Chapitre 25
- Nom de Dieu, lâchai-je en raccrochant.
- Qu'est-ce qui se passe ?
Penché par-dessus le rebord de son lit, Gaspard me jeta un regard interrogateur. Mon cœur cognait violemment contre mes côtes et j'avais du mal à savoir si la nouvelle m'inspirait de la joie ou de la peur.
- Le bébé va naître, les gars. Vous allez être tontons.
Le rugissement poussé par Léo en retour emplit le dortoir qui fut aussitôt agité d'un branle-bas de combat général. Qui aurait cru que l'entrainement militaire visant à être prêt le plus vite possible en situation d'alerte pouvait aussi servir dans ce genre de cas... Je ricanai ouvertement lorsque Lynx s'étala de tout son long en descendant de son lit et enfilai mes bottines plus vite que jamais. Alors que les autres s'évertuaient à mettre leurs uniformes pour se rendre à l'infirmerie, je me contentai d'enfiler un t-shirt un peu plus couvrant que le débardeur qui me servait à dormir et conservai le short de sport que je portais. Le nouveau-né n'aurait sans aucun doute pas grand-chose à faire de ma tenue vestimentaire.
Je sortis la première dans le couloir et m'élançai si vite que je semai Gaspard en un rien de temps. Deux minutes plus tard, je manquai de dégonder la porte de l'infirmerie et fut étonnée du calme de l'endroit, m'attendant à trouver une Amanda hurlant de douleur et des médecins partout.
L'infirmerie était découpée en deux ailes. Très schématiquement, l'une était occupée par le docteur Firell et ses collèges chirurgiens travaillant sur les cas lourds, et l'autre par Lucinda Bilanga et quelques infirmières. N'étant pas en danger de mort, Amanda avait été logée dans la seconde aile pour y achever tranquillement sa grossesse. Une longue salle rectangulaire constituait la plus grande partie du fief du docteur Bilanga. Des lits y étaient serrés les uns contre les autres, tout juste séparés par de petits paravents – l'intimité n'était pas de mise puisqu'on n'était pas censé rester longtemps dans cette partie de l'infirmerie. Au fond, une porte donnait sur le bureau des médecins et une autre sur la réserve. Enfin, à droite, des cloisons amovibles avaient été dressées pour constituer des chambres de trois mètres par trois dont les portes coulissaient.
Un gémissement déchira soudain le silence et je me ruai en avant.
- Amanda !
Elle était là, dans la quatrième petite chambre blanche, assise au bord de son lit. Son visage se détendit en me voyant et elle tendit la main vers moi. Je notai son pantalon de pyjama trempé de je-ne-savais quel liquide. Lucinda s'affairait près de l'échographe, le front plissé. Elle avait la peau aussi noire que celle d'Amanda, des cheveux crépus maintenus en un chignon raide, et des lèvres pleines. Je lui donnai au moins cinquante ans. Sa blouse blanche était passée par-dessus un jean et ce qui me sembla être une chemise de nuit.
- Brittany est allée chercher des serviettes propres, m'informa la doctoresse sans cérémonie. Rendez-vous utile, commandante, nous allons l'allonger.
Je rejoignis Amanda au moment où un spasme déformait son ventre énorme et la faisait pâlir. Elle n'émit pas un son mais s'appuya contre moi.
- Comment tu te sens ? demandai-je.
- C'est bizarre, murmura-t-elle. C'est arrivé d'un coup.
- D'accord, ne t'en fais pas. Tout va bien se passer. Docteur, vous n'êtes que deux ? Vous et Brittany ?
Je soulevai les jambes d'Amanda et l'aidai à se coucher sur le lit. Elle respirait fort mais ses contractions ne me paraissaient pas très rapprochées.
- Le docteur Firell est en pleine opération suite à une urgence nocturne, et il n'a pas plus d'expérience que moi dans ce domaine, répliqua la femme. Et je n'ai certainement pas besoin d'une nuée d'infirmières pour papillonner dans tous les sens autour de nous.
- Vous avez déjà eu à faire à un accouchement ? voulus-je savoir.
- Non. Mais la sœur de Brittany était sage-femme.
Je ne voyais pas en quoi ce détail pouvait me rassurer et allais balancer une réflexion furieuse quand les membres de mon unité déboulèrent en désordre à la porte de la chambre.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? gronda Lucinda.
