Chapitre 42


Pendant le reste de la matinée, je fus sur tous les fronts. Le directeur, ainsi que je l'avais prévu, voulut me voir mais ne fit aucune difficulté pour se laisser convaincre du bien-fondé de mes décisions et me remercia pour mon zèle sous le regard furibond d'Irina Malcolm. L'entente cordiale dont nous avions récemment fait preuve semblait s'effriter devant une question que j'avais soulevée lors de ma confrontation avec elle : la succession de Marx. Ce poste, soyons clairs, ne m'intéressait pas puisque je projetais de me faire la malle le plus vite possible, mais la doctoresse ne le savait pas. Autrefois, elle n'avait pas eu à se soucier de cela, surtout après l'évincement de Rick qui avait perdu son poste de chef de la sécurité, et, plus récemment, la boule, mais aujourd'hui, c'était différent. Lorsque la vie d'un leader est menacée, tout le monde, dans n'importe quelle organisation – y compris humaine, ne rêvez pas – se demande qui prendra sa place le moment venu. J'avais intérêt à surveiller mes arrières si je ne voulais pas qu'Irina se débarrasse de moi quand j'aurais le dos tourné.

Après mon petit tour chez Marx, j'allais au bureau des Elites, pris connaissance des tours de garde mis en place, puis me rendis dehors pour faire le tout du périmètre et vérifier nos dispositifs. Deux ou trois remarques acerbes par-ci par-là et le tour était joué : j'accentuai la pression ressentie par tous et l'inquiétude d'une attaque imminente tout en jouant mon rôle. La situation s'avérait paradoxale : mon but final était de faciliter l'arrivée des Revenants et leur assaut, mais pour justifier ma présence à l'Institut, je devais mettre tout le monde sur le pied de guerre.

Je fus par conséquent soulagée de voir se poser le jet de l'Armée Noire en tout début d'après-midi. Vêtue de ma tenue en cuir noir de commandante, je patientai, le dos droit et le regard impénétrable, jusqu'à l'ouverture du plan incliné, alors que je mourrais d'envie de me jeter sur Samuel et Allan pour leur parler. Je m'avançai tranquillement tandis que les Soldats descendaient en rangs serrés.

- Rejoignez vos quartiers temporaires, ordonnai-je et tenez-vous-en aux ordres de l'agent Matthews.

- Oui, commandante, scandèrent-ils tous sans me regarder.

Je grimaçai mentalement sans rien ajouter. Inutile de leur expliquer ce qu'ils devaient faire et pourquoi. De toute façon, ils n'avaient aucun choix. Je me concentrai plutôt sur la haute silhouette de Samuel qui venait juste derrière eux.

Dans la lumière de l'après-midi reflétée par les pavés de la cour, ses cheveux brillaient d'autant plus et il était très imposant dans sa combinaison identique à la mienne.

- Le vol s'est bien passé ? interrogeai-je.

- Rien à signaler, opina mon compagnon. Qu'est-ce qui se passe ?

Mon attention fut captée par Allan qui dévalait à son tour le plan incliné. Il me fixa brièvement et je secouai la tête de façon imperceptible. Pas maintenant. Plus tard, nous pourrions parler. Il se doutait sans doute de ce qui se tramait, de toute manière.

Samuel perçut notre échange et fronça les sourcils. Je me dépêchai de reprendre le fil de la discussion.

- Un problème de sécurité majeur, l'informai-je. N.I.A a été piratée et un message des Revenants nous est parvenu. Ils comptent attaquer ici et s'en prendre au directeur.

- Je vois. Tu crois qu'ils le feront vraiment ?

- Je ne sais pas mais on ne peut pas se permettre de prendre ces avertissements par-dessus la jambe.

Le GEN écarta ses mèches blondes de devant ses yeux et plongea ses iris sombres dans les miens comme pour me sonder jusqu'au fond de mon âme – laquelle, d'ailleurs, ne devait pas être très belle à voir. Je ne me laissai pas déstabiliser pour si peu.

