Chapitre 38
Le « ding » de l'ascenseur vint rompre le silence seulement entrecoupé par le souffle irrégulier d'Amanda et j'en sortis rapidement pour longer le couloir de l'ancienne zone des Déformés. Cette dernière était vide depuis le transfert de ses occupants aux Laboratoires Bollart dans le but de les faire participer à un programme de réhabilitation : une idée brillante consistant à en faire des bombes à retardement et à les lâcher sur le terrain. En dépit du peu de lumière, je me dirigeai sans mal vers l'unique cellule véritablement éclairée et y entrai en trombes, Amanda aussi flasque qu'un pantin entre mes bras.
Le docteur Malcolm n'avait pas chômé. L'espace habituellement meublé d'un simple lit en fer fixé au sol, de toilettes et d'une douche sans la moindre intimité était désormais envahi d'un gros lit médicalisé relié à tout un tas d'appareils, et de mallettes contenant du matériel de chirurgie, qui, je l'espérais, ne serait peut-être pas utile. Cependant, je savais que le lit n'avait pas pu passer par la cabine de l'ascenseur, et imaginer Irina le trimbaler sur son épaule dans la cage d'escalier avait quelque chose de risible.
- Installez-la sur le lit, me lança la doctoresse, coupant court à toute envie de sourire. Vous savez poser un cathéter, je suppose ?
J'opinai du chef et déposai délicatement Amanda sur le matelas. Elle gémit doucement et s'efforça de m'aider à retirer la couverture. De grands cernes noirs entouraient ses yeux. Après quoi, je me mis à l'ouvrage avec calme.
Tout en descendant vers la zone des Déformés, j'avais repris le contrôle de moi-même et commencé à élaborer des plans pour sauver mon amie. Pour l'heure, elle avait besoin de soins, et le docteur Malcolm allait les lui fournir, mais ensuite, je pourrais la faire sortir de l'Institut et tenir ma promesse. J'avais juré à Tribal de veiller sur elle et le bébé.
Irina ne fit pas le moindre commentaire devant la tenue trempée de sang et d'eau de la GEN Noire mais ne put retenir un mouvement de recul à la vue de son ventre – et je comprenais bien pourquoi, étant donné le dégout que cela m'inspirait. Tout ceci avant un côté contre-nature. Les GEN n'étaient pas faits pour enfanter, c'était inscrit dans mon ADN mutant, et donc dans mes instincts. L'idée de ne jamais être mère ne me perturbait pas du tout, mais l'inverse, si.
- Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? voulus-je savoir en mettant la perfusion en place.
- Un mélange d'antispasmodiques que j'espère appropriés pour ce genre de cas. J'ai des connaissances gynécologiques de base, mais je n'ai encore jamais rien vécu de concret, marmonna la doctoresse occupée à rapprocher l'échographe.
Amanda laissa échapper une nouvelle plainte et je vérifiai que le liquide s'écoulait bien dans le tuyau relié à son bras. Irina s'empressa de remonter le haut de la jeune GEN pour lui barbouiller le ventre d'un gel bleu et brandit une boule blanche reliée à la machine. Elle avait renfilé sa blouse et ramassé ses cheveux en chignon strict.
- Enlevez-lui son pantalon, m'intima-t-elle. Je dois l'examiner.
Autant pour la pudeur, mais Amanda ne protesta pas, le visage crispé. Quant à moi, j'avais perdu au fil de mon entraînement toute gêne concernant le corps des autres et le mien. Lorsqu'on était en mission et qu'un GEN se blessait, il n'y avait pas de place pour l'hésitation, quel que fut l'endroit concerné. Et étant donné le degré de perfection atteint par ceux de ma race, nul n'avait de quoi avoir honte dans son apparence physique.
Irina Malcolm ausculta mon amie sous toutes les coutures, un rictus concentré sur les traits. Je me contentai de regarder en serrant les doigts d'Amanda qui commençait à se détendre. Apparemment, le bébé avait abandonné ses projets de fuite immédiate.
- Le col n'est pas trop ouvert, décréta finalement la scientifique. On va essayer de voir ce qu'il y a à l'intérieur. Comment vous sentez-vous, agent Otto ?
- Mieux, merci.
- Racontez-moi ce qui s'est passé.
Oups, question délicate. La GEN ne devait pas savoir qu'Amanda avait parfaitement connaissance de sa grossesse, et qu'elle m'avait mise dans la confidence. Si cela arrivait, je perdrais tout espoir de pouvoir agir, car Marx ne pardonnait pas les secrets dans son dos – il était juste le champion du monde pour en avoir lui-même. Irina gardait les yeux rivés sur l'écran un peu flou de la machine, mais elle n'en attendait pas moins la suite.
- C'est arrivé d'un coup, expliqua lentement la GEN Noire en secouant la tête. Je rentrais au manoir, tout allait bien, et... Je n'avais jamais éprouvé cette sensation, docteur. Comme si quelque chose poussait dans mon ventre pour en sortir coûte que coûte, même s'il fallait tout déchirer pour cela. J'ai eu peur, je suis revenue tout de suite à ma chambre.
Raconté comme cela, la situation avait de quoi donner la chair de poule. Après tout, ce fœtus était peut-être une espèce de monstre cannibale ou... Bon, d'accord, c'était un peu exagéré. Nous n'étions pas dans l'un de ces bouquins pour adolescents ou dans un thriller de science-fiction. Tout ceci était réel et ne relevait que de la science. Mais il y avait de quoi se poser des question...
- Pourquoi ne pas avoir appelé un médecin, ou vous être rendue à l'infirmerie ?
