Chapitre 21
Gaspard s'endormit comme une masse, mais ce ne fut pas le cas de Nathan que j'entendis remuer pendant un bon moment. Il sombra finalement pour se réveiller vers trois heures du matin. Alertée par son souffle plus rapide qu'une personne plongée dans le sommeil, je restai cependant immobile. Inutile d'enfoncer le clou en montrant à Nathan que je pouvais connaître ses faits et gestes sans même tourner la tête. Les yeux rivés sur la porte-fenêtre, j'observais et écoutais.
Le cri d'un hibou, le bruissement des feuilles et celui du vent. L'éclat de la lune, l'ombre des arbres. Les pas d'animaux autour de l'habitation. Je percevais tout mais rien n'était suspect. Assise en tailleur sur le canapé, j'étendais mes sens et un intrus ne serait pas passé inaperçu.
- Je peux m'asseoir ?
Nathan s'était levé, une assiette de lentilles en conserve à la main et s'était planté près de moi. Il avait une mine affreuse, mais sa peur était contenue et il avait surmonté en partie le choc. En tout cas, il avait retrouvé sa langue.
- Je t'en prie, répondis-je en me tassant contre l'accoudoir.
Mon frère hésita nettement, puis se posa du bout des fesses à mes côtés.
- Tu ne dors pas ? lâcha-t-il.
- Non. Il faut bien que je veille pour m'assurer que les petits copains des types de tout à l'heure ne nous retrouvent pas. Et puis je peux tenir longtemps sans sommeil, tu sais ?
Nathan se racla la gorge, mal à l'aise :
- Gaspard est soigné ?
- Ça ira pour lui, affirmai-je. Il est solide, et ce n'est pas la première fois qu'il se blesse.
- Mais pas aussi solide que toi.
Ce n'était pas une question. Je cessai de regarder dehors et me concentrai sur Nathan, mon charisme au plus bas, ce qui n'était pas chose aisée. Pour converser avec lui, il allait falloir que je le contienne.
- Non, admis-je. Il n'est pas comme moi. C'est un humain.
- Et toi... Tu es quoi ?
Je décroisai les jambes et glissai un coussin dans mon dos. Nous avions encore quelques heures devant nous, alors pourquoi ne pas répondre à Nathan ? Il avait le droit d'en savoir plus, et de toute façon, il voudrait des détails tôt ou tard. J'inspirai un bon coup.
- On nous appelle les GEN, dis-je calmement. Les Hommes préfèrent le terme « Améliorés », mais cela revient au même. Nous sommes des mutants.
- Comment est-ce arrivé ? insista mon humain de frère. Toi... Comment...?
- L'histoire est longue et tu vas avoir besoin d'une bonne dose d'ouverture d'esprit, je te préviens, souris-je le plus gentiment possible.
- Je t'écoute.
Nathan se mit à manger ses lentilles comme un automate, se donnant ainsi une contenance. Il était toujours à l'extrémité du canapé, mais sa curiosité l'emportait sur la crainte. J'entrevis là un espoir qu'il cesse un jour de me considérer comme un monstre revenu d'entre les morts.
- Il faut remonter après la Seconde Guerre Mondiale pour connaître l'origine des GEN, exposai-je. A l'époque, après les grands conflits mondiaux, la France a créé une organisation secrète ayant pour but de regrouper les plus grands chercheurs de tous bords. L'Institut Bollart, du nom de son premier directeur, a vu le jour avec l'accord du gouvernement. Son objectif était de faire le plus de découvertes possibles dans le domaine de la science, des technologies, de l'armement pour garantir au pays et à ses alliés un avantage en cas de nouvelle guerre.
Mon frère s'essuya les coins de la bouche sans expression particulière. Il n'avait pas terminé son assiette mais la déposa sur le sol et s'entoura de ses bras pour que je continue, ce que je fis :
- Les plus grands savants se sont donc mis à la tâche et j'ignore s'ils ont fait des progrès majeurs à ce moment-là, mais le programme GENESIS a vu le jour grâce à un petit nombre d'entre eux. Quelques chercheurs s'étaient attaqués au génome humain qu'ils souhaitaient décoder, comprendre, et surtout modifier. Ne serait-ce pas un avantage pour l'armée par exemple, d'avoir des soldats insensibles à la maladie, plus résistants sur le plan physique, débarrassés de caractéristiques nuisibles à leur efficacité ? A mon avis, cela partait d'une intention réelle de servir le pays, mais tout a dérapé ensuite. Les chercheurs ont mis au point un sérum d'amélioration du génome, testé sur des souris il a rapidement été transposé dans des essais sur l'Homme.
