eus un hochement de tête approbateur. Finalement, Albert Niels et moi n'étions peut-être pas condamnés à nous tirer éternellement dans les pattes.

Derrière nous, la foule se dispersait pour retourner à ses activités quotidiennes. Pour ma part, dès cet entretien terminé, j'avais une mission à mener rapidement.

La seconde berline ouvrit ses portes au moment où j'arrivais à la hauteur d'Hubert qui me tendit une main ferme et sèche. Un homme et une femme – de toute évidence, des politiques – en descendirent et nous rejoignirent en lissant leurs vêtements. Un dernier garde du corps massif réussit à s'extraire de l'habitacle pour encadrer tout ce petit monde.

- Commandante Deveille, me salua le président d'une voix claire. Monsieur Niels. Dois-je vous appeler Général ?

La diction rapide d'Éric Hubert trahissait une angoisse bien dissimulée par son assurance de façade. Je percevais ses battements de cœur plus rapides que la normale, mais sans cela, j'aurai pu le croire parfaitement à l'aise dans cette situation.

- Comme il vous plaira, répondit Niels d'un ton aimable en tendant à son tour la main. Vous avez fait bonne route ?

- Tout s'est bien passé, oui. Je vais faire les présentations, voulez-vous ?

Les traits taillés à la serpe d'Hubert se détendirent et il pivota sur le côté pour désigner ses collaborateurs. Je notai qu'il évitait de me regarder trop longtemps.

- Voici Alexander Van Euen, mon Premier Ministre, indiqua-t-il, et Marissa Kadi, ministre de la Défense et des Armées.

Van Euen était un individu de haute taille, le corps sec et nerveux, et il me parut aussitôt antipathique. Son front luisait de sueur sous ses rares cheveux et il me lança un regard à cheval entre la panique et la haine. Je l'identifiais instantanément comme le genre de type enclin à craindre tout ce qu'il ne comprenait pas et à masquer sa peur par l'agressivité. Mon instinct ne me trompa pas puisqu'il ouvrit une bouche pincée barrée d'un rictus :

- Commandante Deveille. Le président m'a beaucoup parlé de vous et de vos allégeances changeantes. Vous n'avez rejoint le camp des gentils que très récemment, si je ne m'abuse ?

- Je ne fais allégeance à personne, monsieur, répliquai-je tranquillement. Hormis à moi-même. Si vous résumez la situation par une histoire de gentils et de méchants, vous n'avez pas compris grand-chose au problème.

Je me tournai vers la ministre de la Défense comme s'il ne m'intéressait pas et entendis son reniflement outré.

- Enchantée, affirma la femme avec chaleur. Je rencontre enfin le célèbre Ange Noir.

Marissa Kadi portait un tailleur pantalon rouge vif qui faisait ressortir sa peau cuivrée et sa chevelure sombre. C'était une très belle femme, mais pas seulement, et je savais reconnaitre l'un de mes congénères quand j'en voyais un. La ministre n'était pas entièrement GEN, mais j'aurais mis ma main à couper qu'elle était à demi-mutante, comme Niels ou Léo. Elle darda sur moi un regard qui ne dura qu'une fraction de seconde mais qui m'appris pourtant une chose : le président Hubert et son Premier Ministre n'en savaient rien. Je cillai imperceptiblement pour lui montrer que j'avais compris.

- Très bien, lança Niels, nous allons commencer par une visite des installations, monsieur le président.

- Vous venez à peine de terminer les funérailles de vos hommes, monsieur Niels, ne voulez-vous pas attendre un peu ? interrogea Hubert.

Van Euen fronça les sourcils, apparemment peu enthousiaste à l'idée de rester plus que nécessaire à la base. Heureusement, Niels secoua négativement la tête et invita le groupe à se mettre en branle.

Pendant les quinze minutes qui suivirent, je ne prononçai pas un mot et me contentai d'être l'ombre de Niels qui faisait visiter l'extérieur du quartier général avec fierté. Mon attitude ne fit qu'accroitre la nervosité du Premier Ministre qui s'arrangeait toujours pour se trouver le plus loin possible de moi. Nous dépassâmes le premier hangar, puis le second, avant que le président ne se mette à parler de l'entrainement reçu par nos soldats. Les gardes du corps, imperturbables, demeuraient en retrait. Je repris part à la conversation lorsque Niels entreprit de décrire nos effectifs à Hubert.

- Trois milles hommes ? s'étonna le président, la bouche pendante. Pas plus ?

- Navré de vous décevoir, répliqua posément Niels, mais recruter des volontaires dans une lutte contre des mutants quasi immortels n'est pas chose aisée. A une certaine période, nos membres avaient de plus une fâcheuse tendance à se faire tuer à tous bouts de champ.

