Chapitre 44
L'attaque eu lieu trois jours plus tard, un vendredi.
N'avez-vous jamais remarqué comment notre mémoire choisit parfois d'enregistrer les choses ? Les détails les plus infimes qui restent gravés, les évènements secondaires que vous vous repassez en boucle ?
Ce jour-là, il faisait encore plus chaud que les précédents. Le ciel s'était couvert d'épais nuages, si sombres que l'on cherchait le soleil en sortant à l'extérieur. La météo annonçait des orages et des pluies diluviennes, sans compter les crues, les inondations, et le pourrissement des maigres cultures ayant survécu à la sécheresse. Les médias humains – fortement poussés par le gouvernement, j'en étais sûre – voyaient là un bon moyen de détourner l'attention de la population de la menace mutante. On en arrivait même à prétendre que la rafle de l'école n'était qu'un incident isolé qui ne se reproduirait pas puisque l'Etat avait pris des mesures, et que les enfants étaient en passe d'être retrouvés à l'étranger. La bêtise n'avait pas de limite...
Nous étions donc en plein milieu de l'après-midi, et j'étais descendue voir Amanda au sous-sol des Déformés. Hormis les médecins et moi, nul ne pouvait venir et elle se sentait seule. Je devais aussi bien avouer que le temps à lui consacrer avait été bien mince. Après quelques essais sur un robot dérobé au laboratoire, Samuel et moi nous étions rendus compte que notre programme de piratage ne fonctionnait pas convenablement, et surtout, sur une durée trop courte après laquelle l'engin se remettait à effectuer ce pour quoi les techniciens l'avaient conçu. L'agitation qui régnait à l'Institut ne permettait pas non plus de se faufiler en douce auprès de la GEN Noire en quittant mon poste.
Dès mon arrivée, Amanda suggéra de faire quelques pas dans le couloir et je passai mon bras sous le sien pour l'accompagner. Elle avait bien meilleure mine que le soir de mon retour-éclair.
- Tu as revu le médecin, aujourd'hui ? voulus-je savoir.
- Le docteur Girond est passé hier, soupira la jeune Noire en s'étirant. Il a retiré la perfusion et j'ai le droit de sortir du lit. Tu ne peux pas savoir comme je me sens coincée ici.
- Tu vas prendre au moins trente kilos sur la fin de grossesse, m'amusai-je.
Amanda rit et j'en fis autant. Il était biologiquement impossible à un GEN d'être en surpoids, mais vu le format pris par mon amie en peu de temps, j'avais du mal à l'imaginer fine comme une brindille au sortir de l'accouchement.
- Ne t'occupe pas de ça pour l'instant, repris-je plus sérieusement. L'important, c'est que le bébé aille bien. Tu n'as plus de contractions ?
- Non, aucune. Après tout, il me reste deux mois, si on se base sur une gestation humaine.
Je hochai la tête et nous fîmes demi-tour au bout du couloir. Malgré ma joie de voir qu'Amanda allait mieux, je n'aimais pas plus qu'avant voir son gros ventre. Il fallait espérer que je n'aurais pas le même genre de réaction quand le petit naîtrait.
- Le docteur Malcolm m'a autorisée à voir Geb, lâcha mon amie alors que nous revenions à sa cellule. Il pourra venir ici demain.
- Tu es sûre que c'est une bonne idée ? objectai-je en fronçant le nez. Il n'est pas très stable, non ?
- Tu le saurais mieux si tu étais allée lui rendre visite, commenta Amanda d'un air candide.
Je levai les yeux au ciel mais ne dit rien. Il m'était impossible d'interdire une telle chose, et je pensais bien qu'Irina allait surveiller cette rencontre. Elle tenait à la vie du bébé, même si ce n'était que pour la science.
- Laisse tomber, grommelai-je finalement, ce qui arracha un sourire à la GEN. Au fait, on ne sait toujours pas si le bébé est une fille ou un garçon ?
La lumière s'éteignit brutalement et je me tus. Les spots rouges au-dessus des portes s'allumèrent et une alarme stridente nous vrilla les tympans. Une alerte. Une intrusion.
Je pressai le bras d'Amanda qui s'était figée, les traits empreints d'inquiétude.
- Je vais monter voir ce qui se passe, toi tu restes ici.
- Commandante Deveille ? Commandante Deveille, vous m'entendez ?
Une voix crachotante s'éleva des haut-parleurs par lesquels N.I.A s'exprimait habituellement.
- Je suis là, dis-je bien fort.
- Commandante, nos radars ont repéré quelque chose. Un convoi militaire se dirige vers l'Institut.
- J'arrive tout de suite. Tout le monde garde son poste.
Je jetai un coup d'œil à mon amie. Elle s'était rassise sur le lit, les poings crispés sur le drap. S'il s'agissait bien des Revenants, elle n'avait rien à craindre, mais ne le savait pas. Je ne pouvais pas le lui dire et me contentai de lui serrer l'épaule.
