Chapitre 32


Je n'évitai aucune des trois balles dont les détonations déchirèrent l'air, faisant hurler et battre en retraite les curieux venus assister à la prise d'otage de l'école. La femme qui tenait le portable tituba avant de se reprendre et écarta les cheveux de son visage, inspirant à fond pour redresser l'appareil et poursuivre son film.

Pour ma part, je restai aussi inébranlable qu'un roc alors que les projectiles mordaient ma chair au niveau de l'abdomen. La douleur fut vive mais de courte durée, et je savais d'ores et déjà que je n'étais pas blessée gravement. Ce genre de balles ne pouvait pas pénétrer bien loin dans mon organisme du fait de la densité de mes tissus. Tout juste une égratignure et j'avais connu bien pire que ça. Je poussai même le vice jusqu'à redresser les épaules et continuai de dévisager les forces de l'ordre à deux doigts de la panique totale, de l'autre côté du portail.

Je fis un pas en avant, ignorant le gendarme qui avait tiré et qui levai de nouveau son revolver, puis portai la main à mon zip. Je défis lentement la fermeture éclair de ma veste en cuir, la jetai à terre et me retrouvai en t-shirt, encore plus vulnérable.

Si ces personnes n'avaient pas compris ce qu'étaient les GEN, j'allais les éclairer.

- N'avancez pas ! s'étouffa le lieutenant Adam. Madame, levez les mains en l'air !

Je stoppai un bref instant. Me faire coller l'intégralité du chargeur de son collègue dans le bide ne rimerait pas à grand-chose, et j'avais suffisamment de matière pour les impressionner. Je soulevai donc mon haut, dénudant la peau de mon ventre jusqu'aux côtes.

Un frisson parcourut immédiatement l'assemblée, et quelques cris étouffés me parvinrent. Au-delà de mes plaies récentes dues à l'intervention inopinée du gendarme, cette partie de mon corps n'était pas très belle à voir. Mes cicatrices noires et creuses dues aux balles empoisonnées de Marc quelques mois plus tôt s'étalaient là, dégageant quelque chose de sombre et d'inquiétant. Pour ne rien arranger, les marbrures noires, comme une multitude de serpents rampant sous ma peau, les entouraient et offraient une vision à la limite du supportable.

Je passai mes doigts plus haut afin de recentrer l'attention des humains sur les blessures que je venais de recevoir : trois points d'entrée de projectiles qui ne saignaient déjà plus. J'avançai un peu alors que leurs yeux détaillaient la zone d'un air incrédule. La cicatrisation avait lieu, ressoudant seule les bords de mes plaies.

- Vous ne pouvez pas me tuer, lançai-je paisiblement. Vous ne pouvez pas me faire de mal.

- C'est impossible, entendis-je quelqu'un murmurer.

Je pris le temps de les regarder un à un, gendarmes et civils cloués sur place, et souris.

- Vous ne pouvez pas me tuer, répétai-je. Mais l'inverse n'est pas vrai.

Je me ramassai sur moi-même et bondis. En un clignement de paupières, je fus de l'autre côté du portail et plaquai sauvagement le tireur sur le capot de sa voiture. Il y eut deux craquements secs et brefs avant que je ne pivote sur mes talons pour sauter à nouveau dans la cour. Le lieutenant Adam avait à peine eu le temps de tourner la tête pour suivre ma première action.

Il y eut un gémissement de souffrance lorsque son collègue s'affaissa sur le sol, les deux bras brisés en dessous du coude. L'homme manqua de tourner de l'œil et une pellicule de sueur couvrit son front très rapidement. Mais hormis lui, tous demeuraient silencieux, sonnés. Je vis clairement à leurs expressions qu'ils se demandaient pourquoi ils étaient là, bêtement armés de pistolets qui ne pouvaient rien contre moi.

- C'est bon, c'est bon, haleta soudain Adam qui s'efforçait de prendre sur lui pour parler. Personne ne tire, on a des gosses à l'intérieur.