- Accompagne les Soldats à leurs quartiers, ajoutai-je. Tu recevras d'autres instructions plus tard.

Refroidi par mon manque de communication, Samuel amorça son départ mais je le retins par le bras.

- Je dois me joindre à une patrouille en direction de la ville, mais je vais aller courir en fin d'après-midi. Normalement tu ne seras pas affecté à la sécurité avant demain. Ça te dit de venir ?

Je lui pressai légèrement le bras pour tenter de lui faire comprendre que je parlais à demi-mot. Samuel du saisir le message, parce qu'il hocha positivement la tête.

- A toute à l'heure, lâcha-t-il.

Il s'éloigna et je me détendis un peu. Puis, appelée par un groupe de GEN armés jusqu'aux dents et massés devant le portail, je me mis en branle pour les retrouver. Ne restait plus qu'à souhaiter que nous ne tomberions pas sur un Revenant pendant mon tour de garde.


***


Dix-huit heures sonnaient à mon retour, et après un rapide crochet par ma chambre pour enfiler une tenue plus confortable, je me rendis à l'extérieur du manoir où Samuel patientait. Rien de suspect ne s'était produit pendant la patrouille, mais tout le monde demeurait en état d'alerte, car les informaticiens avaient trouvé des traces de virus dans leurs ordinateurs. Exactement ce qu'il me fallait pour appuyer ma volonté de protéger Marx et de sécuriser l'Institut. Niels avait pensé à tout et il remontait un peu dans mon estime.

Aux côtés de Samuel, je m'élançai dans les bois à pleine vitesse. Ma cervelle carburait à fond pour me préparer à la conversation que je devais avoir avec lui. Samuel n'avait que peu parlé pendant le début de la course, mais je sentais sa tension. Il savait bien que je ne l'avais pas invité en forêt pour batifoler et cueillir des champignons.

Je choisis avec soin l'endroit où nous nous arrêtâmes. Je suggérai une pause pour boire, débouchait ma gourde, puis, d'un geste lent, sortis mon portable de ma poche et regardant Samuel. Je le déposai sous un gros buisson et tournai les talons pour m'enfoncer un peu plus loin. Les appareils électroniques regorgeaient de micros. Fort heureusement, le GEN fit de même et me suivi jusqu'à un amoncellement de rochers de toute taille. Nous n'étions pas loin de la falaise que j'avais escaladée dans ma fuite, trois ans plus tôt. Je m'assis sur l'un deux et inspirai un bon coup.

- J'ai des choses à te dire, déclarai-je de but en blanc. Des révélations, en quelque sorte.

L'expression de Samuel se fit plus inquisitrice. Il eut un vague signe de tête pour m'inviter à continuer.

- Je t'ai caché un certain nombre d'événements depuis quelques temps.

- Commence par le début, alors.

J'acquiesçai, résistant à l'envie de conseiller à mon compagnon de s'asseoir.

- Amanda est enceinte, articulai-je alors.

Bon, ça, c'était dit. Ce n'était pas ce qu'on pouvait appeler une entrée en matière toute en douceur, mais puisque c'était cet élément qui avait déclenché tout le reste, autant commencer par là.

Sam secoua la tête, stupéfait par l'annonce et ouvrit la bouche pour protester ou poser des questions. Je me relevai, histoire de me donner une contenance et ne lui en laissai pas le temps. Je croisai les bras sur ma poitrine pour poursuivre :

- Je ne sais pas comment c'est arrivé, Sam, et je ne sais pas pourquoi. C'est juste un fait, d'accord ? Je l'ai appris de la bouche de Tribal, avant qu'il ne meure dans les catacombes de Paris. Au début, j'ai pensé qu'il délirait à cause de la douleur, et j'ai décidé de vérifier ça avec Amanda à mon retour ici.

- Et elle te l'a confirmé.

