Chapitre 29


Le couloir menant à la morgue était bondé lorsque je débouchai hors de la cage d'escalier. Les ascenseurs n'avaient toujours pas été remis en service : la priorité était à la sécurité et au doublage des patrouilles de surveillance. Des grappes de Revenants s'entassaient là, chuchotant à voix basse, sanglotant pour certains. Je me glissai entre eux et la plupart s'écartèrent en me reconnaissant avant de m'adresser un signe de tête mesuré. J'avais l'habitude ces marques de respect mêlées de crainte même si je n'en tirais aucun plaisir.

Amanda était adossée au mur, l'un de ses fils dans les bras et je la reconnus immédiatement à sa chevelure frisée. Martial, près d'elle, tenait le second bébé, mais je fus étonnée de trouver Nathan avec eux. Vêtu d'un t-shirt froissé, les yeux enfoncés dans les orbites et cernés, mon frère se dandinait d'un pied sur l'autre comme s'il ne savait pas lui-même ce qu'il faisait ici.

- Salut, fis-je à voix basse. Ça va, Amy ?

- Oui, tout va bien. Et toi ? Niels ?

- Plus tard, éludai-je. Gaspard est là-dedans ? Vous avez pu voir Léo ?

- Il refuse de le quitter, murmura Martial d'une voix triste. Moi, je n'en pouvais plus de rester assis à le regarder.

Le Revenant aux yeux gris se racla la gorge pour masquer son émotion et se concentra sur le nourrisson qu'il berçait. Amanda avait perdu toute trace de fatigue et sourit d'un air comblé en observant la scène.

- Alors, ces prénoms ? m'enquis-je doucement.

- J'ai choisi, annonça-t-elle. Timothé, en l'honneur du grand-père de Tribal, et...

La jeune femme vint caler le petit qu'elle serrait contre elle sous mon nez, ravie :

- Léo.

- Léo ? répétai-je.

- Gaspard et Martial sont d'accord. Je trouve que c'est une belle façon de ne pas l'oublier, non ?

Je consultai Martial du regard et vis celui-ci essuyer une larme à la fois peinée et joyeuse.

- C'est parfait, assurai-je. Par contre, il faudra que tu me dises comment les différencier, en dehors de leur couleur de pyjama.

- C'est facile, s'amusa mon amie. Léo a une petite fossette, tu la vois ?

Je me penchai sur le nourrisson pour lui faire plaisir et dus admettre qu'effectivement, un petit pli au menton le distinguait de Timothé. Je ris lorsqu'Amanda déposa un baiser sur le front du petit Léo en lui roucoulant de sourire à « tatie Lulu ». Même dans la douleur du deuil qui enveloppait la Fourmilière, ces deux enfants avaient le droit d'être entourés de personnes heureuses de leur naissance.

Je me tournai vers Nathan qui n'avait pas décoché un mot :

- Tout va bien ? demandai-je. Ça fait longtemps que tu attends ici ?

- Je... Je ne sais plus. Le soldat Adam m'a dit de rester dans le couloir pendant qu'il allait...voir son équipier.

Nathan déglutit, tout pâle. Je songeais qu'il avait atteint son quota de nouveautés et de chocs, mais d'un autre côté, se rendre compte que d'autres que lui souffraient et vivaient des heures sombres pouvait l'aider à se sentir moins seul et à se reprendre. Pour ma part, je cherchai quelque chose de gentil à dire, un peu embarrassée parce que je n'avais pas envie de m'encombrer de lui alors que j'allais rejoindre Gaspard.

- Tu as dormi ? lâchai-je finalement. Ou mangé un morceau ?

- Euh...

Nathan porta subitement la main à son abdomen comme s'il prenait conscience d'une faim dévorante. Un pli se forma entre ses sourcils :

- Pas depuis hier soir, non. Je... je ne savais pas quoi faire, personne ne m'a dit où aller.

- Viens avec moi, intervint alors Amanda qui posa une main sur mon bras. Qu'est-ce que tu en dis, Luna ? J'ai obtenu des quartiers privés avec Brittany qui s'occupera du suivi médical des garçons, mais j'ai besoin d'aide pour m'installer. Après, on se fera une petite pause au réfectoire, d'accord ? De toute façon, les petits ont besoin de calme pour faire la sieste.

Je rencontrai les prunelles sombres de la GEN avec reconnaissance.

- Très bonne idée, confirmai-je. Nathan, je te retrouve plus tard, okay ?

- Oui, opina ce dernier.