- En parlant d'eux, intervins-je, il serait temps de les inviter à nous rejoindre, non ? Sam, vous êtes prêts ?

Comme je n'avais pas désactivé la communication après être sortie, mon ami n'avait pas raté une miette de la situation. Il ne répondit pas, mais derrière moi, la porte d'entrée de l'école s'ouvrit, laissant passer en file indienne les enfants retenus.

Le malaise des secours augmenta et je leur tournai le dos. A ce stade, je ne craignais plus qu'ils m'attaquent encore : la présence des gamins les retiendrait. J'avalai ma salive, notant au passage que je ne sentais plus les trois impacts de balles dans mon ventre, et m'approchai des jeunes élèves.

- Vous quatre, venez ici, ordonnai-je.

Deux fillettes – des jumelles brunes et de petite taille pour leurs huit ans – et deux garçons dont le gros gamin au nez dégoulinant dont l'état ne s'était pas arrangé se détachèrent en tremblant du groupe. Je les guidai sans un mot plus en avant et les fis s'agenouiller à quelques pas du portail. Lorsque je dégainai mon arme, le lieutenant Adam passa de pâle à totalement blanc avec une touche de verdâtre. Son talkie-walkie émit une série de sifflements à sa ceinture mais il l'ignora. Il devait recevoir des directives de plus haut.

- Madame, protesta-t-il faiblement. Commandante Deveille, ne faites pas ça. Dites-nous ce que vous désirez, mais laissez ces enfants en dehors de ça.

Je ne lui accordai pas la moindre attention et ôtai le chargeur pour le remplacer par un autre contenant de petites capsules emplies de liquide : du sérum. Ensuite, seulement, j'enclenchai un canon à silencieux spécifique pour l'expulsion de ces projectiles.

- Ces enfants vont devenir des nôtres, lieutenant, lâchai-je en relevant la tête. C'est tout ce que je veux. Faites-vous une raison, ce n'est que le début d'une longue partie dans laquelle les humains ne seront que des pions. Les GEN ont leurs propres règles.

Je tendis le bras, plaquai l'extrémité du pistolet sur la nuque du gros garçon et appuyai sur la détente.

Je m'attendais à ce que les forces de l'ordre interviennent en me tirant dessus ou en tentant quelque chose, mais il n'en fut rien. Il y eut quelques cris et Adam s'étrangla presque en demandant à tous ses hommes de lâcher leurs armes.

Un bruit mat précédé d'un sifflement chuinta à la sortie de la capsule qui se ficha dans la peau de l'enfant. Je passai au suivant sans attendre, et bientôt, tous les quatre furent à genoux, une main sur leur cou pour en retirer l'objet. Mais il était trop tard et le produit s'était injecté.

Voyant que les élèves ne s'effondraient pas sur le sol, une balle dans la tête, les humains se calmèrent quelque peu et observèrent la scène avec des yeux exorbités. Il y avait de quoi, d'ailleurs, car cela ne fut pas beau à voir.

Tout se passa très vite, bien plus vite que cela n'avait été le cas pour moi, plus de trois années en arrière. Les plaques sur le corps, les démangeaisons, le sang coulant du nez, des oreilles, puis de la peau elle-même qui semblait fondre. Les gémissements, les craquements, les vomissements.

Des images s'imposèrent à moi pendant que je regardai les jeunes humains se tortiller sur les dalles de la cour, en proie à la douleur la plus intense qu'il ne leur serait jamais donné de connaître. Je revis la petite cellule, froide et blanche, sentis à nouveau la piqûre de la seringue et l'angoisse des secondes suivant l'injection.

Cette nuit-là, celle où j'étais passée de Luna l'humaine à Luna la GEN, je me la rappelais comme si c'était hier. C'était un peu étrange, car tout ce qui me venait de mon existence de lycéenne avec ma famille s'étiolait dans ma tête au point que je devais lutter pour conserver des brides floues de souvenirs. Ma conscience en mutation avait tout sauvegardé, gravé au fer rouge dans ma nouvelle mémoire. Si je me concentrais un peu, il m'était même possible d'éprouver encore le frisson de peur – la peur de mourir – qui m'avait alors saisie.

