Chapitre 28


La malchance avait voulu que Léo, après avoir été jeté dans le couloir par mes soins, aille s'échouer contre une grille de ventilation qui lui avait soufflé le gaz toxique en pleine face jusqu'à ce que les médecins arrivent. A ce moment-là, il était déjà trop tard et la réanimation avait échoué. Je n'avais pas sauvé mon ami, en dépit de ce que j'avais cru dans le feu de l'action. Vingt-sept morts dont dix-neuf humains. Les autres étaient des demi-GEN et seul l'un de mes semblables avait trouvé la mort : Pierre Greggor, toujours en quarantaine à cause de son échec au détecteur de mensonges et abandonné dans une zone close lorsque l'alarme avait sonné. Son agonie avait certainement été longue et douloureuse.

Albert Niels avait l'air de porter tout le poids du monde sur ses épaules. Après une nuit sans sommeil et une journée complète sur tous les fronts, le demi-GEN avait un teint cireux maladif et le dos voûté. Plus que la fatigue, je pensais que c'était la perspective d'un traître dans ses rangs qui le minait. Nous étions vulnérables, et il n'en étant que trop conscient. Assise à son bureau, je le regardais choisir une bouteille dans son buffet et en servir le contenu pour nous deux. Il ne devait pas avoir de verre digne de ce nom car j'héritais d'un mug jaune vif à l'effigie de Titi tandis qu'il versait son propre vin dans une tasse ébréchée. Il se laissa ensuite tomber sur sa chaise et leva les yeux sur moi. Pendant de longues secondes, nous nous jaugeâmes.

Les premières heures après l'attaque avaient été chargées pour moi aussi. Ayant arraché Gaspard qui hurlait comme un possédé à la dépouille de Léo, j'avais aidé à la fouille des premiers niveaux inférieurs avant d'y conduire les morts. La morgue n'avait probablement jamais contenu autant de corps, et il avait fallu placer plusieurs défunts dans un même caisson. Les Revenants avaient terminé la nuit dans des sacs de couchage à la belle étoile pendant que le système de sécurité était vérifié de fond en combles par Vince et Castel. Les jumelles Maturet, Stone et moi-même avions passé au peigne-fin les bouches d'aération et découvert vingt-deux bobonnes de gaz mortel provoquant une baisse de l'oxygénation du cerveau et une attaque directe du système nerveux. Elles étaient minuscules et avaient dû contenir une substance compressée mais non moins dangereuse. Un minuteur était collé sur chacune, signe que tout avait été prémédité avec soin. Le problème était qu'aucun indice sur le traître n'avait été trouvé et je sentais la rage bouillonner en moi. Il ne perdait rien pour attendre.

Nathan allait bien, Amanda se remettait tout comme Gaspard – sur le plan physique – mais le plus éprouvé était Lynx. Il avait repris connaissance pour se mettre à pleurer comme une madeleine et ne discontinuait pas depuis. Martial avait préféré se passer de sa compagnie et se joindre aux équipes chargées de remonter des fournitures de première nécessité à la surface. Niels avait autorisé une pause et conseillé aux proches des victimes de veiller leurs morts après le dîner. Un bref répit dans la fébrilité de la situation et avant les funérailles prévues au matin suivant.

- Alors, ce traître ? démarrai-je de but en blanc.

Niels agita vaguement la tête et but une gorgée de vin avant de grimacer avec désolation.

- J'y travaille, agent Deveille. Les dossiers de nos membres sont réétudiés et nous avons établi une liste de personnes à repasser au détecteur de mensonges. Nous n'avons aucune autre piste pour l'instant et votre rapport ainsi que celui de l'agent Matthews n'ont rien donné.

- Ne doutez-vous de personne en particulier ?

- De tout le monde, depuis quelques heures, mais ce n'est pas comme ça que nous avancerons, alors... Dites-moi, Deveille, pourquoi avez-vous demandé à me voir ? Sûrement pas pour le plaisir de ma compagnie.

Je rapprochai ma chaise du bureau et écartai ma tasse. Niels m'avait servi de la piquette qui ressemblait plus à du vinaigre qu'à autre chose. Je réfléchis une fraction de seconde à la manière de présenter les choses, car j'étais effectivement venue avec un objectif précis.

Agir. Agir vite avant qu'Irina ne déclenche l'affrontement direct avec les Revenants. Galvanisée par la perte de Léo et la colère, je refusais d'attendre encore.

