Chapitre 16
Je m'assis plutôt lourdement contre la banque de prêt et m'essuyai le visage avec ma manche de pull. Je tâtai rapidement mon crâne étrangement enfoncé au-dessus de l'oreille. L'os allait se consolider tout seul, mais Victoire ne m'avait pas ratée avec son encyclopédie, sans compter mon bras qui pendant lamentablement le long de mon flanc.
Le silence était retombé dans le bâtiment, mais le bruit de pas timides le troubla rapidement ; je vis s'encadrer le visage de Chelsea au coin du bureau, talonnée par mon frère qui tremblait de tous ses membres. Ils fixèrent le cadavre et la jeune australienne déglutit avec peine.
- Elle est... ? bafouilla-t-elle.
- Oui, dis-je sobrement. Mais d'autres vont venir.
Je me remis sur mes jambes sans mouvement brusque. Ces deux-là n'étaient peut-être pas encore convaincus du camp que j'occupais. Nathan paraissait sur le point de vomir, les dents serrées et ne me quittait pas des yeux.
- On ne peut pas rester ici, repris-je avec plus de fermeté. Il faut s'en aller, tout de suite.
- Pourquoi cette... cette femme nous a-t-elle attaquée ? voulut savoir Chelsea.
- Luna ?
Mon prénom avait été tout juste murmuré, et la jeune femme se tourna en même temps que moi vers Nathan. Blanc comme un linge, il me dévisagea et je le laissai faire sans fuir son regard.
- C'est toi, souffla-t-il.
Bon, apparemment, il avait eu le déclic, mais je doutais qu'il m'eut vraiment reconnue. Les paroles de Victoire quelques minutes avant avaient fait leur chemin dans sa tête. Je ne voyais pas bien comment il pouvait identifier sa fragile petite sœur en m'observant.
- Ecoute, Nathan, c'est une longue histoire, fis-je pour couper court aux questions. Je ne peux pas la raconter maintenant, vous êtes tous les deux en danger. On doit partir.
Mon frère ouvrit la bouche mais la ferma dès que l'australienne posa une main sur son bras.
- Si elle dit la vérité, ils nous découperont en rondelles, lui chuchota-t-elle. Regarde les dégâts qu'elles ont fait, toutes les deux.
J'empoignai mes clefs dans ma poche, sentant que c'était gagné. Nathan finit par opiner du chef et entoura d'un bras les épaules de sa copine.
- Très bien.
Je hochai la tête, soulagée de ne pas avoir à les embarquer de force, ce qui n'aurait pas été difficile mais un peu trop bruyant pour le voisinage. J'assouplis mon épaule d'un moulinet et leur indiquai la porte.
- La voiture est garée près de l'église. Dépêchons-nous.
Nathan et Chelsea sortirent devant moi et je leur emboitai le pas sans un regard en arrière, préférant scruter les fenêtres alentours. Nul ne se montra, mais quelqu'un allait forcément finir par découvrir le carnage.
Nous nous engouffrâmes dans la Hyundai et je mis le contact. Nathan, nerveux, s'était assis avec moi à l'avant mais il semblait le regretter et me dévisageai comme si j'allais le mordre.
- Où est-ce qu'on va ? demanda-il en tripotant la boucle de sa ceinture.
- En lieu sûr. J'ai des alliés qui vous protégeront mais nous n'allons pas prendre le trajet le plus direct.
- Ils ne vont peut-être pas nous poursuivre, insista le jeune homme.
Je fis ronfler le moteur un bon coup et desserrai le frein à main. Les intonations aigues de Nathan sur la fin de ses phrases témoignaient de la panique qui n'était pas loin de le submerger. Tout en feignant d'ajuster le chauffage, j'enclenchai la fermeture automatique des portes, juste au cas où il tenterait de sauter en route.
- Je connais les gens qui ont envoyé Victoire, tempérai-je. Ils ne sont pas du genre à abandonner si vite. D'autres viendront mais ils seront plus nombreux.
Nous nous engageâmes sur la nationale et suivîmes la route jusqu'au dernier feu avant la sortie de la ville. Je ne nous croyais pas sauvés et voulais mettre le plus de distance possible entre cet endroit et mon frère. Irina avait loupé son premier coup, elle avait probablement d'autres cartes à jouer.
- Victoire ? répéta Nathan, les yeux écarquillés. Attends, mais... Luna avait une Victoire dans ses amies, et...
- C'est elle, coupai-je.
Je me penchai sur le côté pour voir pourquoi la file n'avançait pas. Un camion peinant à tourner au milieu du carrefour.
- Ecoute, Nathan, je t'ai dit que tu saurais tout, mais ce n'est pas le moment.
Je me forçai à remballer mon charisme pour ne pas l'écraser et le forcer à se taire de cette façon. Il avait suffisamment l'air apeuré par ce qu'il voyait de moi pour que je ne ressente pas le besoin d'en rajouter une couche. Chelsea, derrière moi, fixait résolument l'extérieur, et j'avais une nette préférence pour sa manière de gérer son angoisse. Au moins, elle ne se transformait pas en moulin à paroles.
