Chapitre 11


Ce fut un Gaspard haletant et mécontent qui se releva, et je lui assénai une claque amicale dans le dos. Il descendit la moitié d'une bouteille d'eau, respirant bien à fond.

- Il y a du progrès, les gars, affirmai-je en m'asseyant à l'envers sur une chaise qui bordait notre zone d'entraînement.

- Tu nous as massacrés en quelques minutes, répliqua Martial, fataliste.

- J'ai plus de facilités à vous évaluer en me confrontant moi-même à vous plutôt qu'en vous regardant vous battre contre d'autres. Léo, on va se concentrer sur ta vitesse, et Martial, sur un peu plus de tonicité dans les gestes. Gaspard, pas mal, mais tu vas devoir travailler ta concentration sur la durée.

Je passai une main dans ma tresse que je ramenai sur mon épaule tout en fixant Lynx, qui, s'il l'avait pu, serait rentré dans le sol pour disparaître. Je ne fis aucun commentaire, mais il avait sans doute déjà bien compris ce que je pensais de sa piètre tentative pour se mêler au combat.

Evidemment, j'avais bien conscience qu'il n'était pas un soldat, et que peu d'éventualités l'amèneraient à devoir venir avec nous sur le terrain, mais Niels voulait que tout le monde soit prêt. Sur ce point-là, j'étais bien d'accord avec lui, et j'avais du mal à réprimer mon agacement face à l'attitude de l'informaticien. Parfois, il me donnait le sentiment de se mettre volontairement hors-jeu et de ne faire aucun effort pour s'améliorer. Cela dit, ayant été formée dans un but d'infaillibilité dans tous les domaines, j'avais peut-être un jugement faussé... Mais le jour venu, Lynx ne devrait pas être un poids pour l'unité.

Je secouai la tête sans rien dire et marchai jusqu'à la limite de mon tapis pour faire un signe général aux groupes de travail.

- Pause pour tout le monde, ensuite vous serez en activité libre. Pensez à vous exercer sur vos points faibles. Je vais passer près de chaque unité pour l'affrontement direct en groupe.

Je pivotai vers mes équipiers juste à temps pour réceptionner la bouteille que me jeta Gaspard et vidai ce qui restait dedans.

- Allez, on s'y remet, ordonnai-je.

- Par pitié, geignit Léo, tu ne peux pas nous laisser plus de répit ? Tu as vu le coup que tu m'as mis en pleine tronche ?

- Plains-toi, ris-je, tu m'as presque cassé le nez !

- Cassé le nez ? s'offusqua Gaspard, volant au secours de son meilleur ami. Une batte de baseball se briserait avant !

- Ah, notre sauveuse ! braillai Léo, coupant net à la conversation.

Il regardait dans la direction de l'escalier, et je vis Amanda apparaître sur la dernière marche, flanquée de Steve Marx. Elle nous adressa un large sourire et entreprit de se déplacer gauchement vers nous, un bas sous celui de notre ami.

Amanda était tout simplement radieuse. Elle laissait désormais ses cheveux friser naturellement, abandonnant ainsi le lissage qu'elle s'imposait quelques mois avant, et arborait une mine épanouie. Maintenant que j'arrivais à faire abstraction du ventre énorme qui pointait devant elle, je la trouvais jolie ainsi.

- Salut, la compagnie, dit-elle une fois près de nous. Ça bosse dur ?

- Ça cogne dur, surtout, rectifia Martial.

- Quand on travaille avec Luna, c'est toujours le cas. J'en sais quelque chose.

- Dis donc, tu pourrais me soutenir, fis-je mine de râler.

La jeune femme éclata de rire et je lui laissai volontiers ma chaise. Steve demeura un peu en retrait mais il la couvait du regard.

- Comment tu te sens ? interrogeai-je.

- Tu me pose la question tous les jours, fis remarquer la GEN Noire.

- Tu es proche du terme, si on en croit les médecins. Firell te surveille de près.

- Pas de contractions en vue, je te rassure, mais ça ne devrait plus tarder, j'ai du mal à marcher, avec tout ce poids.

- Je n'osais pas te le dire, intervint Gaspard, mais les pieds de la chaise sont en train de plier...

Amanda vérifia son siège qui tenait parfaitement le coup et leva les yeux au ciel.

- Ta délicatesse me surprendra toujours. Je suppose que c'est une manière délicate de me dire que je ressemble à une truie ?

- C'est méchant pour la truie, précisa mon équipier.

Léo nous explosa les tympans de son rire rocailleux et Amanda elle-même l'accompagna. Elle appréciait beaucoup les membres de mon unité, et ils le lui rendaient bien. L'enfant à naître avait déjà ses admirateurs, ce qui se comprenait car il n'y avait aucune naissance ici, à la base, et aucune famille. Les petites jumelles que j'avais fait sortir de l'Institut ne comptaient pas vraiment puisqu'elles ne circulaient pas dans les couloirs.

Pendant qu'Amanda charriait Gaspard sur sa défaite face à moi, je sentis la main de Steve se poser sur mon épaule et lui jetai un coup d'œil.

- Je peux te parler ? demanda-t-il. Juste une minute, ça ne prendra pas longtemps.

- Pas de problème, opinai-je.