- Et les GEN sont nés, souffla Nathan.
Il avait l'air captivé, happé par mon récit. Cela me faisait un drôle d'effet de raconter ce que j'avais moi-même appris à l'Institut, presque quatre années plus tôt.
- C'est ça. Les premiers n'étaient pas aussi puissants que les dernières générations, mais ils dépassaient les autres humains. Le programme GENESIS avait réussi. Des vieillards rajeunis, des infirmes sur leurs deux jambes, des malades du cancer aussi sains que si la maladie ne les avait jamais touchés ! Les scientifiques en charge du projet ont attendu ces résultats pour parler du sérum au gouvernement français, persuadés que ce genre de découvertes serait bien accueillie, mais ça n'a pas été le cas. Le président et ses ministres ont jugé cela immoral, répugnant. Modifier la nature des humains comme des rats de laboratoire, changer jusqu'à leur comportement, ce n'était pas acceptable. Ils ont ordonné la fermeture du programme.
- Je ne comprends pas, ils ne voulaient pas des soldats plus performants ?
- Apparemment, le gouvernement n'avait pas donné son accord pour des expériences sur les humains. Ce qu'il voulait, c'était du matériel plus perfectionné. En tout cas, le président a voulu mettre un terme à cela. Si tu veux mon avis, il avait peur des débordements, mais aussi que ce genre de formule tombe entre des mains ennemies. Pourtant, les chercheurs n'ont pas abandonné, ils pensaient sans doute avoir sous la main quelque chose de capital, et lorsque l'Etat l'a découvert, il a demandé la fermeture totale de l'organisation. Encore une fois, cela a été un échec.
Une chouette passa devant la fenêtre et son ombre recouvrit temporairement le visage de Nathan. Ce dernier s'enfonça en silence dans les coussins défoncés.
- Le directeur de l'Institut soutenait le projet GENESIS et avait vu venir cette décision. Un réseau financier avait été tissé autour de l'organisation, mélange de contacts à l'étranger et de collaboration avec le terrorisme un peu partout. Même sans les subventions gouvernementales, l'Institut a continué ses travaux, dans le plus grand secret. Le président n'ayant pas réussi à stopper cela, il a décidé d'étouffer l'affaire et de laisser l'Institut tomber dans l'oubli avec l'espoir qu'il disparaîtrait, et avec lui les monstres créés par la science.
- Mais que veulent les GEN ? Est-ce que Chelsea avait raison ? Les soldats en noir, que l'on voit à la télé...
- Ce sont eux, opinai-je. Les GEN de l'Institut qui se sont multipliés depuis l'époque du premier programme GENESIS. Aujourd'hui, ils sont nombreux, mais surtout plus forts qu'au départ, et ils en veulent aux humains. L'objectif de l'Institut et de ses leaders est d'élever la race GEN au-dessus des Hommes qui leurs sont inférieurs. C'est à eux que doit revenir le contrôle du monde.
- Et toi, tu ne penses pas ça ?
- Dans le cas contraire, tu serais mort Nathan, et personne ne serait venu te sauver. Les GEN ont des raisons personnelles d'en vouloir au gouvernement, car quand celui-ci s'est vu incapable de faire fermer l'Institut, il a tenté la manière forte et envoyé ses troupes tuer les premiers GEN. Ce qu'il faut savoir, c'est que ceux-ci n'avaient rien d'une armée. Des femmes, des enfants malades, des personnes âgées en quête d'une vie meilleure loin des hôpitaux et de la dépendance. Ils ont été massacrés comme des bêtes, Nathan. Quelques-uns ont survécu, ce qui explique où nous en sommes maintenant, mais l'Etat s'en est pris à des innocents vulnérables. Ça ne justifie pas la conduite de l'Institut, bien sûr, ni ses rêves ridicules de domination. Mais chacun a sa part de responsabilité dans les horreurs qui ont lieu, à présent.
