Chapitre 15


J'empoignai Victoire aux épaules, folle de colère et la propulsai derrière moi en direction de la porte, les membres tremblants. Un sourire satisfait barrait ses lèvres, un sourire affreux qui avait plutôt l'air d'une grimace lorsque la GEN se réceptionna contre une étagère.

Je m'assénai une claque mentale pour me reprendre : me laisser aller à mes émotions n'était pas dans mes habitudes de fonctionnement, et rien ne devait altérer ma capacité à vaincre. Je devais l'empêcher de nuire à Nathan, point final.

J'esquivai Victoire qui se ruait sur moi et l'entrainai à ma suite, reculant sous ses coups comme si elle me dominait, rien que pour la faire sortir et l'éloigner du bureau. Toutes les combines étaient bonnes pour la détourner de mon frère et de sa compagne. Ces derniers s'étaient agrippés l'un à l'autre avec l'énergie du désespoir et je priai intérieurement pour que l'idée de fuir à toutes jambes ne les traverse pas. Il n'y avait rien de pire face à un prédateur GEN que de se sauver en hurlant. Cela ne faisait qu'attiser la soif de tuer de mes semblables – j'en savais quelque chose.

Sentant un mur se rapprocher de mon dos, je décidai de passer à l'action et fléchis brusquement les genoux avant de me jeter sur Victoire. Nous nous heurtâmes et roulâmes ensemble sur le sol. La tête de la GEN cogna contre un pied de chaise et elle rugit de rage, ruant sous moi pour se défaire de mon étreinte, mais je serrai le poing et l'abattit violemment sur sa mâchoire à deux reprises. Mon autre main cherchait l'arme à ma ceinture lorsque Victoire dégagea son bras avec un grondement animal et me rejeta en arrière. Sa force inouïe m'envoya valser, mais pas avant que je ne dégaine mon revolver. Je mis un genou à terre et tirai droit devant moi, touchant la GEN rousse à l'épaule à trois reprises.

Victoire se figea en regardant son propre sang, étrangement sombre et épais, s'écouler de la plaie puis se tarir en une fraction de seconde. Ses traits se contractèrent et elle posa sur moi ses yeux phosphorescents. Les lèvres retroussées dans une expression de haine, elle fit un pas vers moi tandis que je relevai le canon de mon arme.

- Tuer, articula-t-elle. Tuer Luna Deveille.

Je reculai jusqu'à la banque de prêt de livres, ne la quittant pas un seul instant du regard, et notai que Victoire paraissait avoir complètement oublié sa cible d'origine. Le visage déformé, elle se redressa, les muscles gonflés, les veines du cou apparentes. Sa raison l'avait désertée, j'en étais sûre. Irina Malcolm avait créé une Déformée de plus, sauf que celle-ci était en liberté et à mes trousses, au lieu d'avoir été enfermée, bien au chaud aux Laboratoires Bollart.

- Viens me chercher, crachai-je.

Victoire bougea si vite que je n'eus pas le temps de me décaler pour l'éviter, et me percuta de telle sorte que je fus convaincue d'avoir été renversée par un camion de plusieurs tonnes en touchant le sol. Quelque chose de dur s'écrasa sur ma tempe puis sur ma pommette, encore et encore, malgré mes tentatives pour me dégager. Le sang chaud inonda mon visage, m'aveuglant sans que je ne daigne pousser le moindre gémissement. Les deux bras emprisonnés par la Déformée, je cessai volontairement de bouger et décidai d'attendre qu'elle cesse de me frapper. La puissance pure dont était faite la GEN lui donnait un avantage pour le moment, mais elle avait forcément des failles.

Un râle échappa à Victoire qui stoppa son geste et je soulevai les paupières – la droite était tellement gonflée que je ne voyais que par une fente. Elle tenait à la main une encyclopédie énorme couverte de mon sang, mais la laissa retomber, un air satisfait sur le visage. Elle découvrit ses dents, la folie au fond des yeux et je compris immédiatement ce qu'elle allait faire, sans pour autant l'en empêcher. Elle allait m'offrir l'ouverture dont j'avais besoin pour reprendre le dessus. Je fixai donc Victoire, ses pupilles accrochées aux miennes et la regardait se pencher en avant.

Ses mâchoires claquèrent en se refermant sur ma gorge, faisant fuser la douleur dans mon cou et mon épaule. Les muscles de la GEN se relâchèrent en même temps qu'un soupir de plaisir lui échappait. En plus d'être devenue tarée, mon ancienne amie de lycée boulottait ses congénères. Charmant.

Refoulant mon dégout et l'envie de lui coller une bonne paire de baffes pour qu'elle lâche prise, je patientai jusqu'à ce que Victoire relève la tête, les lèvres badigeonnées de rouge, une expression d'extase sur le visage. Comme en transe, elle rejeta la nuque en arrière pour faire couler le liquide dans sa bouche, mais ne desserra pas pour autant la poigne qu'elle maintenait sur moi. Je n'avais jamais rien vu d'aussi flippant et malsain, et pourtant, j'en avais fait moi-même, des choses horribles.

