Chapitre 35


La pénombre du jet m'accueillit en même temps qu'une impression de lassitude que la vue des Soldats Noirs au regard vide ne fit rien pour arranger. Je soupirai et passai une main dans mes cheveux pour les détacher. Alors que l'appareil décollait, Allan, de dos au poste de commande, fit rouler son siège en arrière et m'adressa un léger signe de tête que je lui rendis, avant de se lever. Abandonnant le pilotage du jet à N.I.A, il me rejoignit et nous gagnâmes un renfoncement dans l'aile gauche.

Les speed-jet de combat ne ressemblaient pas tout à fait aux autres, par exemple celui que j'avais employé avec Samuel et Pierre. Tout d'abord, ils étaient bien plus gros, mieux équipés pour le tir, et n'étaient pas agencés pareil. Les sièges ne s'alignaient pas latéralement mais se trouvaient disposés en rangs serrés comme dans un avion avec une mince allée, dans le but de caser le plus de Soldats possibles.

Parvenue dans le recoin consacré au stockage de matériel et à une petite partie vestiaire, je fondis droit sur le panneau de contrôle intégré au mur. Allan m'interrogea d'un haussement de sourcil.

- La carte GPS, dis-je laconiquement.

Mon ancien mentor opina du chef et je me mis à pianoter sur le clavier virtuel. Je devais effacer la dernière sauvegarde du programme et modifier les données, sans quoi n'importe qui pourrait se rende compte que les véhicules ennemis étaient toujours sur place alors que j'étais censée les avoir détruits. Je terminai rapidement et dans le silence le plus complet. Je n'étais pas une professionnelle de l'informatique, et j'avais certainement laissé des traces, mais étant donné mon statut, j'espérais que nul ne creuserait plus loin et ne vérifierait la sauvegarde.

Puis, je me laissai tomber sur le banc au milieu du vestiaire et me massai les tempes. En face de moi, les deux seules cabines de douches qu'aucun rideau ne séparait du reste de l'habitacle renvoyaient la lumière jaune des néons. Allan ouvrit alors un casier et pressa une touche dissimulée dans ma poche. Je souris intérieurement : un générateur de bruit blanc qui empêchait notre conversation d'être enregistrée. Nous étions tranquilles.

- Explique-moi, m'encouragea Allan en s'adossant au casier, les bras croisés sur le torse.

Par où commencer ? Par le début, sans doute, et par ce qui m'avait poussée à sortir de mon hibernation pour agir.

Je me penchai en avait pour caler mes coudes sur mes genoux avant de lâcher :

- Amanda est enceinte. Je ne sais pas pourquoi c'est arrivé, je ne sais pas comment, mais c'est comme ça.

Les yeux clairs du GEN luisirent d'un éclat surpris. Lui non plus n'avais jamais entendu parler d'une chose pareille.

- J'ai fait une promesse à Tribal, ajoutai-je. Je lui ai dit que je veillerais sur elle et sur le petit. Je n'avais pas le droit de me dérober alors qu'il agonisait devant moi. Et c'était mon ami.

- C'est pour ça que tu as contacté Niels ? comprit Allan.

- Oui. Je ne sais pas si c'était la bonne solution, mais c'est la seule que j'ai trouvée. Pour l'instant, Amanda réussit à dissimuler son état mais ça ne durera pas. Il faut la mettre à l'abri.

- Je vois. Niels a donc accepté ? Sans contrepartie ?

Je laissai échapper un ricanement ironique et un brin amer. Cela aurait été trop beau. Je me redressai et allai me camper devant Allan.

- Non, bien sûr, le détrompai-je. Il fera sortir Amanda de l'Institut, mais en échange je lui fournirai des informations, et à plus long terme, je devrai passer dans le camp adverse. C'était à prévoir, de toute façon.

- Niels te veut depuis qu'il sait que tu existes, confirma le GEN brun. C'était l'occasion pour lui.

Oui, à n'en pas douter. Il s'agissait là du plan du chef des Revenants depuis le début. Il avait dû sauter de joie en apprenant que je voulais entrer en contact avec lui. Récupérer l'Ange Noir, quelle aubaine !

- Il m'a envoyé un agent, sur le toit, et j'ai exigé de parler à Niels en personne.

- Tu as fait ce qu'il fallait.

- Mais je n'ai rien dit à Samuel, et Amanda ne sait pas non plus très bien ce qui se passe. Elle a simplement accepté d'attendre avant de tenter quelque chose de son côté.