Je le suivis jusqu'à la rembarde de l'escalier en songeant à ce qu'il pouvait bien vouloir me dire en privé. Steve passait plus de temps en compagnie des machines que des êtres vivants, ce qui n'était pas sans rappeler Ismaël et ses ordinateurs, à l'Institut. Hormis Amanda sur laquelle il veillait sans limites, le fils de l'ancien directeur ne se mélangeait pas à grand-monde. J'étais persuadée que son compagnon lui manquait.

Appuyée contre la barrière, j'attendis qu'il fasse le premier pas en le dévisageant. Steve ressemblait toujours à Geb, mon ami amnésique mais j'avais peine à croire qu'il était vraiment le même, l'un de mes amis les plus proches avec qui j'étais sortie quelques années plus tôt – ce qui nous avait d'ailleurs valu plus de fou-rires que de moments d'intimité. Sur le plan physique, tout était là : les boucles sombres, le regard un peu perdu, mais sa silhouette s'était étoffée. Savoir qu'il avait récupéré sa mémoire de fils d'Ulrich Marx me refroidissait aussi quelque peu. Cela devait être compliqué, dans sa tête...

Steve me rendit mon regard puis se racla la gorge. Voyant qu'il ne disait rien alors que c'était lui qui voulait me parler, je m'impatientai et posai moi-même une question :

- Tout va bien, Steve ? Je ne te vois pas beaucoup, ces derniers jours.

Apparemment soulagé par cette amorce de conversation, le GEN opina du chef et se détendit. C'était à croire que je lui fichais la trouille.

- J'ai pas mal de boulot depuis que Niels a donné l'ordre de réviser tout le matériel de transport. Il y a des réparations à finir vite, afin de nous tenir prêts.

- Prêts à quoi, c'est une bonne question, fis-je remarquer.

- Tout le monde se la pose, je pense. Et pour le reste du temps, je rends visite à Amanda qui se sent un peu seule.

- Pas facile d'être enfermée ici, admis-je. Mais je la trouve plutôt en forme.

D'un geste commun, nous nous tournâmes vers la jeune Noire qui discutait encore avec Gaspard et Lynx. Steve hocha la tête avec un petit sourire satisfait avant de reprendre :

- Et toi, Luna, comment vas-tu ?

- Très bien.

Ma réponse machinale lui fit plisser les yeux.

- Comment vas-tu vraiment ? rectifia-t-il.

- Très bien, répétai-je, impassible. Ecoute, Geb... Steve, je veux dire. Je n'ai pas envie de parler de ça. S'il te plait.

Le GEN lâcha le soupir de celui qui s'était douté que sa tentative se solderait par un échec mais je me refusais à entrer dans son jeu. Cela aurait été la porte ouverte pour parler d'Allan, et je ne voulais surtout pas que ça arrive. Ni avec lui, ni avec personne d'autre. J'arrivais à évoquer mon mentor avec les membres de mon unité car je ne sentais aucun jugement chez eux, mais c'était tout. Ma douleur m'appartenait. Point.

- Je sais, fit Steve, mais Amanda se fait un souci monstre pour toi. Elle dit qu'elle ne sait jamais ce que tu penses.

- C'est mieux comme ça, ricanai-je en me tapotant la tempe. Ce n'est pas beau à voir, là-haut. Pourquoi n'est-elle pas venue m'en parler elle-même, d'abord ? Je lui fais peur ?

- Ça n'a rien à voir. En fait, elle ne voulait pas que je le fasse parce qu'elle craint de remuer le couteau dans la plaie et de te faire plus de mal. J'aurais essayé, au moins...

Steve haussa les épaules comme si tout ceci n'était finalement pas important et je me réjouis intérieurement de ne pas le voir insister.

- C'est tout ce que tu voulais me dire ? le relançai-je, pressée de regagner mon entraînement.

- Non, en vérité, il y a autre chose.

Un air de malaise passa sur ses traits. Que pouvait-il bien cacher ?

- Je ne savais pas si je devais t'en parler, hésita le jeune homme. Ça fait trois semaines que ça dure, alors...

- Je t'écoute.

- Eh bien, voilà, je...

La sonnerie aiguë de mon bipper choisit cet instant pour nous interrompre et Steve devint muet comme une carpe, coupé dans son élan. Je pestai tout haut et désactivai l'appareil. Niels pouvait bien patienter, non ?

- Tu devrais regarder, me conseilla vivement Steve qui se dandinait d'un pied sur l'autre. On finira cette conversation une autre fois.

- Tu es sûr ?

Au fond de moi, je sentais bien que le GEN avait perdu toute envie de me révéler quoi que ce fut. Peut-être n'avait-il jamais eu l'intention d'aller jusqu'au bout, mais il avait piqué ma curiosité. Je lâchai la rembarde, l'interrogeant du regard.

- Oui, oui, ce n'est pas très important, affirma-t-il avec un sourire forcé. On se voit plus tard, d'accord ?

Là-dessus, il fila sans demander son reste. Décidément, le nouveau Steve Marx n'était pas moins étrange que le Geb que j'avais rencontré dans les sous-sols, affublé d'une mémoire d'enfant de six ans. Résignée, je sortis le bipper de ma poche et l'inclinai pour lire le message qui défilait sur la tranche.

Code rouge. Une faille de sécurité. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top