Chapitre 26


- Docteur, elle attendait des jumeaux ! criai-je en retirant ma main aussi vivement que si j'avais été brûlée.

- Comment c'est possible ? souffla Martial, stupéfait.

- Je... Je ne sais pas, murmura Lucinda, mais... Excusez-moi, je ne me sens pas très bien.

L'état de la doctoresse appuyée contre l'évier aurait dû me mettre la puce à l'oreille, cependant il n'en fut rien. Attribuant son malaise au stress de la naissance, je conservais toute mon attention braquée sur Amanda qui haletait et se tordait de douleur. Il y avait de la panique dans le regard qu'elle posa sur moi, les mâchoires trop serrées pour parler.

- Brittany, une chaise pour le docteur, ordonnai-je sèchement. Martial, tu peux le tenir, s'il te plait ?

Je remis le premier né désormais silencieux au Revenant et m'accroupis près de mon amie. La GEN me broya la main.

- Luna...C'est... J'ai mal, je...

- Ça va s'arrêter, lui promis-je.

- Non, je...

- Brittany, venez l'examiner, aboyai-je.

L'infirmière se détacha aussitôt de Lucinda qui chancelait sur sa chaise, les yeux vagues, mais elle n'avait pas fait deux pas que sa supérieure s'affaissait, inconsciente, contre le mur. Il y eut un instant de flottement durant lequel chacun chercha à comprendre ce qui était en train de se passer, sans résultat, mais nous fûmes rapidement ramenés à la réalité par un hurlement d'Amanda. Brittany se jeta en avant et se plaça entre ses jambes, le front en sueur. Lucinda Bilanga ne tomberait pas plus bas, calée comme elle l'était.

- Alors, murmura Brittany, qu'avons-nous là ?

Elle s'épongea le visage avec sa manche, essoufflée. Je fronçai les sourcils et me dégageai de la poigne d'Amanda.

- Tout va bien ?

- Oui, je suis...C'est juste un peu de fatigue, affirma doucement l'infirmière en débutant son examen.

Elle bascula en arrière, retenue de justesse par Gaspard qui avait fait quelques pas de plus dans la chambre et cligna des paupières.

- Commandante, je suis désolée... Je... Il y a des taches.

- Des quoi ?

L'air interloqué de Gaspard devait correspondre au mien. C'était quoi, ce bordel encore ? Des hallucinations ? Mon équipier écarta la jeune femme qui s'appuya mollement sur Léo et je jetai un regard inquiet à Amanda. Elle avait un teint de cendres, les doigts agrippés au drap et gémissait à chaque soubresaut de son abdomen. Si tous les médecins étaient hors-services, il allait falloir...

- Des taches partout, bégaya Brittany. Des taches, commandante, je...

Elle tenta d'inspirer, le visage tendu, et tourna tout bonnement de l'œil. Et je compris.

- C'est dans l'air ! hurlai-je. On est en train de respirer quelque chose de pas normal !

Samuel n'attendit pas de preuve supplémentaire et se rua sur le bouton d'alerte près de la porte. L'alarme se déclencha, suraiguë.

- Dégagez d'ici, intimai-je. Faites sortir les autres malades !

- J'emmène le petit, lança Martial.

- Qu'est-ce que tu fais d'Amanda ? protesta le GEN blond.

J'avisai notre amie à la peau luisante de sueur. Elle couina faiblement, en proie à la douleur et il me vint la certitude que, quoi qu'elle ait pu éprouver pour mettre au monde son premier enfant, il y avait à présent un problème.

En dehors de la petite chambre, des cris de peur se joignirent à l'alarme et je vis Lynx basculer à son tour, les yeux révulsés. Léo le rattrapa de sa main qui n'était pas prise par Brittany et les entraina tous les deux. Il me restait peut-être assez de temps pour... Pour quoi d'ailleurs ? Je n'étais pas gynéco, si ?

Je m'agenouillai en hâte près des cuisses sanglantes d'Amanda. Celle-ci s'étrangla, des larmes au coin des yeux, lorsqu'une contraction la secoua. Et merde, qu'est-ce que j'étais censée voir parmi ces replis de chair et de sang ?

- Là, c'est une tête, m'indiqua la voix de Gaspard qui s'était penché par-dessus mon épaule au point que sa joue frôlait la mienne.