- Lorsque la commandante Deveille entrainait l'Armée Noire, par exemple ? siffla le Premier Ministre.

Je jetai à ce dernier le même regard que j'aurais pu adresser à une saleté collée à ma semelle et il se figea, blême. Je n'allais pas lui faire l'honneur de me lancer dans une dispute stérile et ridicule sur mon rôle dans l'histoire.

- Vous comprenez désormais quelle est notre situation, monsieur le président, reprit Albert Niels en agitant le bras pour balayer son quartier général.

- En effet, assura Hubert. Très bien, Niels, qu'est-ce que vous vous voulez ?

- Et vous ?

Mon intervention surprit Niels qui se reprit très vite comme si cela faisait partie d'un plan conjoint. Marissa Kadi fronça le nez sans comprendre et Hubert l'imita.

- J'ai bien peur de ne pas vous suivre, agent Deveille.

- C'est pourtant clair, lâchai-je d'un ton tranquille, je vous retourne la question. Que voulez-vous ? Je ne pense pas que vous ayez fait tout ce chemin et perdu un temps précieux dans votre planning de président pour simplement entendre les doléances de monsieur Niels et vous plier à ses exigences. Le peuple qui vous a élu vous croit certainement apte à prendre des décisions en temps de crise, non ?

- Commandante, il s'agit de négocier...

- De négocier la survie des citoyens dont vous avez la charge ? grondai-je. De marchander pour en tirer profit ? Ou de faire ce qui s'impose parce que vous en avez le devoir ?

Nous nous dévisageâmes durement mais le président ne faisait pas le poids et il préféra concentrer son attention sur un Albert Niels qui faisait son possible pour avoir l'air naturel et parfaitement au courant de mes intentions.

Entre nous, je n'avais absolument pas mauvaise opinion d'un homme qui se battait depuis des années pour sauver son navire en train de couler, mais Éric Hubert était ce qu'il était, à savoir, le président humain et français élu par des humains français. Délibérément ou non, il aurait à cœur et pour priorité de défendre les intérêts de ces mêmes humains, et non ceux de GEN ou d'individus à moitié mutants. Il chercherait à s'engager le moins possible dans la guerre pour limiter ses pertes en cas d'échec.

- Commandante, protesta la ministre des Armées, vous ne...

- Laissez, Marissa, coupa posément Hubert. Je vais répondre à mademoiselle Deveille. Ce que je veux, c'est mettre un terme à la guerre avant qu'elle ne réduise le pays à un tas de cendre et ne se propage dans le reste de l'Europe. Il en va de la survie de l'espèce humaine, sans quoi je sais que le docteur Malcolm nous tuera tous.

- Vous vous trompez, le corrigeai-je pendant que Niels hochait la tête. Irina ne souhaite pas la mort des Hommes mais leur domination. Les GEN ne sont pas capables de reproduction naturelle, le sort que l'Institut réserve à vos semblables est donc différent.

- Parqués comme des animaux pour leur être utile, grinça Van Euen. Votre espèce de sauvages me dégoute, commandante.

- J'avais cru comprendre, m'amusai-je, mais je dois quand même vous rappeler que c'est votre espèce de sauvages à vous qui nous a créés.

Un petit silence nous enveloppa pendant lequel Hubert et ses ministres se contentèrent d'échanger des regards chargés de sous-entendus sans oser communiquer oralement. Pour finir, le président lissa son costume avec nervosité :

- J'aimerais parler à mes collaborateurs en privé, monsieur Niels. Mais avant, je voudrais m'entretenir avec la commandante Deveille un instant.

Le chef Revenant fit signe à Marissa et Van Euen et ils s'éloignèrent rapidement, suivis des gardes du corps. Seul l'un d'entre eux resta, mais assez loin pour ne rien entendre de la discussion. Demeurée face à Hubert, je croisai les bras sur ma veste marquée du poing fermé et fixai le président sans ciller.

- Marchons, commandante. Je me sentirais mieux si vous cessez de m'observer comme un chat devant une souris.

Je réprimai un rire et m'adaptai à l'allure de l'humain qui avança lentement, les mains dans le dos dans une attitude qui n'était pas sans me rappeler Ulrich Marx. Que pouvait-il avoir à me dire ?

- Vous êtes de ceux que l'on préfère avoir comme ami que comme ennemi, commandante, commença doucement Hubert. Je suis heureux que nous soyons désormais dans le même camp.

- Nous l'avons toujours été, mais vous n'en saviez rien. J'ai passé près de quatre ans à faire semblant de soutenir la cause GEN en attendant le bon moment pour frapper dans le dos de Marx.

- Vous devriez vous reconvertir dans le cinéma, si la guerre se termine bien. J'ai le souvenir d'un diner où vous m'avez fichu la peur de ma vie. Je n'aurais jamais cru, à l'époque, que vous étiez une alliée potentielle.