- Plus forte que toi, siffla-t-elle, ravie. Ton sang....

Victoire lâcha mes mains pour effleurer ma plaie du bout des doigts et les porta à la lumière pour admirer leur couleur. C'était ce que j'attendais. Perdue dans la folie qui lui gangrenait la cervelle, la GEN avait rangé tout bon sens au placard et s'exposait. Elle était peut-être meilleure sur le plan physique mais la mutation excessive lui conférait un cerveau plus petit qu'un petit pois – sans vouloir insulter ledit petit pois.

J'attrapai Victoire par le col et la projetai sur le côté, me remettant en un clin d'œil sur mes jambes. L'autre n'avait rien vu venir et s'affala dans une pluie de livres avant de se redresser, les lèvres rouges sang. Cette fois-ci, je ne lui laissai pas le temps d'attaquer et le fis moi-même, poignard en main.

- Je vais te tuer, gronda-t-elle en reculant. Je vais te tuer !

Un filet de bave coula sur son menton et la Déformée fléchis les jambes pour me sauter dessus. Elle perdait les pédales un peu plus à chaque seconde, faisait preuve d'une débauche de force et de haine colossale. Je pivotai sur mes hanches, l'évitai, déchirant la peau de son bras au passage et me remis en garde. Chacun de ses coups était plus rapide et violent que le précédent, mais aussi plus désordonné.

Campée sur mes positions, je ne tentai pas de la blesser sévèrement mais parai chaque attaque et l'égratignai de ma lame, faisant jaillir sa colère. Mais au moment où Victoire se saisit d'une étagère complète pour me la jeter au visage, je songeai qu'il était peut-être temps de mettre la gomme et de faire cesser cet affrontement. D'autres agents étaient probablement en route, mieux valait avoir fini avec la GEN quand ils se pointeraient.

Victoire sauta sur la banque, les doigts recourbés comme des serres mais je stoppai net son geste en lançant mon poignard droit sur elle. Il alla se ficher dans sa cuisse, et profitant de la diversion, je sautai à sa suite pour faucher les jambes de la Déformée. De nouveau au corps-à-corps sur le sol, nous luttâmes quelques secondes avant qu'un nouveau volume de l'encyclopédie ne m'enfonce le crâne dans un bruit sec. Je grognai sans lâcher mon adversaire qui parvint cependant à me coincer un bras et à appuyer férocement dessus. L'os émit un craquement rude avant de céder, mais j'accompagnai le mouvement de la GEN rousse pour me frapper, l'attirai sous moi et arrachai le poignard de sa plaie pour l'enfoncer entre ses côtes. La chair était dure, résistante, mais j'appuyai de toutes mes forces et abaissai la lame du thorax à la hanche, laissant le sang éclabousser le vinyle. Victoire émit un hoquet, voulut me repousser sans y parvenir, clouée au sol.

- Je vais te démembrer, asséna-t-elle, pourtant en position de faiblesse. Je montrerai tes restes à ton frère, et je m'occuperai de lui.

Elle tenait toujours mon bras blessé, préférant sans doute me faire souffrir mais négligeant ainsi de se tirer d'affaire. Les tissus de mon épaule se tendirent en même temps qu'une douleur aigue remontait dans mon bras mais je refusais de laisser Victoire se libérer. Cela guérirait, comme toujours.

Je soulevai le bassin juste assez pour laisser croire à la GEN que je capitulais, l'amenant à tendre les mains vers moi pour m'empoigner mais je fus plus rapide et les bloquai sous mes genoux, les jambes écartées ce chaque côté de la Déformée. Couchée en croix, Victoire était maintenue par mon poids, à ma merci. Un sourire se dessina sur mes lèvres tandis que je retirai la lame de son ventre pour la plaquer sur sa gorge.

Avec un mouvement lent et précautionneux de sorte que la pauvre folle n'en rata rien, je sortis mon second revolver, plus petit que le premier, de ma poche de veste et l'appliquai contre la tempe de Victoire. Retenue par le poignard, elle ne pouvait tourner la tête. Mon bras engourdi me faisait mal à la moindre secousse mais c'était sans importance.

- Je t'ai déjà tuée une fois, fis-je. Tu croyais vraiment que je ne pourrais pas recommencer ?

Je respirai à long traits, chassant la souffrance de mon crâne. J'avais la meurtrière d'Allan sous le nez. Elle ne sortirait pas d'ici vivante.