Je reculai d'un pas, guettant la réponse d'Allan. Je ne m'excusai pas de ne pas tout lui avoir dit, car je savais qu'il comprenait que la situation avait nécessité de la discrétion. Nous avions été séparés depuis plusieurs jours, et communiquer par message aurait été dangereux. Cela dit, je n'étais pas sûre que mon compagnon prenne les choses de la même manière...

- Amanda finira bien par être au courant, réfléchit tout haut le GEN, car si tu comptes la sortir de là, il faudra qu'elle coopère. Qu'est-ce que tu comptes faire pour Samuel ? Tu vas lui parler ?

- Je n'en sais rien, avouai-je en agitant la tête. Je ne sais même pas si je peux lui faire confiance et j'ignore ce qu'il pense vraiment de la communauté GEN, de la domination des Hommes, et tout le reste.

Allan haussa les épaules :

- Tu sais qu'il t'aime.

Pitié, pas ça ! Je levai les yeux au ciel, feignant l'horreur devant la tournure de la conversation.

- S'il te plaît, Allan, tu ne vas quand même pas me sortir tes grands discours sur l'amour qui guérit tous les mots et la nécessité de tout se dire dans un couple, parce qu'au final, l'un des deux pardonnera toujours l'autre ?

J'accompagnai ma tirade d'une telle grimace que mon ex-mentor ne put s'empêcher de sourire d'une oreille à l'autre, ce qui n'arrivait que très peu. Je sentis mes commissures de lèvres remonter à mon tour et nous échangeâmes un regard complice.

- Ce n'est pas ce que j'allais dire, affirma Allan en redevenant sérieux. Mais peut-être que ça l'aidera à comprendre. Je crois pouvoir t'assurer que Samuel ferait à peu près n'importe quoi pour toi.

- Justement, grommelai-je, c'est bien le problème !

Je me mis à faire les cent pas.

- Quelles sont ses convictions personnelles, dans tout ça, s'il n'agit qu'en fonction de moi ? Il a été capable de risquer sa vie, puis de taire ma petite cure de santé chez Niels quand Marc a manqué de me tuer, mais pourquoi ? Par esprit de rébellion ? Non, juste parce qu'il voulait que je vive. Ce que je veux dire, conclus-je, c'est que j'ai peur qu'il ne soit pas digne de confiance s'il n'a pas d'autre motivation que celle-là.

Je me rassis sur le banc en voyant Allan opiner du chef. Il décroisa les bras et s'assit à côté de moi, en silence.

- Quelles étaient les opinions de Marwa ? le relançai-je, tenace. Elle a été son mentor, l'a-t-elle entraîné pour aduler Marx ou pour penser par lui-même comme toi avec moi ?

- Marwa a toujours fait partie de ceux qui obéissaient pour qu'on leur fiche la paix, murmura prudemment Allan. Elle n'a jamais cru en la légitimité de nos actes. Mais si tu veux aller par-là, je ne valais pas mieux que ça avant de me décider à te prendre sous mon aile, Luna.

Il se tut et je le scrutai à la dérobée. C'était moi qui lui devait de ne pas être devenue l'animal de compagnie de Marx, et non l'inverse, pourtant une certaine reconnaissance transpirait dans ses paroles. Ne sachant pas quoi dire, je choisis de me taire.

- Fais attention à toi, Luna, reprit doucement le GEN. Mais ne recule pas. La partie entre les humains et nos semblables se corse un peu plus chaque jour, mais elle vaut la peine d'être jouée. Tu vaux la peine de la jouer.

- C'est le « mieux » dont tu m'avais parlé, ce premier soir à la pizzeria ? Ce pourquoi j'ai accepté d'être sage ?

- Oui. Tu mérites d'être libre. C'est peut-être le moment d'essayer.

Un nouveau silence suivit les mots solennels d'Allan et je passai un bras autour de sa taille. Lui aussi avait le droit à la liberté. Il ne le savait peut-être pas, mais je n'avais pas l'intention de le laisser en arrière

Dans la partie centrale du jet, N.I.A annonça que nous n'étions plus très loin des Laboratoires Bollart, mais je fis comme si je ne l'avais pas entendue. Je fis tourner la tête au GEN brun et plongeai mon regard dans le sien.

- Allan ?

- Oui ?

- Si je décidais de partir, là, tout de suite, et de m'enfuir loin de Marx, de Niels et de toute cette guerre de merde... Tu viendrais avec moi ?

Seules la lueur au fond de ses iris glacées et la pression de sa main sur la mienne me répondirent.