Je contractai les mâchoires, cependant Amanda, d'aspect si fragile, s'en tira très bien.
- Je ne sais pas, docteur. J'ai eu comme un présentiment soudain à propos de mon...état. Ensuite j'ai commencé à perdre du sang, et j'ai paniqué. J'ai appelé Luna parce que je ne savais pas quoi faire d'autre. Les GEN ne sont jamais malades, ce qui m'arrivait avait de quoi surprendre.
La doctoresse se tourna légèrement vers mon amie et leurs regards se croisèrent. Amanda ne faiblit pas, affichant une candeur teintée d'une inquiétude convaincantes. Au final, la plus humaine de mes amis GEN n'avait pas besoin qu'on la protège tant que cela. Les enjeux à propos de l'enfant de Tribal lui donnaient des ailes.
Histoire de me donner une contenance, je m'assis au bord du lit, rompant ainsi l'échange ayant lieux entre les deux femmes. Irina hocha la tête comme si elle approuvait la version d'Amanda, et s'intéressa de nouveau à son écran.
- Là ! indiqua-t-elle brusquement. Je crois que... Oui, c'est une tête.
Un ange passa et le temps parut se suspendre tandis que nous nous penchions de concert pour mieux voir. Amanda retint même son souffle. A quelques détails près, nous aurions pu être trois femmes normales à la maternité, ébahies devant un tel miracle.
Sauf, bien sûr, que le docteur Malcolm n'y voyait qu'un nouveau moyen d'améliorer la mutation et de faire prospérer la race.
- Vous voyez ? interrogea Irina en dessinant du doigts un cercle sur l'image. Juste ici.
La netteté était franchement mauvaise et je plissai les yeux, mais, oui, on pouvait bien voir la tête d'un nourrisson en noir et blanc. Mon cœur se mit à cogner entre mes côtes.
Le bébé de Tribal. Celui que j'avais juré de préserver.
La doctoresse annonça vouloir chercher un autre angle, mais renonça rapidement devant l'écran qui ne cessait de sauter. Les ondes traversaient mal la densité des tissus GEN. Je me redressai, refoulant mon émotion et souris à Amanda :
- Ça va aller ?
- Je crois que oui. Mon ventre me serre un peu, mais c'est supportable.
- Agent Otto, intervint la scientifique, le père de cet enfant est-il bien votre ami Tribal ?
Au moins, la GEN avait eu l'élégance de ne pas sous-entendre qu'Amanda pouvait ignorer l'identité du géniteur. Quoi qu'il en fût, les relations amicales ou amoureuses au sein de l'Institut n'avaient de secret pour personne.
- C'est lui, évidemment. Il ne peut s'agir de personne d'autre.
- Très bien. Nous allons vous laisser vous reposer, décida fermement Irina. Je vais prévenir mon confrère le docteur Girond, agent Deveille. Mes obligations me retiennent aux Laboratoires Bollart, et je crains que cette grossesse inattendue ne fasse pas partie de mes priorités. Comprenez-moi bien, agent Otto, nous ferons ce qui est nécessaire pour que l'enfant vive. Je vais aussi envoyer une infirmière pour votre toilette.
- Merci docteur.
Amanda se cala contre l'oreiller. Elle ne dit rien de plus, mais devait se ronger les sangs. L'intervention du docteur Malcolm avait été un passage obligé, mais cela compromettait l'avenir du bébé, et mes plans par-dessus le marché.
Je me levai à mon tour et lui couvris les jambes avec le drap. D'un simple regard, je tentai de la tranquilliser malgré tout.
- Je repasserai te voir demain, dis-je. Repose-toi, pour l'instant.
- Venez, agent Deveille.
Je suivis Irina Malcolm sans protester jusqu'à la cabine d'ascenseur et notai qu'elle n'appuyait pas sur le bouton d'appel. Nous nous jaugeâmes dans la pénombre de la zone des Déformés.
- Je ne vous demanderai pas si vous étiez au courant, commandante, lâcha finalement la GEN, parce que je pense que vous auriez prévenu le directeur bien avant aujourd'hui si cela avait été le cas.
- C'est très aimable de votre part, ironisai-je.
- Il n'empêche que je compte sur votre discrétion auprès de vos collègues et amis. Cette affaire ne doit pas s'ébruiter. La grossesse d'Amanda constitue une preuve que notre espèce doit encore être améliorée, et un espoir de la voir prospérer sans l'aide des humains, mais il est trop tôt pour se prononcer.
- Je suis d'accord avec vous. Une épidémie de femmes GEN réclamant des enfants en cette période ne serait pas une bonne idée.
Irina détacha sa chevelure brune et la secoua. Je ressentis un certain soulagement face à ses propos. Je n'étais suspectée de rien, ce qui était un très bon point pour moi.
- Je vais lancer une analyse ADN de l'agent Otto, reprit-elle. Il se peut qu'elle dispose d'un marqueur génétique justifiant sa capacité à enfanter. Quant au docteur Girond, en dépit du peu d'estime que vous lui portez, il prendra soin d'elle pendant que nous retournons à nos occupations.
- Bien, docteur. Je pensais repartir demain, dans la matinée.
J'adressai un sourire aimable à la doctoresse et entrai dans la cabine la première. Alors que celle-ci se refermait, je laissai mon cerveau se remettre à fonctionner à plein régime. L'étape suivante consistait à contacter Niels et à sortir Amanda de l'Institut avant la naissance du petit. Autrement dit, le plus vite possible, avec ou sans son aide.
L'heure était venue pour moi de faire ce pour quoi Allan m'avait entraînée et empêchée de devenir un pion de Marx. J'allais retrouver ma liberté.
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