- Toi et moi sommes nées de la mort, alors ne crois pas que j'éprouve la moindre peur, ricana Victoire en toussotant. A l'instant même où nous nous sommes réveillées dans le bus, au milieu des cadavres, nous avons changé. Tu te souviens de cette nuit, Luna ? La nuit où tu m'as abandonnée sur un rocher en pleine forêt avant de te sauver à toutes jambes... Tu as toujours été la pire d'entre nous, avant même que la mutation ne s'empare de toi.

- Et tu veux me faire croire que c'est ma faute si tu es devenue comme ça ? m'amusai-je froidement. J'assume tout ce que j'ai fait Victoire, chaque meurtre commis, chaque sang versé, mais ne me mets pas sur le dos tes propres choix.

- Tu es un monstre, gronda-t-elle, les yeux étincelants.

- Alors nous sommes deux.

Je fouillai de nouveau dans ma veste et en tirai un chargeur noir coloré d'une bande jaune. La morgue de Victoire s'effaça et son teint déjà trop blanc vira à la craie.

- Des balles en composé, chuchota-t-elle.

La GEN remua faiblement les jambes, incapables de se défaire de moi.

- Exact. Maintenant, Victoire, j'ai une question à te poser.

Je m'humectai les lèvres, le cœur cognant dans mes côtes. Il fallait que j'en parle. Tout de suite, avant de terminer ce que j'avais commencé.

- Pourquoi as-tu tué Allan ?

Victoire garda un bref instant le silence, puis ses lèvres encore rouges de mon sang s'étirèrent. Un peu d'écume coula au coin de sa bouche, probablement causé par son abdomen ouvert d'un bout à l'autre, mais les plaies cicatrisaient déjà un peu. Ce n'était pas cela qui l'achèverait.

- Tu n'as donc toujours pas compris ? demanda-t-elle, narquoise.

- Réponds. Je sais que cela ne faisait pas partie de tes ordres. Jusqu'à la dernière seconde j'ai pensé que tu viendrais avec nous. Alors, dis-moi pourquoi.

La GEN sourit de plus belle, ses cheveux roux étalés autour de sa tête comme une couronne du diable. Je sentais l'impatience me gagner mais je voulais l'entendre me dire pourquoi j'avais perdu Allan.

- Tu as eu tout ce que tu voulais, lâcha sèchement Victoire. La mutation t'a privilégiée, tu as obtenu le meilleur mentor, le statut d'Elite, le commandement de l'Armée... Et par-dessus le marché, Marx te faisait confiance, aveuglément, au point de n'avoir rien vu de ton petit jeu. Tu avais tout, Luna. Mais tu as trahi, tu méritais d'avoir mal, d'être privée de ce qui t'étais le plus cher. Ta liberté aura toujours un gout amer, maintenant qu'il n'est plus là.

J'eus la sensation qu'un cube de glace tombait dans mon estomac mais ne présentais qu'un masque imperturbable à Victoire.

- Ce n'était que de la rancœur ? dis-je. Tu l'as tué par jalousie.

- Tu veux tout savoir, hein ? susurra la Déformée. Tout ça te ronge depuis des semaines, pas vrai ? Tu es bouffée de l'intérieur par tes doutes.

Elle marqua une pause, les yeux plongés dans les miens. Je sentais malgré tout qu'elle cachait autre chose.

- Irina avait deviné en toi quelque chose que Marx n'a jamais vu, déclara finalement la GEN qui se délectait de chaque mot. Elle savait que ton plein potentiel n'était pas atteint, que tu retenais ce que tu étais vraiment. Il manquait un élément pour que tu deviennes vraiment l'Ange Noir. Tu veux que je te dise ? Même si tu n'étais pas partie de l'Institut, même sans ta traîtrise, Allan serait mort.

Un rire horrible secoua son corps et j'eus envie de lui faire sauter la cervelle sans attendre.

- Un accident, une mission qui tourne mal, et hop ! Débarrassés, pouffa Victoire. Mais cela revient au même, finalement. Allan était le dernier rempart entre toi et le monstre qui t'habite, le seul obstacle à ta vraie nature. Sans lui, la violence que tu contiens depuis si longtemps, attisée par la haine, va se déchaîner, et se retourner contre tes proches.

- C'est ridicule, jetai-je, mâchoires contractées.

- Pas tant que cela, si on y réfléchit bien. Cela a déjà commencé, et tu le sais aussi bien que moi. Les GEN que tu massacre lors de tes missions, ta colère permanente... Tout est là, Luna. Un jour tu seras comme moi. Ce n'est plus qu'une question de temps.

Je n'eus même pas conscience de tirer avant que le bruit du coup de feu ne résonne dans mes tympans. Victoire tressauta et sa tête retomba mollement, du sang noir sur la tempe.

- Celle-là est pour Allan, murmurai-je.

Je pressai encore la détente, comme un automate. Le chargeur se vida, balle après balle, et lorsque le cliquetis annonça la fin des munitions, je jetai l'arme au loin. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top