- Laissez-les, intervint Amanda. Ils peuvent rester. Samuel n'est pas là ?
La jeune Noire chercha mon regard et je haussai les épaules. D'une petite voix, Martial se proposa de l'appeler, ce que personne ne contredit.
- N'entravez pas mon travail, messieurs, ordonna sèchement Lucinda. Amanda, il faudrait vous déshabiller.
- Euh, on va s'éloigner, nous, hésita Lynx qui tira Léo en arrière.
L'un comme l'autre s'empressa d'aller récupérer des chaises pour attendre dans l'autre partie de l'infirmerie et Gaspard les imita, mais il resta suffisamment au milieu du passage pour ne rien manquer. La gêne des autres ne paraissait pas le gagner.
- J'ai déjà vu une femme accoucher, se justifia-t-il. Pendant une mission, une civile a mis bas sur le trottoir en plein Paris.
- Mis bas, soldat Olbec ? releva la doctoresse. Nous allons nous passez de vos services, je pense.
Je retins un rire et me concentrai sur Amanda pour défaire son pantalon. Elle se tortilla pour retirer le vêtement imprégné de liquide et Lucinda acheva ses réglages. Le ventre de la GEN se contracta légèrement et elle serra les dents.
- Je vais tenter une dernière échographie et examiner le col, prévins le docteur Bilanga.
Brittany choisit cet instant pour réapparaître, les bras chargés de linge. Elle me dévisagea un instant avant de se remettre à sa tâche et déposer le tout près de l'évier. La chambre d'Amanda était déjà prête pour le jour fatidique et il ne restait plus qu'à prier pour que les deux femmes soient assez compétentes pour l'aider. Brittany était la meilleure infirmière de Firell – je le savais puisqu'elle m'avait veillée pendant l'opération consistant à chasser le poison de mes veines, quelques années plus tôt – mais elle n'avait jamais assisté une naissance.
- Je ne vois rien, s'énerva brusquement la doctoresse.
D'un mouvement identique à celui d'Amanda qui tentait de respirer doucement, je contemplai l'écran de l'échographe. Ce genre de matériel ne m'était pas familier puisque les GEN avaient des tissus trop denses pour subir l'examen. Même s'il y avait eu quelque chose à observer, je n'aurais probablement vu qu'une flaque noire et grise.
- Si vous aviez pu y arriver, ce serait fait depuis longtemps, siffla Amanda, me prenant de court. Remballez votre machin et regardez mon col, bon sang.
Lucinda s'exécuta non sans avoir au préalable tenté d'entendre le cœur du petit, ce qui ne donna lien qu'à un bruit désordonné sans queue ni tête. Je pinçai les lèvres. Une part de moi craignait que l'enfant n'ait rien de normal, ou qu'il soit dangereux. Mes semblables n'étaient peut-être pas faits pour se reproduire pour rien.
Un bruit mouillé de déchirure nous fit tous sursauter et Amanda se tendit violemment sur le matelas alors que Lucinda s'installait près de ses jambes ouvertes. Le cri qui échappa à la jeune GEN me glaça les os encore plus que le filet de sang que je voyais s'échapper d'entre ses cuisses.
- Ça y est, haleta-t-elle. Il arrive !
Son ventre énorme se distendit puis se contracta de manière flagrante, comme une gigantesque bonbonne sur laquelle on aurait appuyé. Amanda cambra le dos, en proie à la souffrance et hurla de nouveau. Plus démunie que je ne l'avais jamais été depuis ma mutation, je me contentai de ne pas retirer ma main de la sienne malgré sa poigne douloureuse.
- Le col est prêt, annonça vivement le docteur Bilanga. Brittany, les étriers !
- Les quoi ? bafouilla Léo depuis le couloir.
Poussé par la curiosité, il passa la tête derrière le panneau coulissant et devint tout blanc. Il se rassit sur sa chaise lourdement. Voilà qu'un colosse comme lui, habitué au sang et à la mort, défaillait en salle d'accouchement... Pour un peu, j'en aurais ri, mais le son rauque qu'émis Amanda m'en coupa l'envie. Elle déchira le drap de la main droite, le front emperlé de sueur et quelque chose craqua à l'intérieur de son ventre qui s'écrasait de toute part à chaque contraction. Cette vision me donna envie de vomir et j'avalai ma salive.
- Luna...
- Je suis là, la rassurai-je sans bouger d'un pouce. Docteur, c'est normal ?
