Chapitre 5


Ismaël Sallah repoussa sa chaise qui roula en arrière et s'essuya le front de la main gauche, les doigts tremblants. Il avait fait de son mieux pour contenir ses émotions devant Luna, mais au fond de lui, la panique menaçait de le submerger. L'appel de Luna avait bien failli le faire craquer alors qu'il venait juste de...

« Reprends-toi, gronda-t-il intérieurement. Ce n'est pas comme ça que tu changeras la situation ».

Le GEN informaticien remua lentement son bras brisé sans regarder le sang qui le maculait avant de se décider à sortir de la chambre de Geb, aussi déterminé que possible. Si son intelligence dépassait celle de nombreux GEN de l'Institut, le contrôle de lui-même n'était pas son fort, et ne pas se laisser dépasser comme un faible humain était un combat de tous les instants.

Ismaël franchit donc la porte après avoir ordonné à N.I.A de supprimer toute trace de sa conversation avec Luna. Il se retrouva dans le couloir donnant aux quartiers de son ami, bordé de cellules où l'on enfermait parfois un prisonnier ne nécessitant pas de surveillance particulière. C'était là, bien souvent, que l'on pouvait croiser une recrue récalcitrante – du moins avant que Marx ne décide d'implanter les nouveaux GEN pour s'assurer de leur obéissance. Le GEN fit halte devant le premier cachot, tout près de l'ascenseur.

- Geb ? murmura-t-il. Geb, tu m'entends ?

Il n'obtint pas de réponse et se rapprocha de la grille. Au fond, sur le lit de fortune, était assis Geb, ses boucles sombres emmêlées autour de son visage. Il se balançait d'avant en arrière, le regard vide et fixé sur un point invisible sur le mur d'en face.

- Geb ? répéta Ismaël. S'il te plaît. Geb !

L'informaticien sentit sa voix dérailler sur le dernier mot et recula légèrement histoire de reprendre ses esprits. Il devait agir, et non rester planté là à bailler aux corneilles. Mais comment aurait-il pu imaginer que son ami perdrait ainsi les pédales ?

- Steve, Steve, Steve, bégaya soudain Geb qui se prit au même moment la tête entre les mains. Non ! Geb ! Geb ! Pas de mémoire, pas de prénom. Steve. Steve.

Ismaël inspira profondément. Il fallait se rendre à l'évidence, Geb ne revenait pas à lui. La crise avait frappé, violente, et si l'informaticien n'avait pas réussi à le coincer ici... Un frisson glacé coula le long de sa colonne. La haine et la rage dans les yeux du GEN amnésique l'avaient terrorisé, mais pas tant que la certitude que rien ne l'aurait arrêté, avant, peut-être, de se trouver devant son cadavre. Lorsqu'il lui avait brisé le bras, faisait ressortir l'os, Geb avait eu une telle expression de triomphe...

- N.I.A, dit-il lentement. J'ai besoin que tu administres des ondes sommeil à l'agent Geb. C'est un code rouge, N.I.A.

- Bien reçu, agent Sallah. Je vous précise qu'un code rouge implique le contact immédiat du docteur Malcolm, en l'absence du directeur Marx, grésilla l'intelligence artificielle.

- Je sais. Préviens-la et dis-lui de descendre immédiatement. Ne le dis à personne d'autre.

- Ce sera fait, agent Sallah.

Le silence revint, à peine entrecoupé des gémissements incohérents de Geb. Ce Steve, dont il parlait lors de ses absences... Qui était-il ? L'informaticien s'assit à même le sol, le dos contre la cellule de derrière et enroula ses genoux de ses mains, avec la conviction bien fragile d'avoir agi convenablement. Attendre davantage n'aurait de toute façon pas rendu service à son ami, car s'il venait à causer un incident sévère, la doctoresse l'enverrait directement au sous-sol des Déformés, et il n'en sortirait jamais.

Ismaël jeta un coup d'œil à son bras qui se ressoudait peu à peu, puis, considérant que la blessure avait bien meilleure allure que quelques minutes plus tôt et qu'elle n'alarmerait pas outre-mesure Irina Malcolm, il attendit.