Je me souvenais parfaitement de ma rencontre avec le président et Marx, à Paris, aussi hochai-je la tête. Entre cet évènement et le reste de mes agissements aux côtés de l'Armée Noire, Hubert avait eu de quoi douter.

- L'armée française se joindra à vous, laissa-t-il finalement tomber. Je donnerai mes ordres sitôt la réunion de cette après-midi terminée. Les premiers militaires seront ici demain.

- Pourquoi pas tout de suite ? demandai-je. Et pourquoi me le dire à moi plutôt qu'à Niels ? C'est lui le patron, ici.

Hubert s'arrêta et parvint à me regarder en face une poignée de secondes.

- J'attends de voir si les arguments des autres Revenants sauront convaincre ce cher Alexander. Il voit toujours le mal partout, c'est vrai, mais on ne peut pas lui reprocher sa prudence en ces temps de crise.

- Certes, mais sa haine visible envers les GEN vous nuira. Si, comme vous dites, la guerre se termine bien, une personne comme lui au gouvernement n'aidera pas à une bonne cohabitation des espèces. A votre place, je miserais davantage sur madame Kadi.

Le président pivota sur lui-même, pensif, afin de détailler l'environnement. Aussi immobile qu'un arbre, j'attendis qu'il se décide. Ce n'était pas que je m'impatientais, mais j'avais une mission sur le feu, moi...

- Marissa fait preuve d'une ouverture d'esprit remarquable à votre sujet, admit-il. Je m'en étonne parfois.

Tenant compte du fait que la ministre était une demi-GEN, ce n'était pas surprenant du tout, mais je gardai l'information pour moi.

- Trèves de bavardages, reprit brusquement Hubert, je voulais justement vous parler de l'avenir, Luna.

Luna ? On avait gardé les cochons ensemble ou quoi ?

- Je suis toutes ouïes.

Le président Hubert se racla la gorge et se balança sur ses talons.

- En tant que dirigeant de ce pays, et dans l'éventualité où nous remporterions cette guerre pendant l'exercice de mon pouvoir, je me dois d'envisager la suite et de réfléchir aux possibilités et aux contraintes que nous aurons alors. Je travaille actuellement sur la constitution d'une sorte de conseil composé de personnes d'importance dans les différentes parties, et ceci afin de prendre les meilleures décisions ensuite. Pour nous tous, bien entendu.

- Les meilleures décisions ? répétai-je d'un ton neutre.

- Oui, confirma l'humain au visage anguleux. La présence officielle d'Améliorés sur notre territoire et parmi nous sera une chose délicate à gérer sans quelques mesures.

Là, je le voyais venir avec ses gros sabots, et je sentais que cela n'allait pas me plaire. Je pinçai la bouche en un pli mécontent histoire de bien le montrer à Hubert.

- Gérer ! jetai-je sèchement. Et de quelle manière comptez-vous le faire, monsieur le président ? Vous avez probablement déjà établi un certain nombre de plans.

- Rien n'est encore décidé, tempéra l'autre, et c'est pourquoi j'aimerais que vous fassiez partie de ce conseil. En tant que commandante et symbole de la rébellion, vous êtes la mieux placée pour que les Améliorés vous suivent.

- Ne me prenez pas pour une imbécile en éludant la question. A quoi pensez-vous, Hubert ? Un contrôle de nos déplacements sur le territoire et hors des frontières ? L'interdiction d'obtenir des papiers ? Un fichage de chacun des individus possédants la moindre goutte de sang GEN ?

Éric Hubert s'efforça de ne rien montrer de ses émotions mais il suait à grosses gouttes sous sa veste de costume et au niveau du front. Il fit un pas en arrière, suffoqué et je remballai quelque peu mon charisme. A quoi m'étais-je attendu, de toute manière ? Les humains avaient peur de tout ce qu'ils ne pouvaient pas comprendre ou contrôler, avec une fâcheuse tendance à le détruire s'ils n'y parvenaient pas. Ce n'était pas nouveau et les GEN fonctionnaient de la même façon.

Je me détournai d'Hubert, agacée.

- Dois-je en déduire que vous refusez ma proposition d'intégrer le conseil ? interrogea le président d'une toute petite voix.

- Oh, non, répliquai-je froidement. Je l'accepte avec joie. A bientôt, monsieur le président.

J'adressai un sourire carnassier à Hubert qui se liquéfia sur place et m'éloignai sans rien ajouter.

Si le gouvernement m'ajoutait à ce fichu conseil, il ne pourrait pas faire subir n'importe quoi aux GEN. Hubert venait de se mettre lui-même un bâton dans les roues.     

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