Chapitre 9
Devant moi, le long et sinueux couloir des catacombes, aux murs de pierre terne et aux piles d'ossements soigneusement rangés. De petites gouttelettes s'écrasant sur les dalles inégales du sol, et, enfin, un plafond si bas que je ne pouvais progresser debout.
Arme tendue, j'avançai vite mais avec suffisamment de précautions pour ne pas me faire surprendre par Tina qui pouvait très bien être en embuscade à un embranchement. Pour ne rien arranger, il faisait noir comme dans un four, même si ma vue améliorée me facilitait la tâche.
- Samuel, chuchotai-je après avoir activé mon oreillette. Samuel, tu me reçois ?
- Luna ? On est sur place, Luna. C'est le signal ?
Je fus soulagée de constater qu'il avait l'air parfaitement normal et que la situation de son côté devait par déduction être bien meilleure que du mien.
- On annule tout, Sam, articulai-je sans ralentir. Applique le plan B.
- Hein ? protesta le GEN d'une voix crachotante. Luna, qu'est-ce qui se passe ?
J'ouvris la bouche pour répondre le plus succinctement possible, mais quelque chose de sombre sur le pavé attira mon attention. Du sang, seulement quelques gouttes minuscules, mais du sang tout de même. La piste était là, juste devant mon nez, et je n'avais qu'à la suivre. Tribal avait-il blessé Tina, alors qu'aucun coup de feu n'avait résonné ? Ou était-ce sa propre blessure qui saignait ainsi ? Je fis quelques grandes enjambées pour voir où me menaient les traces, puis stoppai net au bout d'une centaine de mètres. Samuel tenta de me relancer par une nouvelle question mais je l'entendis à peine, un bloc de glace au fond de l'estomac.
Le sang n'était plus du sang. C'était une substance noire, épaisse, reconnaissable entre mille.
Une douleur brûlante, aussi violente que passagère me tordit l'abdomen et je réprimai difficilement un hoquet étouffé, replongée dans un certain souvenir. Ce sang noir, n'était autre que celui d'un GEN empoisonné.
- Plan B, Sam, répétai-je brusquement. Je te rejoins aussi vite que possible.
Là-dessus, je coupai la communication et m'engageai dans un étroit passage bordé de piles de fémurs. Je cherchai à percevoir des bruits, souffles ou battements de cœurs, et me mis à courir. Les traces, plus abondantes, me conduisaient droit sur le GEN atteint. Mon cerveau rationnel avait déjà calculé toutes les éventualités et compris ce que pouvait vouloir dire ce sang, mais il m'interdisait d'être submergée par une peur quelconque et gardait mon esprit clair et apte à agir.
Je pris le pas de course, accélérant encore quand une sorte de gémissement ténu me parvint. Le couloir s'élargit, et je fonçai, débouchant dans un vaste espace dégagé et dont un seul pan de mur était décoré de crânes aux orbites macabres. Mais mon champ de vision se réduisit à une seule chose : Tina Truffier debout, les bras ballants, droit devant moi, et je me ruai sur elle. Je la percutai avec tant de force qu'elle valsa en arrière, le dos arqué. Un craquement sourd accompagna l'impact et l'air fut expulsé de ses poumons dans un sifflement rauque. Je la laissai choir au sol, non sans avoir noté les ossements enfoncés dans le mur, et les débris brisés qui en retombaient, et détournai rapidement mon attention d'elle. Si une blessure à la colonne ne tuait pas un GEN sur le coup, il en réchapperait forcément même au prix de souffrances désagréables. Tina demeura prostrée sur le ventre, le visage congestionné.
Je pivotai donc sur mes talons, faisant face à Tribal, immobile sur ma gauche. Il était sur ses jambes, le visage inexpressif, comme en état de choc et se tenait le bras. Je me demandai depuis combien de temps Tina et lui se regardaient dans le blanc des yeux.
- Luna, dit-il enfin, d'un ton tellement neutre que je crus presque que tout allait bien pour lui. On va avoir un problème.
Le grand Noir retira sa main de sa blessure, la ressortant couverte d'un liquide noir poisseux et me regarda droit dans les yeux, une détresse inouïe au fond de ses pupilles.