- D'accord, d'accord, mais... Et toi ?
Nathan avait les yeux qui lui sortaient de la tête et tâchait de conserver son sang-froid. Il avait la chair de poule sur les avant-bras comme s'il présumait que la suite allait être encore pire. J'appréhendais aussi de lui parler de moi et de ce que j'avais vécu.
- J'y viens, repris-je. Si l'Institut a réussi à survivre dans l'ombre tout ce temps, c'est aussi en agissant avec discrétion. Infiltrer les plus hautes strates de la société, tous les corps de métiers, former de nouveaux agents, signer des partenariats avec des politiques véreux et recruter des membres. Des membres kidnappés, morts aux yeux de la société. Comme moi.
- L'accident de bus...
- N'en était pas un, achevai-je. Il a été provoqué par des GEN en chasse ce soir-là. C'est ainsi que procédait l'Institut avant les rafles de ces dernières semaines. Faire disparaître des auto-stoppeurs, des jeunes en montagne, en voyage à l'étranger, donner l'illusion de fugues, et tout ça en France ou dans des pays voisins. Toujours est-il que le bus s'est renversé et a tué tous ses occupants, sur le papier, du moins.
Je plongeai mon regard dans celui du jeune homme. Il retenait son souffle, désormais.
- Trois ont survécu, expliquai-je. Victoire, que tu as eu le plaisir de rencontrer à la médiathèque, Marc, un ami de lycée, et moi.
- Je me souviens de Marc.
- Il est mort peu après, répliquai-je platement. Cette nuit-là, des GEN nous ont poursuivis dans une forêt pour nous capturer. Après m'être réveillée au milieu des cadavres des autres élèves, Nathan, j'ai dû courir pour sauver mes fesses comme je ne l'avais encore jamais fait, et je n'oublierais jamais cette sensation. J'ai perdu mes souvenirs de ma vie d'humaine, mais ça, ça restera gravé. Cette impression de fuir pour ta vie...
Une sensation étrange se diffusa dans mon ventre et se fit brûlante. Me remémorer tout ceci attisait faisait remonter à la surface la haine qui couvait en moi depuis la mort d'Allan. Je contractai les mâchoires, envahie de rage et me détournai de Nathan. Je serrai les poings sur le cuir malmené du canapé et m'enjoignis au calme. Une inspiration plus tard, je repris la parole avec toutefois l'idée d'écourter la conversation :
- Ils nous ont capturés, l'un après l'autre, et emmenés à l'Institut. Il y avait des dizaines d'autres jeunes comme nous. On a subi des tests et fait partie des heureux élus au programme GENESIS. Personne n'a jamais revu ceux qui n'avaient pas été sélectionnés. Les médecins nous ont injecté le sérum et la transformation a eu lieu. Fin de l'histoire.
- Attends, et après ? protesta mon frère comme si je venais de lui éteindre la télé en plein film.
- Je suis devenue une GEN, comme Victoire et Marc. J'ai été entraînée, formée à être agent de terrain et à servir la communauté. C'est à cela que sont destinés mes semblables.
- Je ne comprends pas, insista Nathan. Tu es restée là-bas pendant tout ce temps ? Pourquoi tu ne t'es pas enfuie ? Pourquoi on n'a pas su que tu étais en vie ? Je veux dire... On t'a enterrée, Luna, et pleurée. Et toi, tu étais...
- Quoi ? coupai-je froidement. J'étais quoi ? En pleine forme ? Libre et heureuse ? Tu insinue que je me suis tourné les pouces sur un transat pendant plus de trois ans pendant que toi et nos parents désespériez de m'avoir perdue ?
Nathan se recroquevilla dans le siège. J'avais haussé le ton mais Gaspard ne broncha pas. Je n'avais de toute façon pas besoin qu'il se mêle d'une querelle comme celle-ci.
- Est-ce que tu as seulement écouté ce que j'ai dit au début ? L'Institut, ce n'est pas un club de vacances, Nathan, mais un repaire de tueurs, des tueurs dont j'ai été l'un des meilleurs. On m'a formée à tuer sans scrupule, à être un GEN exemplaire et à commettre des atrocités. Et j'ai fait exactement ce qu'on attendait de moi.