***


Pour ceux qui seraient en train de prendre un coup de chaud et de se dire que je n'étais qu'une grosse lâche, non, je n'avais pas l'intention de partir sur un coup de tête avec Allan. Mon humanité n'était plus qu'un souvenir, mais il me restait deux ou trois valeurs et des principes à respecter. Et de toute façon, un tel acte aurait mis en danger mon frère et mes parents, ce qui l'éliminait de la liste des possibilités.

Cela dit, je savais que je n'étais pas seule et cela me faisait du bien. C'était loin d'être terminé.

Le jet se posa donc au milieu de la cour des Laboratoires aux environs de midi, et j'en descendis comme prévu aux côtés de mon ancien mentor. Le docteur Malcolm, flanqué de Samuel et Pierre arrivés avant nous, vint à notre rencontre tandis que l'Armée Noire se déversait au sol et gagnait ses quartiers sur mes ordres.

- Commandante, me salua-t-elle formellement. Agent Vallet.

- Docteur, lui répondis-je sur le même ton.

- Le directeur est absolument ravi, commandante, et vous arrivez juste à temps pour assister aux dernières mutations. Venez avec moi.

La doctoresse rejeta en arrière sa longue chevelure et pivota immédiatement vers le bâtiment principal. Les vieux hangars encore hantés par les cadavres du passé sur lesquels j'étais tombée presque un an plus tôt n'étaient plus qu'un mauvais souvenir et un complexe scientifique s'étendait à présent ici, jouxtant le quartier général de l'Armée et son centre d'entraînement. Finalement, la chaleur du manoir de l'Institut me manquait...

Je passai devant Samuel sans relever son air contrarié et emboîtai le pas à Irina.

Nous pénétrâmes donc dans le vaste laboratoire équipé des robots dernier cri que j'avais déjà vu lors de ma précédente visite. Le docteur Malcolm donna tout un tas de détails enthousiastes sur son travail et l'équipe de médecins venue la rejoindre pour la seconder, mais j'écoutais à peine. La sensation d'être déconnectée de la réalité se renforça quand la GEN nous fit monter dans les étages et admirer la salle où se trouvaient parqués les enfants kidnappés dans la matinée.

Je les fixai, à travers le miroir sans tain, sans rien ressentir d'autre qu'un vide immense. Des gosses terrifiés, secoués de sanglots...

Irina acheva la visite par une grande pièce aux murs couverts d'écrans sur lesquels défilaient les images des différentes caméras placées dans les cellules des enfants en cours de mutation. Elle nous laissa le loisir de les regarder se tordre de douleur sur le sol, tout en précisant que le reste du groupe serait testé et mis à l'entraînement dès le lendemain matin. Pas de temps à perdre pour gonfler les rangs de l'Armée.

Une question me vint alors brutalement à l'esprit et je pivotai vers la doctoresse :

- Docteur Malcolm, il y avait des jumelles parmi les enfants. Elles ont reçu le sérum à l'école, où sont-elles ?

La GEN pinça sèchement les lèvres, apparemment furieuse que je lui demande une chose pareille devant les autres. Samuel réprima un sourire qui ne passa pas inaperçu. Au moins, il n'avait plus l'air de bouder.

- Je les ai placées dans une chambre, au dernier étage, consentit-elle à dire. Elles n'ont pas manifesté la moindre réaction à la transformation, j'en ai peur.

- Et vous ne savez pas ce qui provoque leur résistance ? insistai-je.

- Non, agent Deveille, grinça Irina. Mes collègues et moi-même allons étudier la question.

Je hochai la tête et m'apprêtai à sortir, en ayant assez vu – et surtout, assez entendu avec tous les gémissements ambiants – cependant la GEN me retint par le bras et jeta un regard prudent en direction d'Allan et de mes deux lieutenants.

- J'aurais besoin de vous dire un mot. En privé.

- Comme vous voulez, dis-je en haussant les épaules.

J'agitai la tête en signe d'ignorance lorsque mon ancien mentor m'interrogea d'un plissement de sourcils, et suivis le docteur Malcolm dans le couloir. Celui-ci, blanc et froid comme un hôpital, me donnait la chair de poule. La GEN rajusta de nouveau ses cheveux sur son épaule puis s'appuya contre un mur, enveloppée dans sa blouse.

- Je vous écoute, dis-je d'un ton aimable.

Je pensais qu'elle allait me passer une charge pour mon évocation des jumelles insensibles à son sérum prétendu parfait, mais il n'en fut rien.

- J'ai deux choses à vous dire, en fait, avoua Irina. La première concerne votre amie, Victoire Robilland.

Tiens donc, ça faisait longtemps ! Qu'est-ce qu'elle avait encore fait, celle-là ? Elle ne m'adressait plus la parole mais ne cessait jamais de me pourrir la vie. Et dire que nous avions été si proches !