Nathan cessa de parler environ dix secondes puis se mit à se dandiner sur son siège comme s'il était assis sur des charbons ardents. Je l'ignorai et pris à droite lorsque la file se débloqua enfin. C'était le chemin le plus rapide pour prendre l'autoroute.
- Je ne comprends, pas, me relança alors Nathan. Qu'est-ce qu'ils veulent, ces gens ? Je ne les connais pas, moi ! Si ce sont des ennemis à toi, tu n'as qu'à leur dire que je n'ai rien à voir là-dedans. Et...Et...Enfin tu te rends compte, elle nous a attaqués ! Je...
Je pilai net au rond-point alors que j'avais largement le temps de m'engager et me tournai vers le jeune homme. Ses yeux marrons étincelèrent de crainte et s'il avait pu s'enfoncer dans le dossier du siège, il l'aurait fait.
- Tu vas te taire, dis-je distinctement, et te calmer. Ces gens sont des tueurs qui ont essayé de s'en prendre à toi justement parce que tu es mon frère. Ils n'attendront pas que j'aie terminé les explications de presque quatre ans de disparition pour recommencer. C'est clair ?
Nathan ne put rien répondre, scotché sur place par la tension que je faisais régner dans la voiture. Je la relâchai rapidement et me tournai vers la route comme si rien ne s'était passé. Bon sang, il allait finir par comprendre que je voulais qu'il la ferme ?
Je pris la seconde sortie du rond-point et m'arrêtai pour prendre le ticket. C'était quand même un comble pour un véhicule si bien équipé de ne pas avoir le télépéage, et je ronchonnai intérieurement. Il allait falloir en toucher deux mots à Vince et Steve.
Avant de redémarrer, je retirai ma veste en cuir et la jetai à l'arrière. Elle était couverte du sang de Victoire mélangé au mien et celui-ci commençait à coaguler. L'odeur métallique emplissait un peu trop mes narines à mon gout, sans compter que j'en avais plein les cheveux.
- C'est à vous, tout ce sang ? s'enquit timidement Chelsea.
Je choisis la voie d'insertion de droite et vérifiai mes rétroviseurs. A part une camionnette jaune, il n'y avait aucun autre véhicule proche du notre. Je passai la cinquième, puis la sixième et fonçai sur l'autoroute.
- En partie, opinai-je à l'intention de la jeune australienne, mais ne t'en fais pas pour ça. Je guéris vite.
Un petit sourire m'échappa car formuler les choses ainsi était carrément un euphémisme. Mon bras tirait encore un peu mais ce ne serait bientôt plus qu'un mauvais souvenir.
Chelsea se pencha en avant, déroulant sa ceinture, et posa un coude à côté de l'appui-tête de Nathan. Un air très sérieux se peignit sur ses traits.
- Je sais ce que vous êtes, déclara-t-elle. Ils parlent de gens comme vous, à la télévision.
- Chelsea, ce ne sont que des rumeurs infondées, lâcha sèchement mon frère. On nous ment sur toute la ligne, je te l'ai déjà dit.
- Des histoires de soldats vêtus de noirs, de kidnapping dans les écoles et de centaines de meurtres. Tout ce qui se passe depuis des mois dans le pays..., persista sa compagne d'un ton lourd de sous-entendus.
- Arrête, Chelsea. Voilà ce qui arrive quand des fans de science fictions s'en mêlent ! Daesh et ses alliés deviennent des mutants sans pitié ! Ce sont des terroristes, comme depuis des années.
- Tu as raison, intervins-je.
Je fis délibérément comme si Nathan n'était pas intervenu et regardai la jeune femme dans le rétroviseur intérieur. J'en profitai pour noter la présence d'une grosse berline noire mais celle-ci nous dépassa tranquillement. Puisque nous semblions hors de danger pour l'instant, je me résolus à donner quelques informations à l'australienne. Elle avait l'air sympathique et ouverte d'esprit – plus que mon frangin fraîchement retrouvé, en tout cas.
- Les mutants existent, repris-je doucement. La plupart des gens refusent de le croire parce que cela leur fait peur, mais nier n'a jamais fait disparaître les choses.
Je mis mon clignotant et doublai un camion qui se traînait. Au loin, la berline poursuivait sa route, séparée de nous par une familiale rouge.
- On nous appelle les GEN, mais les humains préfèrent le terme d'Améliorés, ce qui revient au même. Nous ressemblons à des humains, mais en plus performants.
- La femme de toute à l'heure, c'était aussi une mutante ?
Je grimaçai en me rabattant devant le poids-lourd.
- Oui, mais une mutante encore plus spéciale que les autres. Ce qu'elle est devenue, c'est ce qui arrive à ceux sur lesquels on a pratiqué des expériences trop extrêmes. Ils perdent la boule, hors de contrôle, et tuent tout ce qui bouge sans réfléchir.
