Chapitre 14
Je fus happée par le silence dès que j'eus franchi les portes coulissantes de la médiathèque, de taille modeste et enfoncée entre deux grosses maisons à étage. A l'intérieur, il faisait chaud, presque trop, mais il n'y avait personne, sans doute à cause du fait que l'heure de fermeture était proche.
Mes semelles claquèrent sur le sol en vinyle tandis que j'inspectais l'endroit du regard. Hormis des étagères, des coussins et des tables pour travailler, je ne voyais rien, et l'espace en forme de L était très encombré par les livres de toutes sortes. La banque destinée à l'emprunt des ouvrages était coincée dans un angle, et quelques ordinateurs avaient été casés dans les rares zones vides restantes. Malgré cela, la médiathèque me parut être un lieu agréable quand on avait du temps à perdre pour flâner dans les rayons, grâce aux fenêtres de toit qui apportaient de la lumière.
Je tendis l'oreille, percevant très légèrement des voix vers le fond de la pièce, et m'apprêtais à avancer lorsque des pas se firent entendre sur la droite. Une femme d'une trentaine d'années, peut-être un peu moins, apparut. C'était une humaine ordinaire, chargée de magazines en équilibre précaire sur son bras, avec un teint très clair et des cheveux trop noirs dont on voyait les racines blondes. Elle était petite et ronde, avec une silhouette bien proportionnée. Constant qu'elle n'avait rien d'une tueuse d'Irina, je me détendis et me retins de dégainer mon arme.
- Bonjour, lança-t-elle avec un fort accent. Que puis-je faire pour vous aider ?
Avant la fin de sa phrase, le ton de la femme changea et je la vis tiquer. Je faisais de mon mieux pour ne pas sembler impressionnante, mais l'apparence des GEN ne passait pas inaperçue et mettait mal à l'aise les humains qui n'y étaient pas habitués.
- Excusez-moi d'arriver à l'heure de fermeture, répondis-je avec amabilité. Monsieur Deveille est-il ici ?
Je me forçai à sourire avec innocence.
- Nathan ? Oui, dans son bureau. Il avait des commandes à terminer puisque nous avons reçu le budget de rentrée. Nous aurons bientôt des nouveautés à proposer !
Non sans fierté, la femme sourit et cala son chargement sur sa hanche. Elle semblait avoir oublié qu'elle avait quelqu'un de bizarre en face d'elle.
- J'aurais besoin de lui parler, s'il vous plait.
- Je peux peut-être vous conseiller, insista la femme. Il reçoit déjà quelqu'un en ce moment. Une lectrice qui recherche un ouvrage spécial.
Et merde. Simple cliente ou agent de l'Institut ? Chaque fibre de mon corps se tendit.
- Ça ne prendra pas longtemps, je viens de la part d'un ami, argumentai-je. Il a besoin d'un livre et m'a demandé de m'adresser à monsieur Deveille.
L'humaine rejeta ses cheveux noirs en arrière. Elle jeta un coup d'œil hésitant vers les bureaux, puis se décida, au moment-même où j'allais forcer le passage pour trouver Nathan. Bon sang, on n'avait pas toute la journée, d'autant que rien ne me disait que mon frère ne se trouvait pas à cet instant précis avec un assassin devant lui. Si Irina m'avait devancée...
- Je vais vous montrer son bureau, dit-elle à contrecœur. Vous devrez attendre qu'il ait terminé avec l'autre personne.
- Merci, mademoiselle, fis-je en lui emboîtant le pas.
La femme déposa ses magasines sur une table proche et agita la main dans ma direction.
- Appelez-moi Chelsea. Je viens d'Australie, ajouta-t-elle sur le ton de celle qui avait l'habitude de parler de ses origines. Tout le monde se demande pourquoi je vis ici et me pose la même question. J'ai fait mes études en France et je suis restée après avoir commencé à travailler avec Nathan.
Je me fichais pas mal de sa vie et me contentai d'un hochement de tête poli tout en suivant Chelsea dans l'allée étroite. Cette dernière donnait sur les sanitaires et un petit bureau dont je voyais déjà la porte. J'étais à deux doigts de revoir mon frère. Je notai cependant la manière affectueuse avec laquelle la jeune femme avait mentionné Nathan. J'étais d'avis qu'ils ne devaient pas être de simples collègues de travail. Je n'étais pas venue jusque-là pour me mêler de la vie sentimentale de qui que ce fut, mais il faudrait peut-être compter sur le fait d'emmener aussi Chelsea avec nous. Je ne devais rien laisser au hasard.
- Je ne vous ai pas demandé votre nom, reprit l'humaine en stoppant devant le bureau.
- Luna, lâchai-je. Luna Vallet.
Là-dessus, et sans attendre que Chelsea eût tourné les talons, j'abaissai la poignée de la porte et entrai dans le bureau sous son regard outré. Tant pis pour la politesse, elle se remettrait plus facilement de mon incivilité que de voir Nathan se faire découper en rondelle sous son nez.
- Mais qu'est-ce que... ? protesta-t-elle faiblement.