- Allez-y, me devança Albert, dites que je suis un crétin imbu de sa personne et que j'aurais pu éviter ça. C'est ce que vous pensez, non ?

- Non, lâchai-je, prise de court.

- Vous me détestez. Je le vois dans vos yeux. C'est d'ailleurs la seule chose que je parviens à cerner chez vous.

Je balayai l'argument d'un revers de main et fixai Niels bien en face. A moi d'abattre la carte de l'honnêteté.

- Il ne s'agit pas de vous apprécier ou de vous haïr, Niels, expliquai-je, mais de vous faire confiance ou pas. Malheureusement pour vous, depuis deux mois, j'ai eu un certain nombre de raison de ne pas me fier à vous, vous en conviendrez. Vous vous servez de moi depuis le départ mais vous me considérez comme un danger public en plus de ne pas avoir su garder ma famille saine et sauve comme le stipulait notre arrangement.

Le Revenant entrouvrit les lèvres pour protester mais ne dit finalement rien. Il me laissa poursuivre en silence :

- Votre douce Madeleine murmure à votre oreille que je suis ne suis bonne qu'à être un symbole pour vos hommes mais que je reste dangereuse et retorse, mais il serait peut-être temps que vous vous fourriez dans le crâne que si j'avais voulu vous nuire, que si j'étais votre ennemie, je serais aujourd'hui à la tête de l'Armée en train de vous découper en rondelles. Vous avez voulu que je vous rejoigne, n'est-ce pas ? Assumez, maintenant.

- Madeleine pense que quatre ans à l'Institut vous ont pervertie et que vous ressemblez à ceux que nous combattons.

- Je me fiche de ce qu'elle pense, soupirai-je, je ne suis pas ici pour m'en faire une amie. Ecoutez plutôt sa sœur qui ne se laisse pas aveugler par sa rage. Toutes deux sont comme moi, l'entraînement et l'éducation reçus après nos transformations respectives ne changent pas grand-chose. Nos natures sont identiques ainsi que notre combat pour l'humanité qui nous reste. Être un GEN, ça se passe à l'intérieur de soi.

Albert Niels pinça les lèvres si fort que même les ailes de son nez se rapprochèrent. Il croisa les bras, abandonnant son vin et se concentra sur moi. J'avais parlé d'un ton égal, sans animosité et il était attentif.

- Mettons que nous nous fassions confiance, alors, dit-il. Qu'auriez-vous à me confier ?

J'autorisai un léger sourire à flotter sur mon visage. Il jouait le jeu.

- Dans ce cas, je vous parlerais de mes craintes et de mes certitudes. Vous apprendriez alors que la première d'entre elles est que tout n'est plus qu'une question de temps, et que nous risquons d'en manquer. Quelques semaines, tout au plus, voire même quelques jours...

- Et qu'est-ce qui vous ferait penser une chose pareille ?

- L'attaque que nous avons subie hier dans la nuit était un essai. A mon sens, Irina a voulu tester son gaz et faire d'une pierre deux coups en nous déstabilisant à la veille de nous affronter. Je la connais, Niels. Madeleine a raison sur ce point, je sais quelles sont les méthodes ennemies pour avoir été l'instigatrice d'un certain nombre d'entre elles. Irina Malcolm tentera de nous surprendre mais elle ne peut pas changer complètement sa manière de penser.

Je marquai une pause. Le chef Revenant ne laissait pas transparaître grand-chose sur ses traits anormalement lisses. Il finit par me faire signe de poursuivre.

- Il y a autre chose, repris-je. Cela fait plus de deux mois que les Revenants ont osé pénétrer sur le territoire de l'Institut et le docteur Malcolm l'aura pris comme une humiliation. Voir autant de ses proches collaborateurs retourner leur veste... Elle ne peut pas les laisser impunis et si elle attend trop avant de passer à l'action, elle passera pour faible.

- Castel et les lieutenants Maturet s'accordent à penser que l'Armée Noire sera lâchée sur le cœur névralgique de la France, à savoir Paris.

- Ce serait l'option la plus logique, confirmai-je. Si Irina arrache la victoire là-bas, elle aura non seulement écrasé les forces militaires du pays mais elle aura aussi la main mise sur le pouvoir politique. Il faut cependant se préparer à d'autres éventualités.

- Lesquelles ?