- Son traitement est-il terminé ? m'enquis-je en dissimulant mon agacement.

- Pas encore, non, et je crains qu'il ne soit mis en attente pour le moment, soupira la doctoresse. Le métabolisme de Victoire a commencé à se dégrader très sérieusement à la suite de la dernière injection, et j'ai décidé de lui laisser le temps de se remettre. Elle est notre seul sujet pour ce programme, si elle en mourait, nous devrions tout reprendre à zéro.

Evidemment. Sa vie n'avait aucune valeur, on ne s'intéressait qu'aux résultats produits par le sérum à deuxième phase d'action. Un moyen de rendre les monstres encore plus monstrueux.

- Votre amie a donc été transférée à l'Institut à sa demande. Elle va reprendre l'entrainement et nous verrons plus tard pour de nouvelles injections.

- Très bien, commentai-je. Et la seconde chose dont vous vouliez me parler ?

Les pupilles d'Irina Malcolm s'assombrirent et elle piétina sur place avant de se lancer :

- J'ai des nouvelles de Richard Simon, agent Deveille, et j'ai bien peur qu'elles ne soient mauvaises.

J'eus toute les peines du monde à avoir l'air un tant soit peu ennuyée par son annonce et à ne pas montrer de signe de joie. Je n'aimais pas Rick, de toute manière. Pourquoi aurais-je du me morfondre de le savoir malade ?

- Oh, dis-je. Je pensais qu'il serait remis.

- Ce n'est pas le cas, malheureusement, et son état empire, agent Deveille. Mon confrère, le docteur Girond, a procédé à des analyses, et il semblerait que la cause du problème soit externe. Une molécule anormale a été trouvée dans l'organisme de Rick.

- C'est-à-dire ?

- Nous l'avons empoisonné, lâcha Irina.

Je laissai échapper la seule réponse intelligente qui me vint à l'esprit :

- Hein ?

- C'est regrettable, poursuivit la GEN sans se soucier de mon manque de répartie. Des traces de Rêve mêlé à du poison ont été retrouvées dans son sang. Il s'agit d'une substance en test dans nos laboratoires en ce moment même et dont nous ne connaissons pas les effets exacts, mais à l'évidence, elle ronge le cerveau de sa victime sans le tuer tout de suite.

- Docteur, je ne vous suis pas, me repris-je. Comment Rick a-t-il pu être mis en contact avec ce produit ?

- Je ne sais pas, agent Deveille. Une erreur, sans doute, dont le responsable sera retrouvé et puni. Toujours est-il que l'agent Simon n'est pas près de retrouver son poste, ce qui nous laisse un autre dilemme. Il nous faut un instructeur pour les recrues.

Je m'adossai à mon tour au mur. Cette histoire puait la merde à plein nez. Un GEN intoxiqué par inadvertance par un autre GEN ? Nous étions censés être plus intelligents que la moyenne, pas stupides à ce point-là ! C'était forcément intentionnel, mais les luttes de pouvoir et la soif de s'élever dans la hiérarchie GEN donnaient des idées à beaucoup d'entre nous. Quant à moi, j'allais surveiller plus sérieusement le contenu de mon assiette, à l'avenir... Juste au cas où.

- Je n'avais pas encore songé à cette question, répliquai-je en reprenant le fil de la conversation. Je ne sais pas qui pourrait remplacer Rick au pied levé. Il y a peu, j'aurais sans doute conseillé au directeur de nommer Stone en tant qu'instructeur, mais il a désormais pris le poste de chef de la sécurité.

- Réfléchissez-y, dans ce cas.

- En attendant, je pense que l'instructrice-chef Winner pourrait reprendre ses fonctions, suggérai-je en me rappelant de la femme qui avait débuté la formation de l'Armée avant que je ne lui dise que je reprenais le flambeau.

- Bonne idée, confirma le docteur Malcolm, l'air plus détendue. Merci, commandante.

Je saluai la GEN de la tête et pris congé car elle n'ajoutait rien. Marx allait me renvoyer sur le terrain expressément, et si je voulais profiter d'une douche et d'un vrai repas, j'avais intérêt à me magner le popotin.

Pourtant, je pris le temps de regarder Irina Malcolm partir en sens inverse, jusqu'à ce qu'elle s'engouffre dans une pièce. Alors, seulement, je m'en allai à mon tour. Cette femme n'était pas devenue proche de Marx pour rien. C'était un serpent, un prédateur venimeux auquel on ne tournait pas le dos. Sous peine de le payer cher.

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