Je l'écartai du plat de la main pour la contraindre à rester en arrière et pris rapidement la mesure de la situation. Le bureau était carré, minuscule et aussi encombré que le reste de la médiathèque, avec des papiers et des livres partout. Un meuble au plateau vitré servait de poste de travail, avec un ordinateur et deux chaises en bois. Il y avait aussi une fenêtre donnait sur une petite cour coincée entre les maisons voisines, ce qui ne constituait pas une issue de secours acceptable.
Mais par-dessus tout, ce qui retint mon attention fut la présence de deux personnes, assises face-à-face, parmi lesquelles une me fixait avec des yeux ronds. Nathan Deveille me rendit un bref regard avant de froncer les sourcils en direction de la femme qui se trouvait avec lui. Je ne la voyais que de dos, mais je sus qui elle était avant même d'avoir vu son visage. Une amertume monta dans ma gorge en même temps qu'une sensation glacée se répandait dans mon dos. Non... Je l'avais tuée, alors comment...?
- Madame, bafouilla Nathan, je suis désolé mais...
Un filet de sueur coula sur son front. Deux GEN dans la même pièce, c'était au moins une de trop pour ses nerfs, et il devait sentir que quelque chose d'anormal se passait. Je détaillai brièvement ses traits, ses cheveux châtains, et son corps aux épaules larges de l'ancien sportif qui a abandonné les altères pour les pizzas. Cela ne me rappelait rien, j'avais définitivement perdu tout ce que j'avais vécu avec lui pendant ma vie d'humaine.
Nathan ouvrit la bouche pour dire autre chose, ne me reconnaissant clairement pas, mais n'arriva pas au bout de son geste.
- Comme c'est mignon, coupa la voix ironique de la femme qui fit pivoter sa chaise sur le carrelage. J'attendais ce moment avec impatience, j'ai bien cru que j'allais devoir parler d'auteurs à mourir d'ennui pendant toute la soirée. D'émouvantes retrouvailles fraternelles, allez-y, embrassez-vous !
La GEN se tourna vers moi et me fixa dans les yeux. Mes craintes se confirmèrent et un grondement incontrôlable m'échappa.
La dernière fois que j'avais vu Victoire Robilland, elle ne ressemblait plus à grand-chose, si ce n'était à un tas de chair sanglante écrabouillée par mes soins. Je l'avais battue jusqu'à la défigurer, aveuglée par la rage de l'avoir vue tirer sur Allan. J'avais cru l'avoir tuée, brisée, et voilà qu'elle se trouvait ici, dans une forme olympique. Mais non, ce n'était pas vraiment Victoire, pas telle que je l'avais connu, du moins. Irina Malcolm et sa science avaient encore frappé.
La peau trop lisse de Victoire se tendait sur un visage blanc tant il était clair, brillant comme une poupée de cire. Ses pommettes saillaient cruellement, son nez semblait effilé comme la lame d'un couteau. Chaque trait de beauté de mon ancienne amie, déjà accentué par la première mutation, était encore plus prononcé, à tel point qu'elle en devenait effrayante. Ses cheveux flamboyants cascadaient au creux de ses reins, chaque courbe de son corps lui donnait l'air d'un animal souple, féroce et mortel, mais ce n'était rien face à l'éclat de ses yeux verts. Ils ressemblaient à ceux d'un chat, renvoyant la lumière, presque phosphorescents. Irina Malcolm avait voulu créer une perfection encore plus incroyable que la mienne, mais je ne voyais qu'un monstre dérangeant à regarder.
- Heureuse de me revoir ? railla-t-elle. Ma chère amie, prends-donc un siège, que nous parlions quelques minutes avec monsieur Deveille et sa charmante collègue.
- Écarte-toi de lui, Victoire, articulai-je lentement. C'est entre toi et moi. Il n'a rien à voir là-dedans.
- Je te règlerai ton compte, sois en sûre, persiffla la GEN. Mais pas avant de les avoir tués tous les deux, juste devant toi. Tu vas souffrir, Luna, comme j'ai souffert par ta faute.
Victoire se leva si vite que ses mouvements me parurent flou. Elle était rapide, peut-être plus que moi. Je fis un pas de côté pour me mettre entre elle et mon frère, et Chelsea couina en se collant à la chambranle. Nathan semblait paralysé, sans réaction, mais j'entendais nettement son cœur battre à toute allure dans sa poitrine.
- Tu devras me tuer en premier, déclarai-je en posant une main sur mon revolver.
- C'est comme si c'était fait, ricana Victoire.
Elle bondit vers moi au son du cri étouffé de Nathan, et me heurta avant que je ne fléchisse les genoux, m'envoyant valser contre la fenêtre qui se brisa en morceaux de verre tranchants. Victoire se jeta en avant et je l'évitai de justesse. Un sourie sadique barra ses lèvres retroussées. Elle se tenait là, devant moi, pleine de morgue et d'arrogance, bien vivante alors qu'elle aurait dû pourrir au fond d'une fosse, bien vivante alors qu'Allan était mort.
La rage se déversa dans mes veines et ma vision se mêla de rouge, le rouge sang de la haine.
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