- Une série d'attaques simultanées dans des villes stratégiques sans lesquelles la France ne pourra plus tourner. Cela nous forcerait à diviser nos troupes et nous affaiblirait. Ou encore la prise de contrôle des frontières pour obliger le pays à tenir un siège, coupé de tout.

- Vos hypothèses ne sont pas très réjouissantes.

- Elles ne sont pas faites pour ça, monsieur.

Le silence nous enveloppa et Albert Niels se prit le visage entre les mains. Je pouvais presque voir les neurones s'agiter dans sa boite crânienne. Il releva ensuite la tête pour fondre son regard dans le mien :

- Irina Malcolm a eu des semaines pour capturer des centaines de futurs Soldats Noirs. Elle peut s'emparer du pays avant même que nous n'ayons le temps de réagir. Nous ne sommes pas assez bien informés pour prévoir ses mouvements, commandante. Tout ce que nous savons, c'est que ses troupes se sont déplacées vers les Laboratoires Bollart et ont déserté l'Institut.

- Irina Malcolm ne fera rien dans votre dos, assurai-je.

- Ah non ?

- Réfléchissez deux minutes, Niels. Que sont les GEN ? Que veulent-ils ? Ce sont des mutants qui pensent être la nouvelle espèce dominante au-dessus de l'Homme et qui revendiquent le droit de gouverner le monde à leur place. De quoi auraient-ils l'air s'ils obtenaient le pouvoir par la ruse, en contournant l'ennemi ? Irina est aussi mégalomane que Marx, elle voudra un combat, du sang et beaucoup de morts dans notre camp pour marquer sa réussite. J'ignore comment elle procédera exactement, mais soyez certain qu'elle s'arrangera pour vous donnez rendez-vous pour l'affrontement final.

Albert Niels se mit à fixer le vide comme s'il ingérait tout ce que j'avais dit. Je guettai sa réaction, croisant les doigts pour qu'il ne rejette pas mon opinion. Machinalement, le Revenant reprit sa tasse et eut un rictus agacé en se rendant compte que son contenu était toujours aussi mauvais. Il lâcha un soupir puis me dévisagea et je sus qu'il me croyait.

- Nous ne sommes pas encore aptes à combattre l'Institut, commenta-t-il calmement. Vous avez un plan ?

- Vous me faites confiance ?

- Je suis prêt à courir le risque.

Je hochai la tête et me rencognai dans mon siège. Mes activités de la journée m'avaient tenue occupée sur le plan physique mais ne m'avaient en rien empêchée d'élaborer des théories et des stratégies. Je haïssais plus que jamais Irina Malcolm et la folie transmise par Ulrich Marx. Il fallait la faire cesser.

- Pour résumer, nous allons nous retrouver face à quelques milliers de Soldats Noirs dont les trois quarts sont maîtrisés par le dispositif de puce électronique que vous connaissez bien, débutai-je.

- Oui, nous avons réussi à désactiver un certain nombre d'entre elles, pour Tina Truffier et d'autres.

- Notre chance se situe là, Niels, martelai-je en tapant du plat de la main sur le bois du bureau. Rappelez-vous ce qui s'est produit lorsque vous avez attaqué l'Institut Bollart. La puce envoie des ordres à son propriétaire, des ordres qu'il est obligé de respecter même s'il a le choix sur la manière de le faire mais ce n'est ni plus ni moins qu'une contrainte subie. Retirez à ces Soldats les instructions de la puce et vous vous retrouverez avec un troupeau de moutons perdus. Le point sur lequel j'ai voulu travailler lorsque je menais l'Armée était justement la loyauté de mes hommes, mais Irina, toute à sa technologie et à sa soif de contrôle, n'a jamais compris cela.

- Un genre de diversion, lâcha Niels. Si notre ennemi s'éparpille et devient désordonné, ce sera un avantage pour nous, je suis d'accord. Vince et nos spécialistes sont sur le coup.

- Adressez-vous à Hermann Mayer, conseillai-je. Je me méfiais de lui mais il trime comme les autres et parait sincère. Je lui ai parlé cette après-midi alors qu'il aidait à remonter des produits de première nécessité dans les niveaux supérieurs. Apparemment le docteur Girond, ancien assistant d'Irina, a fait une mise à jour des puces déjà implantées et procédé à la conception d'un nouveau modèle. Il ne peut pas être piraté et si on tente de le retirer, le GEN meure, mais il y a forcément une faille. Le cerveau, même mutant, ne supporte pas l'influence constante de la puce qui perturbe son fonctionnement si elle est continue. Il faut des coupures, même très courtes.