Je hochai positivement la tête. Samuel était parfaitement immobile, le visage fermé. Je l'avais vu se renfrogner un peu à la mention de Tribal. Apparemment, dire que j'avais recueillis les dernières volontés de son meilleur ami sans lui en faire part n'était pas un bon plan. Mais je m'étais jurée de tout lui révéler. Hors de question de revenir en arrière.

- Oui, opinai-je. Je lui ai tiré les vers du nez, parce qu'elle ne voulait pas me le dire. D'ailleurs, elle espérait que personne ne serait jamais au courant en dehors de Trib et d'elle, mais quand je lui ai dit ce qui était arrivé pendant la mission, elle a craché le morceau.

Je fis une pause, attendant une réaction qui ne vint pas, et regardai mon compagnon se mettre à marcher de long en large dans l'espace dégagé.

- Ecoute, Sam, j'ai fait une promesse à Tribal. Je lui ai juré de veiller sur Amanda et l'enfant, alors il fallait que j'agisse. Amanda prévoyait de demander son affectation en infiltration dans une ville humaine pour ensuite accoucher en secret et confier le petit à une bonne famille. Je ne pouvais pas la laisser faire, c'était trop dangereux pour elle comme pour le bébé.

- Et donc ?

- J'ai contacté Albert Niels, le chef des Revenants pour qu'il la fasse sortir d'ici et qu'il la mette en sûreté. Il a organisé une rencontre sur Paris, et nous avons ensuite communiqué par le biais d'Allan puisque je devais retourner sur le terrain avec Pierre et toi. Niels était prêt à organiser quelque chose, en échange de quoi je devais lui fournir des informations venant de l'intérieur.

- « Etait prêt » ? releva Samuel. Ce n'est plus d'actualité ?

- Non, lâchai-je. La situation d'Amanda a brusquement évolué. C'est pour cette raison que j'ai quitté les Laboratoires avec le docteur Malcolm la nuit dernière. Le bébé va bien, mais à présent, la grossesse d'Amanda ne passera plus inaperçue, et je ne peux pas la faire sortir de l'Institut sous le prétexte bidon d'une mission à l'étranger.

Comme Samuel clignait des paupières sans comprendre, je mimai un ventre énorme d'un signe de la main. Un drôle d'air se peignit sur ses traits. Peut-être tentait-il d'imaginer notre amie avec un gabarit pareil et je réprimai un sourire. Lorsqu'il la verrait vraiment, il tomberait des nues.

- Bon, dit-il fermement, si les choses ont changé, qu'est-ce que tu comptes faire ?

- Demande-moi plutôt ce que j'ai déjà fait, rectifiai-je. J'ai changé de plans dès ce matin.

- Très bien. Qu'est-ce que tu as fait ?

Je me figeai pour regarder Samuel bien en face, profitant un bref instant du silence des bois dans lesquels la chaleur était plus supportable.

- J'ai rappelé Niels. Il va venir ici, à l'Institut, avec ses forces de frappe pour attaquer la communauté et extraire tous ceux qui voudront se joindre à lui. Amanda en fera partie, ainsi que moi. Ça fait partie de notre accord.

Les coins des lèvres de Samuel tressaillirent, mais une brindille craqua subitement dans son dos. Je portai la main à mon arme, croyant toutefois avoir reconnu la démarche d'une personne bien particulière. Mon compagnon brandit lui aussi un couteau, qu'il abaissa dès qu'Allan, en tenu de combat, eut émergé de derrière un gros arbre.

- Salut les jeunes, s'amusa mon ancien mentor dont les yeux glacés étincelèrent. Je peux me joindre à la petite réunion ?

- Tu le savais ? le coupa sèchement Samuel. Tu savais ce qu'elle avait prévu ?

Allan leva les mains en guise de signe d'apaisement. Il prit le temps de s'installer sur un rocher, à mi-chemin entre Sam et moi.

- Oui, répondit-il doucement.

- Quoi « oui » ? s'emporta Samuel. C'est tout ? Putain, Allan c'est du suicide !