- Je remonte, d'accord ? Tout va bien se passer. Si besoin est, je t'enverrai quelqu'un pour te faire sortir.
Amanda s'humecta les lèvres et opina du chef. Elle ouvrit la bouche, mais je ne lui laissai pas le temps de dire quoi que ce fut et fonçai vers la cabine d'ascenseur.
***
Annabelle Maturet s'engagea sur un sentier étroit et chaotique tout en jetant un coup d'œil dans le rétroviseur. Derrière le camion qu'elle conduisait, trois autres suivaient à vive allure. L'effet de surprise de l'ennemi ne durerait pas longtemps, et la GEN ignorait ce que Luna Deveille aurait réussi à faire à l'intérieur pour faciliter leur entrée.
Tâchant d'ignorer l'agitation et le mécontentement manifeste de Madeleine, assise sur le siège passager, Annabelle se concentra sur la route. Elle avait foi en Niels et son plan, et revenir à l'Institut, de si longues années après sa fuite, ne lui faisait pas grand-chose, mais elle savait pertinemment ce que tout le monde risquait en cas d'échec. Ils ne ressortiraient pas vivant.
***
Je jaillis de la cabine et franchis la distance me séparant de la salle réservée aux Elites en un temps record. Ismaël et deux de ses collègues se trouvaient là, ainsi que Nacera, Allan, et – à mon grand dam – le docteur Girond, très certainement envoyé par sa supérieure pour vérifier mes faits et gestes.
- Qu'est-ce qui se passe ? interrogeai-je dès mon entrée.
- Nos systèmes ont repéré quelque chose, commandante. Quatre véhicules lourdement armés sont en route pour ici.
- Faites-voir.
Je me penchai devant l'ordinateur. L'image présentée par celui-ci n'était pas une vidéo mais une reconstitution réalisée à partir des données GPS. Facile à modifier, donc.
- A environ dix kilomètres, évaluai-je à voix haute. Ils seront vite sur nous.
Je glissai la main au fond de ma poche tout en feignant de zoomer sur l'écran et en sortit un minuscule objet. Un mouvement indétectable plus tard, je me retournai, histoire de dissimuler la clef USB que je venais de brancher sur l'unité centrale.
- Sallah, surveillez la progression de ces camions et tenez-moi au courant minute par minute. J'ai mon oreillette. Nacera, rejoins Stone et vérifiez tous les dispositifs de sécurité. Déployez les drones, armez tout le monde mais que personne ne sorte ou ne tire sans mon autorisation. Allan, préviens les Elites et fais préparer les Soldats Noirs. Tout le monde sur le pont le plus vite possible. On va se préparer à les accueillir.
- Bien reçu, opina la GEN qui détala à toute allure.
J'échangeai un regard avec Allan. Il paraissait très calme mais devait bouillir intérieurement, tout comme moi. Nous y étions presque.
Je sortis avec lui et allai récupérer mon équipement dans la pièce voisine. La clef USB sur l'ordinateur allait donner aux Revenants le temps de s'approcher tout en dirigeant l'attention de la communauté ailleurs. Le programme contenu dedans allait faire le même effet qu'une bande vidéo remplaçant l'originale pour montrer un couloir désert alors que des cambrioleurs s'y trouvaient. C'était un leurre, et nul ne verrait rien venir.
Ayant récupéré mes armes et ma veste en cuir, je fis demi-tour alors que l'alarme réservée aux cas de force majeur se déclenchait et remplaçait l'autre.
***
Gaspard Olbec vérifia son chargeur et sentit le véhicule ralentir. Il écarta la bâche qui couvrait l'arrière du camion et sentit son estomac se contracter. Les murs de l'Institut Bollart se dressaient déjà entre les arbres. Le jeune homme crispa les doigts sur son arme. Il s'était déjà battu contre d'Améliorés et son entraînement le destinait à cela, mais d'habitude, il était toujours entouré de plusieurs autres humains pour vaincre un seul de ces mutants. Cette fois, et il le savait, les Revenants se trouveraient en minorité contre des centaines de ces créatures.
Gaspard sourit malgré tout. Il ne faisait pas partie des rebelles pour rien. Lui aussi, avait quelque chose à faire payer aux Améliorés et à leur chef.
***
La cour grouillait de monde à ma sortie, mais un certain calme s'instaura dès que l'on me vit. L'alarme hurlait et tous se préparaient au pire. Je traversai la foule au pas de charge et repérai Samuel, Pierre et Allan au milieux de la marée noire formée par l'Armée. Les Soldats étaient d'ailleurs les seuls à ne pas sembler inquiets, ce qui me fit grincer des dents. Je n'aimais pas mon projet de les utiliser comme bouclier vivant, mais c'était ainsi.
- Commandante ! m'interpella une voix sèche reconnaissable entre mille.
- Docteur Malcolm.