Amanda récupéra Timothé qui somnolait contre Martial, sourit doucement au Revenant puis tourna les talons. Nathan s'éloigna sans demander son reste derrière la jeune mère qui engagea aussitôt la conversation. Demeurée seule avec Martial, j'en vins à me demander pourquoi j'avais tant de mal à être naturelle et à parler à Nathan. Sauf qu'en réalité, j'avais déjà la réponse.

- Je ne l'aime pas.

Je prononçai cette phrase abruptement, comme un constat plutôt que comme une réplique nécessitant une réponse. Le Revenant s'adossa au mur, circonspect.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Mon frère... Je n'éprouve rien pour lui. Juste un sentiment de responsabilité mais pas d'amour ou d'amitié, rien de ce que je ressens pour Amanda, Gaspard ou toi.

- Et ça t'étonne ?

La réaction de Martial me fit grimacer. Entendait-il par-là que je n'étais pas capable d'aimer qui que ce fut ? Pourtant, ce fut avec un sourire rassurant qu'il s'expliqua :

- Marx et son sérum ont effacé la carte mémoire de l'ancienne Luna Deveille et tout ce qui constituait sa vie d'humaine a disparu. Nathan n'est encore qu'un inconnu pour Luna la GEN, alors je ne vois rien d'anormal à ça. Tu te sens lié à lui et à tes parents par le serment que tu as fait de ne pas devenir l'instrument de l'Institut et par le fait qu'ils font partie de ta famille, mais l'affection s'en est allée avec tes souvenirs.

- Tu dois avoir raison.

- J'ai raison, appuya le Revenant. Ne te monte pas la tête avec ça, Luna. Si on survit à la guerre, tu auras la possibilité d'apprendre à le connaître.

Je décidai de m'en remettre à son jugement et le remerciai d'un sourire. Quoi qu'il en fût réellement, je n'avais dans l'immédiat pas le temps matériel d'améliorer mes relations avec Nathan car celui qui nous séparait de l'affrontement avec l'Armée Noire se réduisait. Je me dirigeai donc vers la porte de la morgue sans que Martial ne daigne bouger.

- Je vais rester un peu seul, si ça ne te dérange pas. J'ai passé un grand moment là-dedans avec Gaspard mais je finis par étouffer.

- Fais comme tu veux. Va souffler dehors, si ça te fait du bien.

Le Revenant agita la main pour me dire d'y aller sans se préoccuper de lui, ce que je fis.

La morgue était une pièce toute en longueur, carrelée de haut en bas et aux murs garnis de caissons réfrigérés. Il y faisait frais, presque froid. On avait apporté toutes les tables possibles suffisamment longues pour y faire reposer un corps pendant que les proches du mort se recueillaient et il fallait slalomer entre elles pour avancer. Je me hissai sur la pointe des pieds pour contourner une femme en tenue de soldat qui sanglotait, le nez ruisselant, devant la dépouille de Lucinda Bilanga. Brittany, l'infirmière remise de sa propre intoxication, lui tapotait le dos et je lui adressai un signe de tête sans pour autant aller lui parler. Lui parler pour dire quoi, de toute façon ? Rien ne ramènerait les morts.

Plus loin, le soldat Aurélien Adam contemplait fixement le visage de l'un de ses équipiers patrouilleurs, un demi-GEN comme Léo. Il avait l'air ailleurs, sonné en dépit de la présence de Nacera à son côté. Je les avais vu bien s'entendre à l'entrainement mais la manière dont la GEN entourait les épaules du soldat était assurément intime. La jeune femme me vit et un simple échange de regard m'informa qu'elle était aussi en colère que moi contre le responsable de l'attaque. Puis, son expression s'adoucit et elle me désigna sans un mot Gaspard, à une table en plein milieu de la morgue. Je tirai une chaise libre et me rapprochai de mon équipier.

- Salut.

Je m'assis en coinçant une jambe sous mes fesses. Gaspard se tenait penché en avant, les mains en coupe sous le menton. Il renifla un bon coup en se redressant.

- Salut. Bien passé avec Niels ? Tu l'as dévoré tout cru ?

- Saignant avec une sauce au vin, corrigeai-je. Je ne suis pas fan des tartares.

Le jeune homme eut un ricanement bref puis se reconcentra sur le corps de Léo. Un rictus désabusé envahit ses traits et il secoua la tête avec désolation.

- La vie est injuste, parfois, hein ? Quand je suis arrivé chez les Revenants, Léo était mon supérieur et il disait que de nous deux, je serais le premier à mourir. Il trouvait que j'étais un jeune con impertinent, suicidaire et imbu de sa personne. Pas si loin de la vérité, d'ailleurs...

