Chapitre 39


J'émergeai hors du laboratoire et inspirai à longs trait. Il faisait nuit noire, et je remarquai que le ciel s'était couvert d'épais nuages masquant même la lune. Je maîtrisai l'envie dévorante que j'avais de mettre la première partie de mon plan à exécution immédiatement et pris le chemin du manoir. Le docteur Malcolm ne semblait certes pas me penser responsable de quoi que ce fut, mais il aurait été stupide de ma part de tenter le diable et d'attirer l'attention sur moi. Ce que j'avais à faire attendrait le matin.

Je pénétrai tranquillement dans la bâtisse de pierre où les agents logeaient, et grimpai l'escalier. Nul ne m'arrêta et je m'en félicitai. Je ne me faisais aucune illusion : on m'avait vue transporter Amanda en catastrophe hors du manoir, mais l'avantage de la crainte que j'inspirais à tout le monde ou presque, c'était que personne n'osait me questionner à ce sujet. J'étais suffisamment proche du directeur pour que l'on ait peur pour sa vie en venant me gratter là où il ne fallait pas. Les GEN qui me croisèrent se contentèrent donc d'un simple salut de la tête.

Une fois à l'étage, j'entrai dans ma chambre et refermai soigneusement derrière moi. Après quoi, je retirai le peu de vêtements avec lesquels j'étais partie des Laboratoires Bollart et me glissai dans mon lit sans la moindre envie de dormir. Les yeux grands ouverts, je commençai à fixer le plafond.


***


L'avantage avec l'été, c'est que le soleil se lève tôt. Il n'était que cinq heures du matin lorsque je balançai les jambes par-dessus le matelas. L'attente m'avait parue interminable, cependant, je pris le temps d'une douche rapide avant de sortir, habillée d'un jogging et les pieds enfoncés dans des baskets comme pour un jogging matinal. Plus j'aurais l'air naturelle et mieux ce serait.

Je parcourus en sens inverse le couloir des chambres et dévalai l'escalier. Le petit déjeuner ne serait pas servi tout de suite, ce qui me laissait la marge nécessaire, et en débouchant dans le parc de l'Institut, je me sentis presque calme. Je débutai mon entraînement – dont personne ne s'étonnerait en dépit de l'heure, car j'avais pour habitude d'être dehors avant tout le monde – par quelques foulées entre les arbres et une bonne série d'étirements. Puis, un air aussi normal que possible plaqué sur le visage, j'obliquai vers le muret écroulé au fond du parc et fonçai dans les bois à vive allure. J'arrivai à la Cascade en un rien de temps et sans une goutte de sueur.

Je m'assis dans l'herbe, au bord de la falaise et croisai les jambes. Bien. J'allais pouvoir me lancer.

Je sortis alors de mes poches un portable cabossé et l'allumai. Il n'était pas de première jeunesse, mais je m'en fichais pas mal parce qu'il comprenait P.I.A, l'ancêtre du programme d'intelligence artificielle utilisé par Marx. C'était Geb qui m'avait fourni cet appareil – bien avant de perdre la boule – et il m'avait montré les fonctions de base. Je n'étais pas aussi bonne informaticienne que son petit ami Ismaël, mais je saurais me débrouiller.

Je posai un second portable, à clapet celui-ci, à proximité du premier. C'était celui avec lequel j'avais permis à Albert Niels de contacter Allan pour me fournir sa réponse. Je possédais logiquement un numéro auquel rappeler si je désirais parler aux Revenants, mais Niels avait pris la précaution de le masquer et de dissimuler au mieux toute trace de communication. Et là, P.I.A prenait toute son importance.

Excepté peut-être son incapacité à s'exprimer oralement, P.I.A était aussi efficace que sa petite sœur, mais bénéficiait d'un avantage de taille dont Ismaël m'avait parlé. Les serveurs qui en étaient équipés se retrouvaient totalement coupés de ceux fonctionnant avec N.I.A du fait de l'indépendance de l'ancienne version. En clair, il était impossible à quelqu'un travaillant pour l'Institut de tracer un portable équipé par l'ancien programme, alors que l'inverse n'était pas vrai. Mais, ça, presque personne ne le savait, car on avait relégué P.I.A aux oubliettes. C'est vrai, qui aurait eu besoin de cette intelligence artificielle obsolète ? Puisque l'on ne s'en servait plus, pourquoi protéger le nouveau programme contre l'ancien ?

- P.I.A, dis-je à voix haute, démarrage système.

Bonjour, agent Deveille.

A la vue des petites lettres bleues s'affichant sur l'écran du premier téléphone, je souris jusqu'aux oreilles. Ça allait marcher. Je retirai la carte SIM de l'appareil qui avait servi pour négocier avec Niels et l'insérai dans une fente prévue à cet effet. Aussitôt, P.I.A se mit à analyser toutes les données à grand renfort de clignotements.

- Traçage d'appel activé, prononçai-je. Source du dernier appel demandée.

Recherche en cours...

- Enregistrement du numéro, ajoutai-je.

Correspondance effectuée. Désirez-vous passer un appel ?