Une vague terrifiante de haine déferla en moi et je fermai les paupières un bref instant sans bouger. Si je n'avais pas si bien appris à me contrôler auprès d'Allan, je me serais jetée sur Tina pour la massacrer, la mettre en pièce et me venger de ce qui arrivait à Tribal. Elle n'avait certes par tiré sur lui, mais je la voyais comme l'instigatrice de tout ceci.
Jugulant mes émotions, je les refoulai de mon mieux et rouvris les yeux. La rage serait pour plus tard. Car Tribal allait mourir.
Le GEN chancela et s'assit au moment où je m'avançai vers lui. Je m'accroupis, les tripes nouées.
- Je vais crever, Luna. C'est bête, hein ? Je ne pensais pas que ça arriverait comme ça. Je sais que les GEN ne sont pas réputés pour leur espérance de vie, mais j'imaginais un truc plus glorieux, avec du monde autour de moi, tu vois le genre ?
Je déchirai d'un geste sec la combinaison de Tribal et dénudai sa peau sombre, déjà marbrée de noir.
- Chut, Trib. Garde tes forces et arrête de dire des âneries.
- Luna !
La main droite du GEN agrippa la mienne de façon convulsive et je fixai son front couvert de sueur. Le teint de Tribal pâlissait à vue d'œil en dépit de sa couleur habituelle.
- Luna, répéta-t-il. Il faut que...écoute-moi. Tu dois me promettre, Luna ! Promets...
Il fut secoué d'un spasme. Le poison agissait, et vite, qui plus est, même si toute la douleur qu'il devrait endurer serait bien assez longue – et je savais de quoi je parlais.
- Dis-moi, Trib, murmurai-je. Qu'est-ce que je dois faire ?
- Je...Amanda ! Il faut que...que tu veilles sur elle. Promets-moi.
Le souffle heurté, il planta son regard empli d'une expression que je n'avais jamais vu chez lui, si enjoué et optimiste en dépit de circonstances parfois difficiles : le désespoir. Je hochai la tête, même si je songeais intérieurement qu'Amanda n'avait besoin de personne pour la protéger.
- D'accord, Trib. Mais tout ira bien. Ça va aller, je te le jure, ajoutai-je.
- Tu...tu ne comprends pas.
Tribal voulut poursuivre mais une importante quantité de liquide noir s'échappa de ses lèvres et il toussa. Je ne m'écartai même pas de lui pour éviter d'être salie, et me retrouvai encore plus près de son visage quand il me tira en avant.
- Il y a... Il y a...
Les mots refusèrent de sortir. Le poison s'infiltrait dans ses tissus et détruisait ses organes internes. Avant le cerveau, c'étaient les poumons qui en souffraient visiblement. Je serrai la main du GEN, refusant l'idée qu'il parte sans avoir dit ce qui le préoccupait tant.
- Quoi, Trib ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Tribal cessa de s'agiter. Il inspira un grand coup, donnant l'impression qu'il n'éprouvait plus rien, et sa bouche s'ouvrit enfin, sous des narines dégoulinantes de poison.
- L'enfant, articula-t-il.
Puis il ne bougea plus. C'était fini.
Un bref silence m'enveloppa, et la main de Tribal, devenue molle, lâcha la mienne pour retomber sur son torse. Quelque peu sonnée par les derniers mots de mon meilleur ami, je pris le temps de remettre mon esprit en ordre. Un enfant ? Impossible. Amanda, si c'était bien ce que Tribal avait voulu exprimer, ne pouvait être enceinte. Mais pour l'heure, la question n'était pas de résoudre les dernières volontés du GEN Noir. Je mis à distance ces interrogations et reculai légèrement, contemplant le corps sans vie.
- Je suis désolée, dis-je doucement, bien qu'il ne pût m'entendre.
- Vous perdez du temps, me coupa la voix de Tina. Les autorités seront bientôt là.
Je l'entendis s'asseoir avec lenteur. Ses os se ressoudaient vite, mais elle n'était pas encore en capacité de me semer en courant dans les catacombes. Sans la regarder, je pointai le canon de mon arme par-dessus mon épaule.
- Tu bouges, et ta cervelle achève la décoration du mur derrière toi, annonçai-je sans émotion. Et je te préviens, je tire aussi bien en face de moi que dans mon dos.