- Ça suffit, grondai-je. Tu voulais la vérité, tu l'as, point final. Je ne crois pas t'avoir demandé d'assumes mes décisions ou de te joindre aux Revenants. Si tu as peur de mourir, il te suffira de rester du côté de Marx le jour venu, comme un bon toutou.

J'avais parlé durement et ne cachai pas ma colère, malgré le fait que celle-ci fut autant dirigée contre Sam que contre moi. Tout cela était en train de virer à la dispute de couple, ce qui était totalement ridicule.

- Luna, soupira Samuel en baissant d'un ton, les hommes de Niels ne sont pas tous des mutants. Face aux agents de l'Institut, ils ne feront pas le poids, et ce, même si quelques-uns des nôtres changent de camp.

- Il n'a pas tout à fait tort, commenta Allan.

Je levai les yeux au ciel sans retenue et m'assis sur la pierre derrière moi. Je posai ensuite les coudes sur mes genoux et dévisageai les deux GEN l'un après l'autre.

- Merci, mais j'y avais pensé, fis-je âprement. Je ne suis pas complètement débile, et on ne devient pas commandante de l'Armée Noire sans un brin de jugeote.

A côté de moi, mon ex-mentor eut un franc sourire. Pour m'avoir formée, il ne doutait pas de moi et savait mieux que quiconque de quoi j'étais capable.

- Alors, c'est quoi l'idée ? interrogea Samuel, sourcils haussés.

- Nous avons l'Armée Noire.

Ma remarque donna lieu à un long silence. Samuel et Allan échangèrent un coup d'œil, et je patientai sagement. Au moins, mon compagnon ne m'avait pas fait le coup du « je te quitte » avant de filer me dénoncer à l'Institut. Il n'avait pas l'air ravi par mes cachotteries, mais ne le prenait pas si mal que cela. J'éprouvai même une pointe de remord pour ne pas l'avoir impliqué avant. De toute évidence, Marwa ne l'avait pas entraîné dans le but d'aduler Marx, et il était prêt à œuvre contre le directeur.

- Tu veux te servir des Soldats lors de l'attaque ? murmura Samuel.

- Pourquoi pas ? intervint Allan. Ça peut marcher. Après tout, c'est Luna qui a le commandement de l'Armée et le contrôle de leurs puces cérébrales.

- Ça pourrait constituer un élément de surprise, ajoutai-je. Marx et ses informaticiens ne s'attendront pas à un tel revirement.

- Il ne leur faudra pas plus de quelques minutes pour recalibrer les puces, nota le GEN blond. Ensuite, les Soldats se retourneront contre les hommes de Niels.

- Et c'est là que j'ai besoin d'aide.

Je sortis de ma poche une minuscule clef USB porteuse de P.I.A et la lançai à Samuel.

- Avec ça, on peut pirater tous les systèmes, dis-je. Si on parvient à isoler le commandement des alarmes et des puces électroniques, on aura un avantage. Marx ne les récupérera pas de sitôt.

- Ça peut marcher, répéta Allan. Avec l'Armée Noire pour alliée, on a une chance de s'en tirer. Combien de temps est-ce qu'on a ?

- Je ne sais pas trop, Niels ne m'a pas donné de date précise. Quelques jours tout au plus. En attendant, il faudra rester discrets et ne rien dire à personne, hormis peut-être à Stone.

Allan se leva alors et brossa son pantalon de combat.

- Je dois y aller, le directeur veut me voir, et quelqu'un va remarquer notre absence à tous les trois. Je m'occuperai des radars de présence dans la soirée, d'accord ?

- Ça me va, acquiesçai-je. A plus tard.

Le GEN brun m'adressa un clin d'œil encourageant. Je jurai avoir lu de la fierté dans ses pupilles et mon cœur se mit à battre plus fort. Bientôt, il serait libre, lui aussi, après vingt ans passés sous le joug d'Ulrich Marx. Et nous pourrions faire payer à ce monstre ce qu'il avait fait de nous.  

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