Le Revenant se chargea de soulever Lucinda qui ne bougeait plus d'un poil et détala sans plus d'indications. Cela dit, s'il avait raison et si la petite chose noire que je voyais était bien un morceau du bébé, nous étions tombés sur un os.

- Les contractions ne font pas avancer le bébé, laissai-je tomber.

- On doit la sortir d'ici, gronda Samuel. La procédure d'urgence va entrainer la fermeture des portes, et...

- Ceci n'est pas un exercice, crachota un haut-parleur pour lui donner raison. Les portes coupe-feu seront rabattues dans quatre minutes. Veuillez évacuer la zone dans le calme et vous diriger vers les couloirs. Je répète, ceci n'est pas un exercice. Evacuation immédiate.

Mon cerveau GEN fit un calcul des possibilités en quelques secondes et un haut-le-cœur d'Amanda, pliée en deux par la souffrance, acheva de me décider. L'amener dans le couloir sans matériel pour dégager le nourrisson ? Et après ?

- Non.

- Quoi, « non » ?

- Il faut faire naître cet enfant, crachai-je. Il est coincé, on va finir par le perdre.

- Et Amanda, on s'en fout, peut-être ?

- Luna ! beugla Amanda. Le bébé ! Je... Tribal...

Ignorant la colère de Samuel, je raflai mon propre poignard à ma ceinture.

- Tiens-la, Sam. Dans une minute on sera dehors.

Je n'attendis aucune réponse, maintins la jambe droite d'Amanda immobile et abattis ma lame. Le sang éclaboussa le carrelage et la GEN rua, le visage déformé d'un rictus abominable. Ses membres devinrent flasques et elle cessa soudain de se débattre. Sa poitrine se soulevait faiblement.

- Samuel, viens tirer le petit, le pressai-je.

Les entailles pratiquées dans l'intimité d'Amanda se refermaient aussi sec et s'il y avait bien une chose dont la mutation ne m'avait pas dotée, c'était un troisième bras. Samuel se posta à ma gauche et saisit ce qui nous apparaissait de l'enfant.

- Il... il doit vivre, sanglota Amanda, les bras écartés sur le matelas.

- Fermeture des portes dans trois minutes.

Avec un bruit de succion répugnant, Samuel se recula alors en serrant dans son giron un paquet souillé. Il fila sans demander son reste, suivi par le vagissement du nouveau-né et je bondis près de la tête d'Amanda.

- Tout va bien, dis-je, Amy, il est en sécurité.

Amanda opina du chef mais elle paraissait à la limite de l'inconscience. Son organisme avait peut-être muté spontanément pour accueillir un enfant, mais il me vint l'idée qu'il n'était peut-être pas si résistant que cela face à l'accouchement. La bouche sèche, je cueillis mon amie sous les bras et passai une main sous ses jambes pour la porter à l'extérieur le plus vite possible. Je traversai en courant l'infirmerie déserte et giclai dans le couloir vers lequel le boucan de l'évacuation s'était déplacé.

Là, au moins trente personnes s'entassaient au milieu du tintamarre de l'alarme et des pleurs. Des formes allongées sur le sol me glacèrent le sang et je contournai un médecin qui tentait de réanimer quelqu'un à l'aide d'un masque à oxygène. L'étage de l'infirmerie contenait aussi quelques logements de civils – des personnes sauvées par la rébellion – et des Revenant en pyjama sortaient encore de leurs quartiers, hagards et portant ceux qui avait déjà perdu connaissance. Je repérai Martial dans tout ce désordre avec un immense soulagement mais fut forcée de passer par-dessus deux corps pour l'atteindre. Samuel s'était porté à l'aide d'une vieille femme secouée de quintes de toux. Au-dessus de nos têtes, la ventilation tournait à plein régime.

- Comment va Amanda ? voulut savoir Martial.

- Sonnée, répondis-je laconiquement. Tu as les jumeaux ?

- Oui, et Lynx est dans les pommes mais ça devrait aller.

Je déposai Amanda contre Martial. Ses paupières s'agitaient comme si elle roulait des yeux dessous. Trempée de sang, elle dégageait une certaine fragilité.

- Commandante Deveille !