- Tu ne m'as jamais parlé des raisons qui t'ont conduit ici, notai-je.

Gaspard eut un haussement d'épaules et lissa soigneusement le drap qui couvrait Léo jusqu'aux épaules. Les cheveux bruns méchés de gris du demi-GEN encadraient son visage et il semblait dormir, si l'on faisait fi de la couleur un peu étrange de sa peau.

- Je préfère souvent les garder pour moi parce que ressasser le passé ne fait pas avancer. Léo savait, Martial aussi, mais je ne l'ai jamais raconté à Lynx, par exemple.

- Le passé est un poison, lâchai-je. S'il ne te fait pas avancer, il te ronge.

- C'est toi qui dit ça ?

L'ironie du ton du Revenant ne m'échappa pas. D'accord, j'étais carrément nulle quand il s'agissait de confidences parce que mon cerveau était fait pour intérioriser et classer les informations de manière pragmatique. Je n'avais pas à m'épancher sur mes problèmes et ne faisais pas confiance à grand-monde pour cela. Gaspard n'insista cependant pas et choisit de continuer :

- J'ai atterri chez les Revenants à cause de ma sœur. Elle avait sept ans de plus que moi et s'appelait Natacha. Comme mon père avant elle, elle avait voulu devenir flic. Il était très fier d'elle quand elle a obtenu une mutation dans la police criminelle à Paris.

Je gardai le silence sans quitter Gaspard des yeux. Je ne voulais en rien l'interrompre alors qu'il s'ouvrait un peu sur sa vie. Deux mois de combats côte-à-côte avaient créé une proximité aussi bien intellectuelle que physique entre nous, mais chacun avait encore des secrets – quoique Gaspard fut sans doute la personne pour qui j'en avais le moins puisque j'avais tu un certain nombre de choses à Samuel dont Gaspard était au courant bien avant notre dispute.

- Il y a environ onze ans, une femme a été retrouvée morte dans sa villa parisienne, son nom va te dire quelque chose. C'était Géraldine de Quiberlin.

- Ça me parle, confirmai-je en fouillant mes souvenirs.

Géraldine de Quiberlin, fondatrice d'une grande marque de cosmétiques hors de prix, était morte pendant ma vie d'humaine mais j'avais étudié son cas alors que j'étais engagée dans la mission concernant Paul Duquesne avec Allan. Cette femme, à la recherche d'une fontaine de jouvence pour garder sa jeunesse et sa beauté, accro à la chirurgie esthétique, avait fait partie des financeurs secrets de l'Institut des années durant. En lui secouant sous le nez la promesse du sérum comme celle d'un élixir de longue vie, Ulrich Marx avait acquis le soutien de Géraldine. Ensuite, de Quiberlin avant dérapé en revendant des informations sur l'Institut au plus offrant en échange d'un traitement expérimental sur les rides, à l'étranger. Elle n'avait pas assez de connaissances pour nuire à Marx mais ce dernier n'avait pas toléré la déloyauté et elle était morte. Proprement, discrètement, mais indéniablement assassinée.

- L'équipe de Natacha a travaillé sur l'enquête et a conclu à un suicide, poursuivit Gaspard, mais ma sœur n'était pas convaincue. Elle trouvait qu'il y avait des choses étranges sur les lieux du crime, des incohérences dans les indices.

- Je ne sais pas qui s'est chargé du boulot, mais ça devait être drôlement mal fait pour qu'elle remarque quelque chose.

- Ouais. En tout cas, Nat s'est mis en tête de comprendre la vérité et est devenue obsédée par l'affaire. Elle ne disait rien à mes parents, ou à moi, mais quelques semaines après avoir commence à fouiner, elle a annoncé avoir une piste sérieuse. Le lendemain elle se plantait à moto et ne se réveillait pas du coma.

Dernière nous, le soldat Adam quitta la morgue en sanglots après avoir remis son ami dans un caisson. Nacera le suivit, la porte claqua et Gaspard se massa les tempes.

- J'avais dix-huit ans, je venais d'avoir mon bac et je voulais entrer en fac de droit. Quand elle est morte, tout a volé en éclat. Mon père a perdu son job, est tombé en dépression. Ma mère a demandé le divorce et est partie s'installer à la montagne, isolée. Lui, il s'est relevé et a retrouvé un travail, mais ça a été long. Et moi, je n'arrivais pas à me sortir l'enquête de Natacha de la tête. Je pensais que son décès n'était pas accidentel.