Ah, très bien, elle n'avait pas traîné. Je me remis debout après avoir confirmé ce que je voulais à P.I.A et collai le combiné à mon oreille.

- Protection appel intraçable, ordonnai-je au programme.

Les sonneries se succédèrent sans résultat et je serrai les dents, frustrée, mais au moment-même où j'allais raccrocher et retenter ma chance, je perçus un crachotement et un déclic. Une voix masculine emplit mes oreilles et je la reconnus tout de suite. J'avais réussi.

- Allô ?

- Niels ? lançai-je tout de suite. C'est Luna Deveille.

- Qu'est-ce que... Hein ? Nom de Dieu ! Vous, là, vérifiez nos pares-feux. Bougez-vous, on est exposés ! Quoi ? Si quelqu'un a pu le tracer, je...

- Niels, coupai-je bien fort en jugulant mon agacement. Niels, écoutez-moi, l'appel est protégé, vous ne risquez rien du tout.

- A quoi est-ce que vous jouez, Deveille ? Vous ne voulez pas mon numéro personnel pour m'envoyer des textos, tant que vous y êtes ?

Le ton courroucé d'Albert Niels m'amusa plus qu'autre chose, en dépit du temps qui me manquait. P.I.A rendait la communication invisible, mais pas indéfiniment. Je me mis à faire les cent pas au bord de la Cascade, un décompte mental en tête.

- Niels, je ne vous aurais pas appelé si ce n'était pas urgent, assénai-je fermement. Quoi que vous ayez prévu concernant notre arrangement, il va falloir passer à la vitesse supérieure. Je ne peux plus attendre.

- Qu'est-ce qui se passe, agent Deveille ?

- La situation a changé, c'est tout ce que je peux dire, et mon amie n'a plus la possibilité de quitter l'enceinte de l'Institut. Faites marcher votre cervelle, Niels, et pondez-nous un plan.

Bon, ce n'était certainement pas la manière la plus cordiale d'obtenir l'aide du Revenant, mais je savais à quel point lui-même avait besoin de me voir basculer dans son camp. Il avait au moins autant à gagner dans l'histoire – ou à perdre si je décidais de me passer de ses services.

A l'autre bout du fil, j'entendis une chaise racler le sol et des marmonnements étouffés. Je ne compris pas tout, mais j'identifiai la voix d'Annabelle ou de Madeleine, et perçus des brides de la conversation. Il était question de force de frappe et d'armement.

- Agent Deveille, vous devez comprendre que nous n'avons pas les moyens nécessaires pour opérer dans l'immédiat..., commença le chef des Revenants à la voix de nouveau audible.

- Il va pourtant falloir le faire, grondai-je dans le téléphone, sans quoi je devrais trouver seule une solution qui ne nous plaira pas à tous les deux.

La GEN que j'avais entendue lança une pique à propos de mon impatience, me confirmant ainsi que j'avais à faire à Maddie, celle des deux sœurs qui ne pouvait pas m'encadrer. Niels lui demanda de se taire se racla la gorge.

- Très bien, dit-il vivement. Nous allons faire vite, agent Deveille, mais comme je vous l'ai dit, nos forces ne sont pas encore prêtes pour un assaut contre l'Institut. Il va falloir nous assurer votre soutien, ainsi que celui d'un maximum d'alliés à l'intérieur.

- Vous l'avez, répliquai-je aussitôt. Je m'en porte garante.

La réponse avait jailli, spontanée. Ainsi, les Revenants prévoyaient d'attaquer leurs ennemis sur leur propre terrain, ici, au manoir ? Cette idée avait un côté jouissif. Marx ne s'y attendrait pas, et j'imaginais déjà la tête qu'il ferait en comprenant. Ce serait, selon moi, un bon début dans la vengeance que je comptais lui faire subir. Cela dit, les chances des rebelles étaient minces et j'allais devoir leur faciliter la tâche. Leurs rangs ne comportaient pas que des GEN, mais aussi des humains, si entraînés fussent-ils. Ils ne seraient pas assez forts pour battre les sbires de Marx.

- Je m'occuperai de préparer le terrain, affirmai-je encore, mais nous avons un autre problème, Niels. Marx m'a ordonné de retourner aux Laboratoires Bollart le plus rapidement possible, et avant midi, je ne serais plus là. Je ne peux pas lui désobéir pour rester en position.

- Que suggérez-vous, dans ce cas ?

- La seule chose qui pourrait forcer Marx à me garder à l'Institut serait une menace directe sur sa vie, réfléchis-je tout haut. Il ne voudra que des personnes de confiance pour assurer sa protection. Je dois raccrocher, Niels, la communication va devenir repérable.

P.I.A venait en effet de m'avertir de l'imminence de la fin de l'appel. Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine :

- On a un accord, Niels, ajoutai-je très vite.

- Donnez-nous quelques jours, lâcha simplement le Revenant.

Puis ce fut le silence, et je laissai retomber mon bras le long de mon abdomen. Je m'assis dans l'herbe et observai l'eau se déverser en contrebas.

Les dés étaient jetés.

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