Il y eut un silence oppressant durant lequel le jeune homme tenta de dire quelque chose. Je n'appréciai pas qu'il ose suggérer que j'avais passé du bon temps à son insu.
- Je ne prétends pas comprendre ce que tu as vécu après ma mort, continuai-je calmement. Tu as souffert, nos parents aussi. Alors ne me juge pas non plus et n'essaye pas de me faire avaler que tu sais par quoi je suis passée. J'ai assez de sang sur les mains pour remplir une piscine municipale.
Mon ton dur et mes mots parurent choquer un peu plus Nathan. Il déglutit péniblement.
- Je... Je suis désolé, murmura-t-il. C'est juste que... Tu n'es plus avec l'Institut, maintenant, non ? Puisqu'ils nous pourchassent. Pourquoi maintenant, alors que cela fait des années que tu étais captive des GEN ?
Je devais lui reconnaître un certain cran. Il allait au bout de sa réflexion malgré la peur manifeste qui lui nouait les entrailles. Je me détendis quelque peu et le regardai bien en face :
- Il me fallait un moyen de tourner le dos à l'organisation sans vous mettre en danger. Il y a trois ans, quand je suis arrivée à l'Institut, j'ai tenté de m'enfuir. Deux fois. A la première, on m'a corrigée devant tout le monde comme une gamine désobéissante, mais à la seconde, j'ai passé plusieurs jours enfermée dans une cellule avec pour seule compagne la torture infligée par le chef de la sécurité. J'ai eu mal, Nathan, mais quand on a vécu la transformation, la douleur n'est rien. Les GEN sont conçus pour résister à tout. Alors Marx, le directeur, s'est est pris à notre père et lui a coupé une main.
- C'était un accident...
- Causé par des agents bien entraînés. On m'a amenée la main dans un carton pour me faire comprendre que Marx ne plaisantait pas. Soit je me pliait à sa volonté, soit vous mourriez tous, un par un. Je n'étais pas encore prête à renoncer, je ne voulais pas être son esclave, mais j'ai rencontré quelqu'un qui m'a montré une autre voie. J'ai fait un choix, Nathan, que tu ne comprendras sans doute jamais, mais peu importe. Celui de suivre mon entrainement, de devenir la meilleure de tous les GEN, de les surpasser pour qu'on me fasse confiance et que je puisse mettre mes plans à exécution dans le dos de tous ces salopards. Tu vois l'Armée dont te parlait Chelsea ? J'en étais la commandante jusqu'à récemment. C'est moi qui ai massacré le plus d'humains et qui ai guidé ces soldats.
Je me levai. J'en avais assez dit et l'expression horrifiée de mon frère m'horripilait. J'avais du mal à accepter qu'il n'eût rien connu de toutes ces atrocités pendant toutes ces années. Il ne comprenait rien du tout à mon monde, ne voyant que le monstre que j'étais bel et bien. Je secouai la tête, agacée par tout cela. Le paradoxe d'être devenue une meurtrière pour préserver le peu d'humanité que j'avais encore lui échapperait toujours.
- Luna ?
- Quoi ?
- Tu n'as pas essayé de ne pas être... Enfin, maintenant que tu as quitté l'Institut, tu pourrais partir plus loin et arrêter de...de tuer des gens. Tu... Tu parles de mort avec tellement de naturel que je...
Et il en remettait une couche en plus.
- On n'est pas dans un livre ou dans un film débile pour adolescent, cinglai-je. C'est la réalité, ça. Ma réalité. Il y a une guerre qui doit être gagnée ou perdue, des vies en jeu. Je ne la fuirai pas. C'est une guerre laide et sombre comme le monde et comme le cœur des GEN. Il n'y a pas de place pour le héros valeureux qui garde sa bonté et ne s'abaisse jamais aux crimes de son ennemi pour ne pas lui ressembler. Tuer ou être tué, Nathan. Ou pire, voir ceux que tu aimes mourir sous tes yeux. Je me doute bien que la sœur que tu retrouves te déçois, mais tu n'as qu'à te dire qu'elle est morte. Maintenant, va dormir. On repart bientôt.
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