- Laisse-moi deviner, Olbec, tu as repris ses recherches ?

- Exactement. J'ai tout fouillé, ses contacts, son ordinateur, j'ai passé des heures sur internet. C'est là que j'ai découvert l'existence des Améliorés. Il y avait peu de traces, à l'époque, l'Armée Noire n'était pas encore en action et les agents de l'Institut Bollart œuvraient dans l'ombre, mais quand même, tout collait avec les idées de Natacha. J'ai laissé tomber la fac pour me concentrer dessus, je voulais en savoir plus. J'ai songé à interroger ses anciens collègues pour comprendre, et là, j'ai failli y laisser la peau. La nouvelle équipière de Max, le type avec lequel elle faisait bossait avant sa mort, était une Améliorée. Je l'ai su à la seconde où je l'ai vue, Luna. C'était la première fois que je croisais quelqu'un comme ça.

Gaspard marqua une courte pause. Je voulais bien croire que sa première rencontre avec quelqu'un de mon espèce l'eut secoué. En général, les humains mettaient du temps à s'y habituer et certains ne s'y faisaient jamais.

- Je n'ai pas réfléchi, ajouta-t-il, j'ai trouvé l'adresse de cette femme, et je suis allé chez elle. Si le hasard n'avait pas voulu que Léo soit justement en mission pour s'occuper de son cas, je serais mort d'une balle en pleine tronche et on n'en aurait plus parlé. Il était avec d'autres gars, des Revenants et ils m'ont sauvé les miches. Léo m'a dit que j'étais tenu à l'œil depuis des jours et que mes recherches n'avaient rien eu de discret. Il m'a proposé rejoindre l'organisation, tant pour ma sécurité que pour travailler à détruire ceux qui avaient tué ma sœur. Je suis venu par désir de vengeance, pourtant il a fini par s'estomper. Je n'ai pas trouvé de preuves pour la mort de Natacha, mais je suis attaché à la cause. Ça fait dix ans, maintenant. Je ne peux pas tourner le dos aux gens qui ont besoin de nous.

Je jetai un œil autour de nous. La plupart des personnes venues se recueillir étaient parties. Ne sachant quoi dire à Gaspard, je me contentai de lui presser l'épaule en silence. Il avait l'air tellement malheureux face à son ami immobile...

- Et toi, Deveille, pourquoi tu es là ? interrogea soudain le Revenant. Qu'est-ce que tu fous encore ici alors que Niels a montré qu'il ne pouvait pas protéger ta famille et respecter son marché ? Alors qu'Allan est mort ?

- Je lutte contre le monstre à l'intérieur.

La réponse était sortie toute seule, incroyablement vraie. J'avalai ma salive et dégageai ma jambe de sous moi. A aucun moment je n'envisageai de ne pas me montrer honnête avec lui.

- Il me faut un but, dis-je, quelque chose à quoi occuper un esprit qui tend à aimer la violence et la mort, Gaspard. Des gens sur qui veiller, l'objectif de défoncer sa sale gueule à Irina, de faire cesser cette guerre. J'ai besoin de ça pour donner tort à Marx. Sinon, il gagne. Sinon, je deviens ce qu'il voulait faire de moi.

- Tu n'es pas un monstre.

- Si. Allan était la barrière entre moi et ma folie. Maintenant qu'il n'est plus là, je dois me raccrocher à autre chose. Je sens la haine qui me bouffe peu à peu, comme de l'acide.

Je détournai le regard. Victoire avait eu raison. Samuel aussi, en me reprochant de tuer pendant mes missions. Marx en aurait ri, s'il avait été là. Ce salopard.

- Tu n'es pas un monstre, répéta Gaspard en haussant le ton. Tu nous as, nous, Martial et moi. L'unité, Amanda ! Tu ne deviendras jamais l'un de ces Soldats sanguinaires. Tu n'es pas comme eux.

- On verra bien murmurai-je. Mais si je devais...changer... Gaspard, si je devais changer et ressembler aux créatures de l'Institut, jure-moi que...

- Je te jure surtout que ça n'arrivera pas, coupa le Revenant. Mais si ça peut te rassurer, alors oui, je te promets que même si personne n'a encore trouvé le moyen de se débarrasser de toi, je te tuerai.

Nous échangeâmes un long regard, plus profond que n'importe quelle conversation puis nous tournâmes de concert vers Léo. Epaule contre épaule, nous contemplâmes son visage paisible dans le silence de la morgue. Pour la première fois depuis la mort d'Allan, je me sentais moins seule.

Le calme avant la tempête, me direz-vous.  

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