La GEN traîtresse ne pipa mot, mais je sentis le défi qui se dégageait d'elle. L'ignorant, j'ouvris la veste de la combinaison de Tribal et en retirait un petit sachet argent, tout en tendant l'oreille. Quelques bruits de pas et des voix me parvenaient, et j'attendais le moment où les humains prévenus par Tina tomberaient sur les deux corps de GEN détruits par Pierre – car c'était ce qu'impliquaient mes ordres. Une exclamation dégoûtée résonna alors, et je m'empressai d'ouvrit le sachet.
Lorsqu'un GEN était tué dans une zone qui pouvait conduire à la découverte de son corps par un humain, un protocole très strict était à respecter pour la protection du programme GENESIS : brûler la dépouille. L'ADN de GEN devenait impossible à reconstituer et nulle autopsie ne pouvait révéler notre nature. La communauté humaine croyait encore que les attaques qu'elle subissait venaient d'un groupe terroriste proche de Daesh, malgré le malaise que les témoins de nos actes ressentaient en la présence d'un des miens. Pas question, donc, de les mettre sur la piste de notre espèce mutante.
Je saupoudrai le corps de Tribal de la poudre hautement inflammable contenue dans le sachet, puis fermai précautionneusement ses yeux, le cœur cognant entre les côtes. Une poignée de secondes seulement restaient à ma disposition. Je tirai un briquet de ma poche intérieure, puis me relevai.
- Pour qui est-ce que tu travailles ? lançai-je à Tina, toujours assise sur le sol inégal.
- Des gens meilleurs que vous, dit-elle aussitôt. Ils nous ont permis de nous défaire de l'influence de cette putain de puce. Vous, vous êtes un monstre.
Je la menaçai toujours de mon revolver, et actionnai le briquet qui émit une petite flamme. De cette main, je désignai Tribal, sur le dos dans ce sous-sol sordide et ricana ironiquement.
- Parce qu'ils ont servi tes intérêts personnels, tes amis sont meilleurs que moi ? Tu trouves que ça, c'est mieux que ce que moi, je fais ?
Tina cilla en regardant le cadavre.
- Ils agissent pour le bien de tous. Ils ne veulent pas la guerre. Et ce n'est pas moi qui ai tiré.
- Ben voyons. Tu parles d'une excuse.
- Laissez-moi partir. Ça vous donnera le temps de vous échapper aussi.
- Qui te dit que je veux m'enfuir ?
La GEN fronça les sourcils, perplexe. Elle amorça un geste pour se remettre sur ses pieds et je la laissai faire sans rien dire. Nous nous affrontâmes un instant du regard, et les bruits de pas des humains sur le point de déboucher dans cet espace se renforcèrent. Je jetai alors le briquet sur le côté, mettant le feu au corps de mon ami avec un pincement au ventre.
- Ils sont là, brailla un homme. On y va, on intervient !
Je relevai mon revolver et tirai.
La balle se ficha entre les deux orbites creuses du crâne situé à un cheveux de la tête de Tina dans une pluie de poussière d'os.
- Transmets mes amitiés à Albert Niels, jetai-je.
Là-dessus, je tournai le dos à la jeune femme stupéfaite et me plaçai face au couloir. Le feu ravageait le corps, brûlant la chair à une vitesse phénoménale grâce à la poudre sortie du laboratoire de l'Institut. Au moins avais-je la maigre satisfaction de ne pas abandonner mon ami aux mains des humains qui le trouveraient.
Je retirai pour finir mon oreillette et la pilai sous mon talon.
- Les mains en l'air ! hurla la même voix. A genoux, lâche ton arme !
Le premier homme à entrer était vêtu d'un gilet pare-balles et portait un casque, comme tous ceux qui venaient derrière. Après m'être assurée que Tina s'était volatilisée, je fis un pas en avant. Un soldat toussa et se couvrit le nez pour ne pas sentir l'odeur de chair carbonisée qui se dégageait du corps, même si le feu ne fumait pas.
- Encore un macchabé ! s'étrangla-t-il.
- A genoux ! beugla de nouveau le premier. Vite !
Alors, je me baissai doucement, posant le revolver sur le sol. Je posai mis un genou à terre, le visage de marbre et les yeux fixés droit devant moi. Les menottes se refermèrent autour de mes poignets. L'Ange Noir se rendit.
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