Je stoppai net et affichai clairement mon mécontentement face à cette interruption. La GEN venait vers moi, débarrassée de sa blouse, les cheveux attachés. Prévoyait-elle de se battre si l'ennemi s'introduisait entre nos murs ? J'avisai les agents autour de nous et ricanai mentalement. Si elle pensait saper mon autorité, elle allait être servie.
- Commandante, reprit la GEN dès qu'elle fut plus près, je crois que nous devrions organiser immédiatement une évacuation. Il parait évident que les Revenants ont tenu leur parole et se dirigent vers l'Institut pour nous attaquer, et...
- Docteur, coupai-je sans cérémonie, il n'y a pas de « nous ». Ce sont mes ordres que les GEN vont suivre, alors laissez-moi faire mon travail. Notre défense sera bien meilleure si nous sommes à l'intérieur parce que nous bénéficions d'armements perfectionnés.
- Le directeur doit-être protégé, je pense qu'il faut le faire sortir.
La doctoresse fronça ses sourcils parfaits et poursuivit une longue tirade outrée que je n'eus pas la politesse d'écouter. Mon oreillette grésilla et je portai la main à mon oreille.
- Commandante, la position ennemie s'est stabilisée, m'avertit la voix d'Ismaël. Les quatre véhicules ont stoppé à deux kilomètres et ne bougent plus.
- Peux-tu savoir combien ils sont à l'intérieur ? demandai-je.
- Commandante...
- Docteur Malcolm, taisez-vous, cinglai-je. Rendez-vous donc auprès du directeur et assurez sa protection.
- Je ne sais pas, nos détecteurs thermiques de présence ne fonctionnent qu'avec N.I.A.
- Quelle est leur position par rapport à l'entrée centrale ?
- Je pense qu'ils ont l'intention de forcer le portail, commandante. Ils sont toujours immobiles. J'essaye d'obtenir une image.
Je passai devant Irina dont les narines étaient tellement pincées qu'elles n'étaient plus que des fentes et aboyai quelques ordres. La GEN finit par tourner les talons et s'en fut vers le laboratoire, le dos raide.
- Soldats, mettez-vous en première ligne. Tous les agents défendront les bâtiments en priorité. Ne tirez pas sans avoir reçu mon signal. Compris ?
***
Moteur coupé, le premier camion militaire glissa en pente douce vers le mur latéral de l'Institut. Une fois le frein à main enclenché par sa sœur, Madeleine ouvrit précautionneusement sa porte et agita le bras en direction des autres sans faire le moindre bruit. Elle n'en revenait pas d'avoir réussi à s'approcher aussi près de cet endroit maudit. Peut-être qu'au final, Luna Deveille était digne d'un peu de confiance... Mais Madeleine se méfiait d'elle. C'était un monstre, façonné par Marx. Elle-même et sa jumelle n'avaient pas passé suffisamment de temps enfermées pour être corrompues, mais l'Ange Noir, si.
Une bouffée de rage envahit l'Améliorée lorsqu'elle songea que Niels n'avait pas voulu voir le danger. Il allait faire entrer un loup dans sa bergerie, mais Madeleine était prête. Elle tuerait Luna Deveille s'il le fallait.
***
Allan dégaina son arme et se tint prêt. Les rebelles seraient bientôt là, il avait calculé leur progression en fonction de la distance indiquée par Ismaël Sallah.
Le GEN roula des épaules, immobile au beau milieu de la ligne protectrice formée par l'Armée Noire sur les ordres de Luna. Il sourit. L'objectif réel, contrairement à ce que tout le monde avait compris, n'était pas de protéger les bâtiments ou même les agents, mais de mettre les Revenants hors de portée de tir. Son ancienne élève avait tout prévu. Allan la chercha du regard. Elle se tenait plus en avant que tout le monde et serait la première à foncer vers l'ennemi. Sa main montait régulièrement à son oreille pour prendre les nouvelles des informaticiens et son front se plissait. La jeune femme jouait son rôle à la perfection, comme ces trois dernières années. Depuis qu'Allan l'avait prise sous son aile, la flamme qui habitait Luna lorsqu'elle avait tenté de fuir au nez et à la barbe du directeur n'avait cessé de croître. Elle allait faire brûler l'Institut de l'intérieur.
Allan tâcha de ralentir son rythme cardiaque. Dans quelques heures, tout au plus, il serait parti, libre, Luna à ses côtés.
***
Gaspard brancha un dernier fil et se redressa. Annabelle vint lui taper sur l'épaule et vérifia le dispositif fixé au mur d'un œil critique. Puis, tous reculèrent pour se mettre à l'abri derrière les camions.
Le jeune agent échangea un coup d'œil avec ses collègues et referma sa paume moite sur la crosse de son revolver. Il inspira un bon coup, et, priant pour survivre à l'affrontement, regarda Madeleine écraser le bouton du détonateur.
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