Je serrai le poing dans ma poche et la haine déferla en moi. Je n'oubliais pas à qui je devais d'avoir tout perdu pour devenir un monstre.

Je me repris cependant bien vite et constatai que la transformation de deux des enfants allait bon train. Les dalles ruisselaient de fluides corporels répugnants, mais leurs corps, eux, se reconstituaient déjà. Je croisai le regard de Samuel qui n'exprimait rien et le dévisageai sans pouvoir distinguer ne fut-ce qu'un brin de pitié. Que pensait-il vraiment de tout cela ? Comment Marwa l'avait-elle formé avant de disparaitre sans laisser de traces ? Je n'en savais rien. Et je ne pouvais pas être honnête avec lui.

Je me détournai d'un coup et m'intéressai aux jumelles avec un froncement de sourcils. Agenouillées côte-à-côte, elles transpiraient abondamment et haletaient, mais c'était tout. Pas de mutation en vue. Voilà qui allait frustrer Irina, quand elle apprendrait que deux gamines avaient résisté à son sérum... Je ne croyais pas que cela ait déjà eu lieu, d'ailleurs.

- N.I.A, appelai-je tout en tripotant mon portable fixé à ma combinaison, fais descendre le jet.

- Oui, commandante Deveille.

- On se prépare à dégager le terrain, ajoutai-je vivement à mon groupe. Rassemblez les enfants, et mettez les jumelles à part, histoire de les surveiller. On les confiera au docteur Malcolm.

Après quoi, je relevai de force le garçon brun qui avait perdu toutes ses rondeurs et le poussai vers le portail. Il tenait à peine sur ses jambes, mais on voyait déjà toutes les modifications subies par son organisme. Il était plus grand, plus beau, presque parfait. Et son nez ne coulait plus.

Au-dessus de nous, le speed-jet se mit à ronfler et à diminuer son altitude.

- Regardez-le, grondai-je à l'adresse de l'assistance humaine. Il est comme nous à présent. C'est un GEN. Ne cherchez pas à nous arrêter.

Scotché devant l'apparence du gamin, Adam ne pipa mot et ses collègues se gardèrent bien de faire quoi que ce fut. L'homme aux bras brisés respirait difficilement, et nul n'avait pensé à se servir des ambulanciers présents. Le choc les paralysait tous.

Le jet se posa avec fracas dans la cour et le plan incliné s'ouvrit immédiatement. Dans mon dos, Samuel commença à faire monter nos otages à l'intérieur et je m'écartai de la grille. L'opération touchait à sa fin.

- Transmettez notre message aux autres humains, conclus-je. Choisissez si vous préférez mourir ou vivre sous notre protection.

Enfin, je fis volte-face et traînai avec moi je gamin. Je regagnai le jet et le fis grimper à la suite des autres. Les gendarmes n'essayèrent même pas de franchir le périmètre de l'école.

- Luna ? m'interpella Samuel alors que je contemplai les gosses terrorisés sanglés sur leurs sièges et faisait asseoir le brun.

- Oui ?

- L'Armée Noire est sur le point d'arriver avec Allan, il vient de nous envoyer un message.

- Tu ne leur as pas dit de faire demi-tour ? On a terminé ici, et les humains ne se sont même pas rebellés. J'ai dit que je ne voulais pas de bain de sang inutile.

- On a un autre problème, grimaça mon compagnon.

- Véhicules en approche et armement lourd détecté, m'alarma N.I.A dont le radar ne se trompait jamais. Les portières sont marquées d'un poing.

Un poing. Je n'avais pas prêté plus d'attention à ce détail lors de ma visite à la Fourmilière, mais cela me revenait pourtant nettement. C'était l'emblème des Revenants. Niels avait décidé d'entrer en piste.

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