Le chef Revenant se passa une main sur le visage :

- Je veux bien suivre votre conseil, mais nous manquons cruellement de moyens, Luna. Entre l'achat d'armes, de munitions, l'entretien de nos véhicules et nos frais de vie quotidienne, la recherche n'est pas notre point fort.

C'était l'une des rares fois où il m'appelait par mon prénom et il dut s'en rendre compte car il me fixa soudainement comme si j'allais me mettre en colère. Franchement, je lui faisais si peur que ça ?

- Ça, je le sais aussi, dis-je en agitant la main. C'est pourquoi je dois partir, Niels.

- Comment ça ?

- Pas définitivement, ne faites pas cette tête, ronflai-je. L'affaire de quelques jours, trois au maximum, mais il faut le faire. J'ai un contact à l'étranger qui nous viendra en aide.

- Le genre friqué ? ironisa Niels. Et comment savez-vous qu'il acceptera ?

- J'avais perdu sa trace depuis quatre ans mais je sais où il se trouve. Il me doit la vie.

Ce simple argument sembla suffire à Niels. Il haussa les épaules. Même s'il avait insisté, je n'aurais rien dit de plus à propos de mon contact. En dehors d'Allan qui ne pouvais désormais plus en parler, personne ne savait de qui il s'agissait...

- Je suppose que vous ne pouvez pas entrer en lien avec cette personne d'ici ?

- Non, en effet. Je lui ai promis l'anonymat et elle ne se joindra pas physiquement à nous. C'est notre deal.

- Elle ?

- La personne, rectifiai-je. Je ne vous donnerai aucun indice sur son identité.

- Très bien. Je ne vais pas vous attacher, faites comme bon vous semble mais faites-le vite. Si, comme vous le dites, les jours sont comptés....

- Une dernière chose, Niels, coupai-je.

- Oui ?

Je glissai une main dans ma poche, le cœur soudain emballé. Je prélevai un petit objet froid que je déposai ensuite entre nous, sur la table. Ma bouche s'assécha et je me raclai la gorge.

- Cette clef USB m'a été donnée par Allan au moment de sa mort, articulai-je. Elle contient vingt ans d'informations recueillies par mon mentor parce qu'il les pensait utiles. J'ai commencé à effectuer un tri car certaines sont périmées et d'autres cryptées, mais cela pourrait aider vos informaticiens.

- De quel genre de données s'agit-il ?

- Des noms, des lieux, des dossiers complets sur des personnes, des coupures de presse à propos d'évènements. Allan l'avait conservée pour un jour comme celui-ci. J'ai notamment trouvé des éléments sur une certaine Laure Costa, ça vous dit quelque chose ?

- Une pirate informatique, oui. Nous avons travaillé avec elle il y a des années, mais elle a disparu sans laisser de traces et je la croyais morte.

Les sourcils de Niels se haussèrent.

- Sur le papier, peut-être, mais les morts n'ont pas pour habitude de se promener devant les caméras de surveillance des aéroports, répliquai-je. Je pense que Laure Costa s'intéresse de près à l'Institut. Il se pourrait même qu'elle soit à l'origine du disque dur que nous avons récupéré ou qu'elle en sache plus à propos des puces.

- Je vais voir ce que Vince peut en tirer.

- Il y a aussi une lettre, repris-je en tapotant la clef. Elle m'est adressée, mais laissez Vince la regarder. Elle abrite peut-être un code. S'il ne trouve rien, je vous serai reconnaissante de ne pas la lire, Niels.

Le chef Revenant marqua son assentiment d'un regard entendu. Cette fois, je n'avais plus rien à dire malgré l'effet bizarre que me faisait le fait d'avoir laissé la clef d'Allan et ses derniers mots dans lesquels il disait m'aimer. C'était tout ce que j'avais encore de lui.

- J'ai un mort à veiller, fis-je en prenant congé. Bonne soirée, Niels.

- Vous aussi, Luna.

Je me levai souplement et marchai droit sur la porte, satisfaite par notre échange. Je stoppai au dernier moment :

- Concernant la réunion de demain, Niels, avec le président... Il vient toujours, non ?

- Bien sûr, dès les funérailles terminées.

- Parfait, je m'en irai juste après. Et, quand il sera là, laissez-moi parler.

Albert Niels roula des yeux et je sortis avec un sourire.

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