***

Bien qu'étendue sur le dos dans la lumière matinale, je ne dormais pas lorsque mon portable se mit à clignoter en bleu de façon insistante. Je m'assis alors sur ma couchette qui daigna ne pas émettre le moindre son, et m'en emparai. Dans le reste du hangar, les Soldats Noirs étaient tous couchés, immobiles et dans le silence le plus complet.

L'attente, tout au long de la nuit, et surtout une fois le jour levé, m'avait parue interminable, certainement parce que je savais pertinemment comme les choses se passeraient. Existait-il réellement une possibilité que les humains se rangent immédiatement aux exigences de Marx ? On leur attribuait une stupidité totale, mais si j'avais effectivement pu constater que je ne raisonnais plus comme eux, j'étais loin de les penser assez bêtes pour capituler et se soumettre sans réfléchir à un sombre ennemi venu de nulle part. Quoi qu'ait pu s'imaginer Marx, dans ses rêves de grandeur, l'Homme n'était pas l'espèce dominante pour rien.

Je déverrouillai donc le portable, tout de même légèrement fébrile.

- N.I.A, projection, ordonnai-je.

Un éclat bleu jaillit du côté de la lampe torche de l'appareil, et le programme d'intelligence artificielle forma devant moi une image grandeur nature de la même couleur. A l'Institut, N.I.A pouvait projeter en couleur, mais elle ne bénéficiait pas ici des technologies nécessaires.

La gorge un peu sèche, je lui demandai de lire la vidéo affichée, datée de quelques minutes auparavant.

Le visage d'une journaliste, micro en main, occupait une moitié de l'écran, tandis que, de l'autre, le présentateur du journal attendait de pouvoir lui poser ses questions. Derrière elle, je pus voir des voitures de police, et une rubalise rouge et blanche empêchant le passage des curieux. Le son crachota légèrement en se mettant en route et je croisai les bras sur ma poitrine tout en visionnant.

- Bonjour à tous, et bienvenu dans cette édition matinale du journal national, annonça gravement le présentateur en costume. Nous vous le disions en titre, c'est une véritable tragédie qui a frappé Paris cette nuit, avec un bilan provisoire de cinq cent dix-sept morts dans les fusillades qui ont éclaté entre vingt-trois heures et minuit. Un bilan déjà très lourd alors que des dizaines d'autres personnes entre la vie et la mort sont encore pris en charge par plusieurs hôpitaux saturés. Trois groupes armés ont en effet attaqué des lieux importants de Paris, faisant de nombreuses victimes. Nous retrouvons tout de suite notre envoyée spéciale sur le terrain, Gabrielle Lurré.

- Le gouvernement s'est-il prononcé ? voulut soudain savoir Samuel qui s'était levé sans bruit.

Il s'assit près de moi et je tendis le bras en arrière pour secouer Tribal qui occupait la couchette voisine de la mienne. Il somnolait juste, comme la plupart des GEN qui ne connaissaient plus le sommeil profond, et nous rejoignit très vite.

- Je ne sais pas, je commence juste à regarder. Mais jamais la France n'a connu une chose pareille, alors ça ne devrait pas tarder. Ça va être l'occasion pour les politiques de tirer la couverture à eux tout en appelant à la solidarité.

Tribal laissa échapper un reniflement, puis je relançai la vidéo.

- Bonsoir, Francis, fit l'envoyée spéciale.

- Bonsoir Gabrielle, en direct de la Comédie Française de Paris. Gabrielle, vous vous tenez en ce moment même devant le lieu où s'est déroulé l'une des horribles attaques cette nuit, pouvez-vous nous décrire l'atmosphère qui règne ici, seulement quelques heures après le drame ?