- Je n'en sais foutre rien, commandante, mais je vois la tête.
Brittany abandonna les étriers dans un coin de la pièce et fit couler à toute vitesse un lavabo d'eau tiède avant de préparer un linge pour recevoir l'enfant. Amanda gémit, prise de haut le cœur.
- Maintenant, aboya Lucinda. Poussez !
Le ventre difforme de mon amie se pressa d'un coup pour expulser quelque chose et le cri suraigu de la GEN me vrilla les tympans. L'instant d'après, il était remplacé par celui, plus grave, d'un nourrisson.
- Je l'ai !
Lucinda Bilanga fonça vers Brittany et toutes deux entreprirent de contrôler chaque centimètre carré du nouveau-né. Je n'avais eu le temps que d'apercevoir une chose sanguinolente et à la peau indubitablement noire, mais rien de plus.
- Va voir si tout va bien, souffla Amanda en calant sa tête sur l'oreiller.
Je me levai rapidement et lorgnait par-dessus l'épaule de Brittany. Gaspard avait fait quelques pas en avant, talonné par Martial et ils attendaient le verdict concernant le petit vagissant. De l'autre côté de la cloison, j'entendis Léo demander un verre d'eau et de quoi s'éponger le visage, et me promis de le chambrer à ce sujet dès que tout serait fini. Lynx, lui, resta seul en retrait, les traits soucieux.
Je découvris avec appréhension le bébé baigné par Lucinda et balayai son petit corps des yeux. Il était minuscule à mon sens, noir comme le charbon maintenant qu'on l'avait débarrassé du sang, avec des yeux ronds comme des billes. Il braillait encore, les poings serrés de rage, sa bouche vide grande ouverte. Un nez, deux oreilles, des jambes et des bras plissés, tout était là.
- C'est un garçon.
Les seules paroles qui purent franchir mes lèvres ravirent Amanda qui se redressa tant bien que mal sur le lit. J'avais une drôle d'impression face à l'enfant et quelque chose demeurait serré dans mon estomac. J'étais une GEN jusqu'au bout des ongles, plus que tous mes semblables. Je n'étais pas faite pour procréer et cela semblait inscrit en moi.
- En parfaite santé, compléta Brittany avec un large sourire. Messieurs, vous pouvez entrer.
La jeune femme souleva le nouveau-né empaqueté dans un linge blanc et me le tendit. Le cœur battant à se rompre, je le pris comme si j'allais cassez un morceau de verre et affrontai les pupilles sombres qui se posaient sur moi pour me mettre à nu. L'enfant de Tribal.
- Putain, j'ai tout manqué ? s'étouffa la voix de Samuel à l'entrée de la chambre.
- Il vient juste de sortir, rectifia Gaspard. Lynx, viens voir !
Lynx n'avança pas pour autant, se tordant les mains. L'angoisse du moment ne se dissipait visiblement pas chez lui mais je songeais qu'il en allait de son caractère. Je sentis sur moi l'air pensif de Samuel sans que je ne daigne lui accorder mon attention. Ce moment était à Amanda et à son fils que je déposais non sans soulagement dans le giron de sa mère. Son visage plein d'amour s'éclaira et je reculai lentement. Quel que fut le gène qui avait muté en elle, Amanda paraissait comblée par ce cadeau qui lui permettait de garder un peu de Tribal avec elle. La GEN me sourit de toutes ses dents.
- Luna, est-il...comme nous ?
- Je ne sais pas, dis-je doucement. Mais il va bien, c'est tout ce qui importe.
- Oui.
Amanda opina du chef, prête à ajouter quelque chose mais se figea soudain. Je regardais le sang quitter son visage et l'horreur s'y peindre. Je bondis en avant à la seconde où elle lâchait le bébé dans un hurlement terrible. Je rattrapai le nourrisson et le plaquai contre moi.
- Qu'est-ce qui se passe ? hoqueta Lucinda, clouée sur place.
- C'est vous, le médecin, crachai-je, faites quelque chose !
Brittany réagit à peine pendant que les garçons serrés les uns contre les autres se tassaient près de l'entrée. Amanda se tordait de douleur sans discontinuer, incapable de parler et son abdomen se distendait à nouveau. Calant le bébé contre mon épaule, je posai une main sur la peau tiraillée de la GEN et compris instantanément en ressentant une pulsation.
Il y en avait un autre.
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