Je me retournai pour découvrir le docteur Firell, échevelé et débraillé, qui essayait de se frayer un passage vers moi en enjambant plusieurs personnes. Il avait une charlotte sur la tête et des gants imprégnées de liquide rouge et poisseux qu'il posa sans gêne sur mon épaule.

- Quoi ? ronflai-je.

- L'agent Olbec vient de filer au bloc opératoire pour retenir votre ami, le grand avec des....

- Léo ?

- Oui, Léo, dit très vite le médecin. Il voulait ramener Mila.

- C'est qui, Mila ? Vous n'avez pas fait évacuer tout le monde ?

- Fermeture des portes dans deux minutes.

- Commandante, Mila est la fille de Léo. Elle est décédée il y a sept ans.

Je lâchai sans la moindre élégance une série de jurons et écartai Firell de mon chemin. Quelle mouche avait piqué Léo ? J'entendis Firell ordonner la distribution plus rapide des masques à oxygène et tournai dans le coude formé par le couloir. J'avais intérêt à sortir mes deux équipiers de là avant le verrouillage des portes coupe-feu.

- Gaspard ! appelai-je en arrivant à l'entrée du bloc.

Il y avait du sang sur le sol et des traces de roues qui l'avaient étalé. On avait certainement emmené tel quel le blessé en cours d'opération mais je ne me souvenais pas l'avoir vu près des autres rebelles. Ce que je découvris me laissa comme deux ronds de flan parce que je n'aurais jamais cru une telle chose possible.

Léo et Gaspard se battaient. Pas contre un ennemi commun, mais l'un contre l'autre. Et le demi-GEN était en train de laminer son meilleur ami. Il lui administra d'ailleurs un coup de poing féroce qui envoya Gaspard s'écraser contre une table, mais je me jetai en avant.

- Léo ! Arrête !

- Mila ! Tu ne m'empêcheras pas de trouver Mila, vociféra le colosse en saisissant Gaspard au col pour le frapper de nouveau.

Je bondis sans réfléchir sur son dos et le tirai en arrière. J'étais plus forte que lui et ne craignais rien du tout.

- Arrête ça tout de suite, m'écriai-je en retenant le bras de Léo qui menaçait de s'abattre encore.

- Fermeture des portes dans une minute.

- Mila, couina Léo. Mila.

Il me jeta un regard totalement halluciné et laissa retomber sa main. Gaspard peinait à se relever, le crâne en sang. Le colosse ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais s'affala tout bonnement face contre le carrelage, les yeux révulsés. Je le retins à bras le corps et jetai un œil vers la porte. Nul n'était venu à mon aide et le décompte me pressai. Je fonçai avec Léo vers la sortie comme s'il ne pesait rien de plus qu'un fétu de paille, mais alors que j'amorçai mon retour auprès de Gaspard, le bras articulé qui maintenait la porte en place grinça et commença à se rabattre. Il faudrait que j'aie une sérieuse discussion avec Félix Castel concernant la durée de ses minutes parce que je n'avais pas compté plus de vingt secondes depuis la dernière annonce.

- Retenez la porte ! hurlai-je en espérant qu'on m'entende.

Je crus que j'arriverais à les traîner dehors tous les deux avant la fermeture. Je retournai sur mes pas, saisis Léo sous les aisselles et le propulsai dans l'espace restant avant que les battants ne se collent puis me jetai contre elle avec toute la force dont j'étais capable. Je pouvais encore passer, mais pas récupérer Gaspard qui gisait sur le carrelage, et je préférais encore crever avec lui que de faire cela.

- Firell ! m'époumonai-je. Rouvrez cette putain de porte !

Et l'autre trou du cul de Niels, il ne vérifiait pas ses caméras avant de tout boucler ?

Mes pieds dérapèrent et je me sentis perdre du terrain sur la porte. Ce truc-là était fait pour se fermer coûte que coûte même en cas de menace GEN et il allait réussir. La Fourmilière était réputée imprenable ce que je voulais bien croire, mais aux dernières nouvelles, c'était ridicule car nous n'aurions pas à affronter l'ennemi ici. Je regardai Gaspard sans cesser de peser sur le battant et un filet de sueur froide m'inonda le dos.

Le bras métallique se tendis alors d'un coup et la porte claqua sèchement. L'alarme coupée par la fin de la procédure laissa place à au silence. Rejetée en arrière, je la fixai avec incrédulité. 

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