La jeune femme déglutit avant de se lancer dans le discours fraîchement préparé pour la caméra :

- Oui, Francis. Ici, les passants se font très rare, le quartier et la ville entière sont en état de choc après ces événements qui ont frappé Paris. Personne ne comprend ce qui s'est passé, ni comment cela a pu arriver sans l'intervention des forces de police. La zone est actuellement interdite par les enquêteurs qui cherchent à établir le déroulement des faits. Rappelons, Francis, que trois hauts-lieux culturels parisiens ont été simultanément la cible de tirs cette nuit, et que les responsables sont en fuite. Des témoins, parmi les survivants, affirment avoir vu ce qu'ils décrivent comme « une armée », une armée constituée de soldats extrêmement rapides et entraînés, mais cette piste reste encore à explorer, car on se demande également comment un tel nombre d'assaillant a bien pu disparaître dans Paris, et se débarrasser, dans le cas des tireurs du Gaumont Parnasse, de toute une équipe de force de l'ordre. Beaucoup de questions, donc, à propos de cet attentat, et très peu de réponses alors que le bilan s'alourdit d'heure en heure, avec le chiffre ahurissant de trois cent deux morts dans la seule attaque du cinéma, et des blessés dans un état critique.

- Merci Gabrielle, conclut Francis. Gabrielle Lurré, notre envoyée spéciale, en direct de Paris.

Le carré comprenant le visage de Gabrielle Lurré disparut pour laisser celui du présentateur prendre toute la place, tandis que ce dernier recentrait son regard sur la caméra en face de lui.

- Et cette information de dernière minute, qui vient juste de nous parvenir, annonça-t-il, le Président de la République vient de s'exprimer au sujet de l'attentat, il affirme avoir été approché par les commanditaires de l'attentat, un groupe terroriste appelé « l'Armée Noire » qui auraient souhaité entamer des négociations avec lui. Le Président a par la suite tenu à dire qu'il ne céderait sous aucun prétexte devant cette violence et qu'il refusait toute forme de dialogue avec les terroristes. Je vous propose de l'écouter, c'était il y a quelques instants.

- N.I.A, tu peux couper, décrétai-je.

L'immense projection bleue se volatilisa aussi vite qu'elle était apparue. Je laissai retomber les bras le long de mon corps.

- C'est le signal, murmura Samuel. Marx a dû tenter de parler avec lui, sans grand succès.

- Sans le maire comme intermédiaire, ce n'est pas très étonnant, nota Tribal.

Je ne dis rien, les yeux encore fixés sur mon téléphone. Puis je sautai sur mes jambes et me rendis au pas de charge près des Soldats endormis. J'avais reçu l'ordre de mettre la suite en marche dès le fameux signal, et le refus du président de capituler me semblait tout à fait correspondre.

- Soldats, aboyai-je, debout. On lève immédiatement le camp.

- Luna, on est en plein jour, s'écria Tribal juste derrière moi, tout en rassemblant pourtant ses affaires.

- Exact. Une journée idéale pour visiter les catacombes, non ? Au moins on sera au frais. Sam, rassemble ton groupe de ce matin. On va se séparer en deux au lieu de trois, tu prendras l'oreillette de Tribal.

- A vos ordres, ricana le GEN blond.

- Et Tribal, ajoutai-je, ne fais pas cette tête de déterré, on ne va pas passer par l'entrée officielle. Les catacombes courent sous tout Paris, il y a plein de moyens d'y accéder.

- Si on va dans une zone non-habilitée au public, je suis sûr qu'on va tomber sur des macchabées, grommela le grand Noir dans sa barbe ce qui m'arracha un sourire. Et on va jusqu'où comme ça ?

- Les jardins du Luxembourg, lâchai-je. On va faire sauter le palais, mais cette fois, on ne cible pas directement les humains.

- Rien que ça, soupira Tribal.

Je regardai du coin de l'œil mon meilleur ami ranger son arme dans son holster et rajuster son armure souple. Je vérifiai ensuite le fonctionnement des puces, et remis Pierre sous influence. Je n'éprouvais pas la moindre inquiétude, du fait qu'il ne s'agissait que de causer des dégâts matériels, et non de tuer. Toutefois, l'opération ayant lieu en plein jour et au nez et à la barbe de tout le monde, elle risquait d'être délicate.   

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