- Mais qu'est-ce qui nous dit que tu n'es pas l'une d'entre eux ? me défia subitement Nathan. Que tu n'es pas avec ces meurtriers ?
Je faillis lui rire au nez mais me retins de justesse. Elle était bien bonne celle-là !
- Si c'était le cas, tu serais mort, et Chelsea avec. La prochaine fois, si tu veux un conseil, tu devrais te poser ce genre de question avant de monter dans la voiture d'un potentiel tueur.
Je jurai avoir vu la jeune femme dissimuler son hilarité derrière une quinte de toux mais n'eus pas le temps de détailler davantage son visage. Une seconde berline noire venait d'apparaître à quelques centaines de mètres derrière nous et doublait résolument tout ce qui se trouvait sur son passage. Elle ressemblait un peu trop à la première, que j'avais toujours en visuel, pour que ce fut juste une coïncidence.
Merde.
- Remets-toi à ta place, lançai-je à Chelsea. Nous ne sommes plus tout seuls.
- Hein ? bafouilla Nathan.
Il se tordit le cou pour apercevoir l'ennemi dans sa voiture noire rutilante et perdit le peu de couleur qu'il avait retrouvé depuis qu'il avait vu le corps de Victoire.
La tension se diffusa dans mes muscles et je serrai les dents. Nous étions repérés, c'était évident, je ne pouvais pas gentiment attendre que la deuxième berline nous double et nous envoie valser contre la rembarde de sécurité.
Sans prévenir, je déboîtai et enfonçai l'accélérateur. La Hyundai trafiquée par Steve et ses collègues possédait jusqu'à huit vitesses sans compter la marche arrière, c'était le moment de voir ce qu'elle avait dans le ventre.
A la vue du compteur qui atteignait les cent-soixante-dix kilomètres heures et continuait à grimper, mes deux passagers glapirent à l'unisson et se cramponnèrent à leur siège. Aussitôt, la berline se cala dans notre sillage et força l'allure.
- Combien sont-ils ? souffla mon frère.
- Huit, minimum, répliquai-je sans avoir besoin de regarder le véhicule. La première voiture était pleine, et je crois qu'ils sont trois derrières. Ils vont essayer de nous prendre en sandwich.
Je passai sur la troisième voie de gauche en secouant tout le monde, dépassai encore quelques voitures en slalomant entre elles, le cerveau en ébullition. Il n'y avait pas de sortie avant plusieurs kilomètres, et l'ennemi nous rattrapait.
Le choc à l'arrière de la Hyundai me projeta en avant et je grondai, lèvres retroussées. La berline qui venait de nous percuter avec son attelage ralentissait pour réitérer son geste.
- Nathan, tu vas prendre le volant, ordonnai-je. Ne t'occupe pas des pédales.
Je dégainai mon revolver tandis que mon frère tendait fébrilement une main vers moi. Un second choc fit zigzaguer notre voiture.
- Maintiens-nous sur cette voie, sauf si un obstacle se présente. Prêt ?
Il hocha la tête d'un air fort peu convaincu, mais je n'avais pas trop le choix. D'une torsion des hanches, je me retrouvai face à la vitre qui s'abaissa rapidement, et glissai le haut du corps par l'ouverture. La berline perdait de nouveau du terrain pour nous pousser une troisième fois.
Je pris les quelques seconds nécessaires pour ajuster mon tir et pressai la détente deux fois en déportant légèrement mon poignet. Les deux pneus avant éclatés, la berline ralentit brusquement.
La Hyundai tangua alors pour se rabattre sur la voie du milieu et je lâchai l'ennemi des yeux.
- Luna...
Je rentrai aussi sec dans l'habitacle et repris le volant juste à temps pour voir la route se réduire à deux voies. A gauche, la première berline noire, à droite, la familiale rouge dans laquelle je voyais trois têtes dont une appartenant à un enfant. Le conducteur GEN ne cherchait pas à dépasser l'autre mais se maintenait volontairement à sa hauteur.
Sentant venir le piège, je freinai et regardai en arrière, mais un gros 4x4 gris me boucha la vue et nous percuta de plein fouet.
- On va avoir un accident ! brailla Nathan, vert de peur.
Ça oui, je pouvais le confirmer. Nous étions proches, trop proches, de la voiture rouge et de sa petite famille, et l'allure que nous forçait le 4x4 à maintenir nous précipitait vers elle. Je n'avais pas le temps de m'en débarrasser comme de l'autre. C'était trop tard. Une fraction de seconde à peine me suffit à savoir ce qu'il fallait faire, la seule chose qui s'imposait.
J'avais le choix entre cinq victimes ou seulement deux – je ne comptais pas dans l'affaire parce que pouvais m'en sortir et que je n'étais pas là pour me préserver. Dans les deux cas, Nathan que j'étais venue sauver serait dans le lot, ainsi que sa compagne. C'était simple. Mathématique.
Je braquai le volant et le hurlement de Chelsea mourut dans la collision avec la barrière de sécurité.
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